Chapitre 1

1

Si j’en crois mon expérience, tout amour est bon à prendre, sinon c’est que ce n’est pas de l’amour.
Reprendre la lecture

C’est déjà la cinquième fois que je repousse l’écriture de cette lettre. Je ne sais pas par où commencer. Par le début de l’histoire, me répète ma psychiatre, Dr Jeaulieu. Ça paraît simple, dit comme ça, bien sûr. Mais c’est quand, le début de l’enfer ?

Je me suis dit que le plus simple, finalement, c’était de le fixer arbitrairement. Mon histoire commence donc le jour de mes quatre ans. Maman et toi m’aviez offert un cahier de dessin et des nouveaux crayons de coloriage. J’étais extatique, bien sûr. Je me rappelle avoir dessiné toute l’après-midi. Je dessinais un grand Monsieur en chemise et en short, qui te représentait, Papa ; une femme aux longs cheveux bruns – ça, c’était Maman ; une petite fille en robe rouge, ça c’était moi. Pourquoi une robe rouge ? C’était la robe que tu préférais, tu me disais que j’étais savoureuse dedans. Pas mignonne, pas à croquer, pas même trognonne. Non, tu me disais que j’étais savoureuse. Je ne comprenais pas cet adjectif, mais dans ta bouche, ça semblait élogieux. Je t’ai entendu l’utiliser plus tard pour décrire une femme. Je ne le savais pas encore, mais c’était déjà ce que j’étais pour toi, une femme-enfant, une Lolita. Le lendemain, les abus ont commencé.

J’ai redécouvert ces dessins plus tard, quand j’étais en quatrième et que je subissais depuis déjà de nombreuses années ton regard, tes caresses, ton corps. Tu les avais cachés dans un tiroir, dans un meuble, dans la cave, loin de la vue de tous, tout comme ce que tu m’infligeais. Je les ai brûlés, ces dessins, comme un acte de révolte infantile et vain. Le résultat fut déplorable, bien sûr, mais ça, tu le sais. Tu m’as frappée le lendemain, pour la première fois au visage, la seule zone de mon corps qui avait été épargnée jusque-là. J’ai compris plus tard que c’était ce que tu préférais chez moi, sûrement parce que tout le monde disait que je te ressemblais. Tu n’as jamais aimé personne d’autre que toi-même, de toute façon. Souvent, quand on était dans la salle de bains tous les deux, que tu me touchais, que tu m’embrassais, je te voyais : tu te regardais dans le miroir. Tu ne t’en cachais même pas – ce n’était pas moi qui t’excitais, c’était de te voir, toi, agir.

La suite est malheureusement désolante de banalité. Adolescente en détresse, j’essayais par tous les moyens d’attirer l’attention. Anorexie, scarifications, échec scolaire, crises de panique. Ma souffrance manifeste t’excitait et redoublait l’intensité de tes pulsions. Enfin, ce que tu aimais, comme à ton habitude, c’était le reflet de ton image, de ta propre souffrance. Tu as osé me dire ça, un jour, que tu souffrais autant que moi. Il fallait oser quand même. Tes mots exacts, je m’en souviens encore : Tu sais, Laura, je suis une victime de mes désirs. Ne crois pas que je ne souffre pas, au contraire. Je me repens tous les jours de ce que je te fais subir. C’est le jour où j’ai réalisé que tu étais parfaitement conscient que tu me faisais du mal. Jusqu’alors, l’idée m’avait paru inconcevable. Ce jour-là, j’ai fait une tentative de suicide, la première d’une longue série.

Si j’ai eu du mal à trouver un point de départ à mon histoire, je sais en revanche très bien quand elle a fini. Le 14 septembre 2017. Un jour béni à deux égards. Tu es décédé, d’un cancer foudroyant. Ta tombe porte l’épitaphe suivante : « Père aimant, mari attentionné ». J’ai eu du mal à ne pas rire quand je suis allée à ton enterrement. Et ma fille est née. Vous avez cohabité pendant quelques heures, puisqu’elle est née plus tôt que tu n’es mort. Cette idée m’est difficilement supportable, j’ai eu l’impression que tu pouvais teinter sa pureté de ta noirceur. Mais il faut croire que le cancer t’avait trop sévèrement touché, tu n’as pas été en mesure de l’atteindre. En effet, ma fille ne me ressemble pas du tout, c’est-à-dire qu’elle ne te ressemble pas du tout. Rien ne pourrait me faire plus plaisir.

Je viens de relire ma lettre, et je vois que j’ai écrit « Mon histoire commence donc le jour de mes quatre ans ». Tu te rends compte ? Sans le vouloir (Dr Jeaulieu dirait certainement que c’est encore un mauvais coup de mon inconscient), j’ai fait un jeu de mot et j’ai écrit noir sur blanc que mon histoire, ma vie, mon existence, n’a commencé qu’à quatre ans. Ce serait drôle si ça n’était pas aussi triste. Je sais que c’est te donner un pouvoir immense sur ma vie, mais je n’arrive pas à me défaire de cette idée : je n’existais pas avant le traumatisme, je n’existais pas avant que notre petit secret – comme tu me susurrais à l’oreille quand j’étais plus jeune – ne débute. Tu m’as donné la vie deux fois en quelque sorte, la première fois lors de ma conception, la seconde fois lors de mon premier viol.

Mais ce n’est pas pour se remémorer des bons souvenirs de famille que je t’écris aujourd’hui. Au contraire. C’est pour te montrer que si mon existence a débuté par les traumatismes, elle leur survivra. Ma fille va avoir quatre ans demain. Elle a une jolie robe rouge, qui lui va à ravir. Je lui offrirai un cahier de dessin et des crayons de coloriage. Je ne sais pas ce qu’elle va décider de dessiner. Peut-être qu’elle refera les mêmes dessins que moi. Mais une chose est sûre, je n’aurais pas à les enfouir à la cave. Ils seront exposés fièrement dans ma chambre, au su et au vu de tous. Demain, je lui dirai que je l’aime, et quand viendra l’heure d’aller se coucher, j’irai la border et je lui raconterai une histoire. Le Petit Chaperon Rouge peut-être, mais la version des frères Grimm alors, pas celle de Perrault. Le méchant loup ne peut pas gagner à la fin, il est mort depuis quatre ans.

Tu sais, et c’est la dernière chose que je veux que tu saches, j’avais peur, en devenant Maman, de devenir un loup. Rien n’est plus simple, pourtant, que d’aimer ma fille, la seule chose que tu n’as jamais réussi à faire. Rien n’est aussi simple que de ne pas lui faire subir ce que tu m’as fait subir. C’est tellement simple que j’ignore comment tu as réussi à ne pas y parvenir.

La courtoisie voudrait que je clôture cette lettre par une formule de remerciement, de politesse ou de salutations. Tu imagines bien que je ne vais pas te remercier. Je n’ai aucune envie d’être polie. Il me reste donc à te saluer.

Adieu Papa, je penserai à toi quand ma fille soufflera ses bougies demain.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire