Créé le: 10.08.2025
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Les rues sombres
Les rues sombres
Paola, quarantenaire, vit dans les rues de Genève. Son métier : offrir son corps. Mais son rêve : devenir actrice. Une lettre d'un metteur en scène qu'elle espérait depuis ses 25 ans arrive chez son ancienne patronne avec quinze années de retard. Elle tente de rattraper le coche, en vain.
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CONCOURS « Comme au théâtre »
Les rues sombres
1
Abîmée, ravagée par la mort de son père, qu’elle aimait tant, Paola, fille unique de 16 ans, ignora sa mère, accro à l’alcool depuis toujours et incarcérée pour le meurtre de son mari.
Elle fut triste devant le rejet de sa tante de la garder, celle-ci étant avide de liberté et détestant les contraintes d’élever une adolescente. Paola dut se débrouiller seule. Une vie difficile. De multiples jobs tournèrent mal. Quelques années plus tard, un fol amour passionnel la quitta. Des nuits à dormir en prison. Ajouté à tout ça, le manque d’un père. Tout vacilla dans son esprit et pour éviter de tomber dans le gouffre de la démence, elle n’eut d’autre solution que de se construire dans la rue. Elle parvint à y survivre et s’endurcir. Sa silhouette exhibait avec délice ses courbes voluptueuses pour un tas d’hommes avides de plaisirs nocturnes.
Paola a toujours aimé jouer la comédie, inventer des histoires, et se créer un personnage médiatique au pouvoir qu’elle était loin d’avoir. La rudesse de la rue l’aida à forger une forte amitié avec Valon, un migrant albanais trentenaire et Keren, une adolescente gothique. Ils vivent du bon cœur de rares passants ou de nourriture que Paola va voler chez Manor. Elle est leur reine, leur cheffe. Celle qui ose. Celle qui n’a peur de rien. Celle qui les fait tant rire à jouer la grande actrice, alors qu’elle ne fait qu’arpenter les trottoirs, le soir venu.
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Valon passe son temps à chambrer Paola.
— T’arrête un chouia de te donner des airs de metteur en scène. T’es la reine ici, mais stop. Tu veux nous transformer en acteurs ? T’es devenue maboule ou quoi ?
— Et pourquoi pas ? Peut-être qu’on se fera remarquer un jour par un scénariste, un réalisateur…
— Tu cogites trop, ma jolie. On est crades, fauchés et ignares. Tu crois quoi ?
— Ecoute-moi mon gars. Lorsque j’avais une vingtaine d’années, je travaillais comme apprenti à Manor Genève. Un homme qui me fixait m’a proposé un poste de figurante pour une pièce de théâtre. J’ai refusé, car on me payait une misère. J’ai su bien plus tard que c’était Romain Barry.
— C’est qui ce mongole, ce bouffon ? interroge Valon.
— Valon, explique Keren, l’ado de 15 ans qui ne connaît d’autre couleur que le noir profond pour son maquillage grossier et ses vêtements. Romain Barry est un metteur en scène très stylé, beau gosse. Sa dernière œuvre était « Le joli fessier ».
— C’est bien ce que je pense, confirme Valon. C’est plutôt un pervers, avec un titre pareil. T’en as pas assez de ton mac ?
— T’es vache des fois, Valon, s’insurge Paola.
— Tu sais quoi, oublie tout. A nous trois, on va créer une pièce, la rassure Keren.
Valon se met à tousser pour tenter de réfréner un fou rire moqueur et rejoint une poubelle derrière laquelle il va alléger sa vessie, laissant les deux femmes émouvoir les passants, en agitant leur coupelle contenant quelques pièces « A vot’bon cœur, msieurs, dames ! »
3
Après son passage aux toilettes de Manor, son rituel matinal, Paola se retrouve face à Mylène, son ancienne directrice.
— Oh ! Mylène, ça me fait tellement plaisir de vous revoir.
— Et moi donc ! Allons prendre un café.
Les deux femmes rejoignent la terrasse du grand magasin.
— Alors Paola, que faites-vous dans la vie ?
— C’est-à-dire que… je végète un peu en ce moment, répond-elle ennuyée par cette question tant attendue.
— Ecoutez, j’ai reçu la semaine dernière, sur mon bureau, une lettre pour vous. Datée de 2010, j’ai compris qu’elle s’était perdue. Quinze ans de retard, c’est fou ? Il y avait bien un nom R. Barry au dos de l’enveloppe, aucune autre indication. J’ai recherché votre adresse pour faire suivre, en vain. J’étais vraiment ennuyée.
Paola devient aussi pâle qu’un drap d’hôpital. Elle avait toujours espéré un courrier venant de lui, même si elle n’avait aucune idée de son contenu.
Deux joints plus tard, entourée de ses amis, elle lit la lettre récupérée dans le bureau de Mylène.
Chère Madame,
Devant votre refus catégorique de la veille d’accepter le rôle de figurante dans ma dernière pièce de théâtre, je me permets d’insister. Vous êtes faites pour ce rôle et pour bien d’autres encore. Ce premier rôle vous lancera dans une carrière d’actrice reconnue, j’ai le nez pour ça, croyez-moi. Contactez-moi, au 06…
Romain Barry
4
Paola tremble de colère, de tristesse, de rancœur, de désespoir.
— Ecoute Paola, t’as le seum, c’est normal. Mais il ne t’aidera pas à foncer dans la vie. Tu aurais pu être une grande actrice, et peut-être que tu le deviendras, ici, sur cette scène de rue. On va créer ta pièce en attendant de se faire remarquer. Allez, au boulot !
— D’acc, mais il est tard je dois retrouver mon trottoir et mes clients. On commencera demain. Virez les couvertures sales et tout le bazar parterre. Rendez propre notre future estrade de théâtre.
— Tu t’en bats les c… de ton Julio. S’il apparaît pour gueuler, on lui coupe les siennes et basta, clame Valon qui déteste ce mac abject.
— OK. Donc je vois d’ici les scènes. Toi, Valon, le migrant, tu seras flic. Et toi Keren, l’ado brimée à l’éducation rigide, tu seras moi, aujourd’hui. Et moi, qui ai connu la prison dans mes jeunes années, je serais une juge. Dommage que l’on n’ait pas de costumes pour se fondre totalement dans nos nouveaux rôles.
— Tu l’appelleras comment ta pièce, t’as une idée ?
— Les rues sombres.
— Pas mal !!! s’exclament en chœur Valon et Keren.
— Imaginez un rideau rouge qui s’ouvre et le décor apparaît. Cette poubelle couchée serait une chaise de tribunal avec moi derrière dans ma longue robe noire de juge. A gauche, ce carton servirait de bureau de commissariat de police pour toi Valon. Attrape la bouteille vide par terre, elle sera ta matraque. Bien sûr Keren, tu t’adosseras au réverbère pour accoster les hommes. Vas-y, relève à fond ta jupe, remonte ton tee-shirt et prends la pose.
— J’adore ta mise en scène, meuf, t’es trop calée, hein Valon ?
— Et le flic serait en face de la pute ? Et regarderait son manège ? C’est zarbi, non ?
— T’es con ou quoi ? Chacun de nous sera à des endroits différents, moi au tribunal, toi au commissariat et Keren dans la rue.
5
Les trois compagnons, ravis, s’engagèrent dans leurs rôles respectifs sans grande conviction de succès.
— Je suis policier, déclare Valon, avec assurance ; je mène l’enquête pour retrouver ce Barry. Il doit avoir quoi ? 60 balais.
— Et moi, demande Keren, je fais quoi ? J’attends quoi adossée à mon lampadaire ?
— Ben, ma belle, tu joues ton rôle. De toute façon, Valon te surveille.
— Et si un gros bof veut me sauter, en vrai, je fais quoi ?
— Soit tu le fais sauter, soit Valon l’esquinte avec sa bouteille matraque. Moi je vous laisse et je reviens.
Une lueur s’était allumée dans l’esprit de Paola. Elle devait revoir Sylvie, son ancienne et jolie collègue.
Une fois son rituel effectué dans les toilettes de Manor, Paola monte au 4è. Un sourire jusqu’aux oreilles l’illumine quand apparaît Sylvie qui la reconnaît aussitôt. Gênée, Paola entre dans le vif du sujet.
— Sylvie, tu te souviens de ce type Romain Barry. J’avais refusé son travail payé une misère et il s’était alors tourné vers toi.
— Ce salaud à la barbichette et les cheveux bouclés, style Pierre Perret ?
— Oui, c’est ça ! Tu sais où il crèche ?
— Oui, malheureusement.
— T’as eu une embrouille ?
— Il m’a fait miroiter un tas de rôles pour moi. J’y croyais tellement pas que j’ai consulté le tarot sur moi…
— Et ?
— Ben, je suis archinulle au tarot. Mon tirage me disait de ne pas hésiter. J’ai couru, attirée par lui tel un prisonnier par le soleil. Mais, j’ai réussi à lui mettre un coup de pied bien placé avant qu’il ait eu le temps de me violer… Fuis-le Paola. C’est un grand malade.
6
Paola, la battante, hésite à retrouver Romain Barry. Elle fixe l’adresse écrite sur un post-it laissé par Sylvie et décide d’y aller à pied avec Keren et Valon. En passant devant un étal d’épicier, Valon attrape une pomme et l’engloutit en moins de temps qu’il faut pour le dire. Keren opte pour une pêche. Paola les regarde faire en souriant. C’est si facile de manger à l’œil.
Arrivés devant le pavillon du metteur en scène, ils se heurtent à une grille en fer forgé gigantesque. Valon appuie sur le bouton de l’interphone.
« Qui est là ? »
— Commissaire Valon. Nous voulons voir Mr Barry. Madame la juge et sa suppléante Keren m’accompagnent.
Keren et Valon pouffent de rire à entendre leur nouveau statut, la main sur la bouche alors que Paola leur donne des tapes pour faire silence et leur murmure vous êtes complètement barjos !
« Entrez » ordonne l’interphone.
Une femme, brune, cheveux courts, coupe au carré, leur ouvre.
Paola la reconnaît aussitôt, détale tel un lapin au moindre coup de fusil et disparaît.
7
Paola sanglote en courant à perdre haleine. Jusqu’à l’éclosion d’un point de côté qui la stoppe. Elle s’accroupit, pratique légères expirations et inspirations. Sa respiration reprend en même temps que son rythme cardiaque.
Que fait-elle avec Romain ? Margot a-t-elle intentionnellement retardé l’envoi de sa lettre pour me torturer ? Une manipulatrice aussi perverse que son mec ! Je les hais !
Derrière la gare Cornavin, elle ne voit plus Keren ni Valon. Ils ont dû être délogés par les flics. Elle se sent seule, elle a peur. Elle parcourt tous les coins des quartiers où ils ont déjà élu domicile.
C’est vers la grande poste de la rue du Mont-Blanc, qu’elle les repère de loin. Ils sont assis sur le trottoir près du parcomètre, de chaque côté de cette femme qu’elle hait. Cette femme qui aurait pu la sauver de cette vie de débauchée. Paola fait demi-tour. Keren la rattrape.
— T’arrête tes conneries, maintenant, OK ?
— Fous-moi la paix ; vous êtes des traîtres !
— De quoi tu parles ? Ta tante nous a tout expliqué… Et regrette encore de t’avoir délaissée après le drame survenu chez toi. Elle a tout fait pour que Romain te contacte. Elle le connaissait bien. Et la lettre arrivée trop tard a tout fait capoter, ma belle. Elle n’y est pour rien. Tu t’es monté le ciboulot. Elle t’aime.
Elle n’a pas fini sa phrase que Margot s’impose et s’assoit près de sa nièce, sur le trottoir. Elle attrape de force la main de Paola que celle-ci tente de retirer. Elle lui répète les propos de Keren. Paola entre alors dans une ronde de pensées émouvantes.
J’ai dans mon esprit de 40 ans, un mélange de tristesse quand j’entends Margot me parler de ses regrets. Je pleure comme une gamine qui ne sait plus comment réagir. Le regard de ma tante me touche. Elle semble sincère lorsqu’elle dit avoir « nostalgiqué » des milliers de fois devant les photos de notre passé. Un élan impulsif m’a poussée à me serrer fort contre elle.
8
Paola a besoin de réfléchir, de n’avoir pour compagnie que Solitude et Silence. Elle fuit l’agitation urbaine pour des endroits boisés et verdoyants dont les alentours de Genève regorgent.
Elle reprend ses esprits et monte dans le bus 20 sans billet. Elle a pris l’habitude d’esquiver les contrôleurs. Arrêt « Bois gourmand » à Veyrier. Juste en face d’une immense forêt. Elle aime sentir cette odeur végétale, écouter les feuilles bruissant sous ses pas, redécouvrir la saveur des fraises. Puis, elle remarque un passage qui la projette devant chez Barry.
Paola croit au hasard risqué, audacieux, et sonne à l’interphone. La grille s’ouvre ; elle avance lentement.
9
Sur la terrasse, Paola reconnaît les cheveux frisés passés du noir de jais au gris cendré et la barbichette bien blanchie de Romain. Margot, Valon et Keren boivent tranquillement un café et accourent l’embrasser. Ils sont propres comme sous neufs, coiffés à la Marlon Brando pour lui, à la Mylène Farmer pour elle. Margot s’approche de sa nièce et lui murmure vous êtes mes invités le temps qu’il vous plaira. Paola ne peut s’empêcher de la remercier d’un sourire sardonique qui signifie il était temps, ma chère tante !
Romain et Paola s’éloignent à l’autre bout du jardin.
— Donc, tu voudrais devenir actrice ?
— Oui, je veux y croire. Je vis dans la rue et votre lettre arrivée quinze ans plus tard a détruit cette possibilité. Mais je m’accroche…
— Oh ma jolie, garde bien en tête que tu en es encore loin d’y parvenir. Un petit rôle exige des années de travail acharné.
On galère du début à la fin. J’en ai fait pleurer des femmes, et même des hommes, sur les tournages de films ou de pièces théâtrales. N’est pas acteur qui le souhaite. Quand tu travaillais chez Manor, j’avais dans l’idée d’un super personnage pour toi, qui t’aurait collé à merveille, mais aujourd’hui, à ton âge…
— Je vois…
Les joues de Paola rosissent de vexation. Ses jambes tremblent qu’elle tente de bloquer en plaquant ses mains contre ses cuisses.
Je le déteste. Il m’enlève même l’envie de rêver.
Le lendemain matin, l’aube aperçoit Paola quitter la villa. Son esprit saturé d’humiliation refuse désormais tout contact avec ce goujat. Brut de décoffrage. Rugueux. Ignoble.
10
Dix ans se sont écoulés. Paola s’est refusé de contacter ses amis et sa tante. Elle est bien passée une première fois devant la grille pour apercevoir de loin Romain Barry et Margot enlacés sur un transat. La seconde fois, elle a vu Keren devenue une jolie jeune femme vêtue enfin de couleurs vives et riant avec Valon habillé tel un gentleman.
Keren et Valon lui manquaient, mais elle était heureuse de constater qu’ils avaient pu en finir avec leur vie de débauche. Elle ne pourrait jamais les oublier ; ils avaient toujours été là pour elle. Son cœur garderait à jamais une grande place pour eux et leurs souvenirs communs.
Adossée au mur du petit hôtel mal famé qui l’héberge, en attendant qu’un client vienne la cueillir, et que Julio passe empocher son bien, Paola aime fixer le panneau dont la publicité animée change toutes les semaines.
Ce mardi-là, un homme préposé au collage, plaque l’affiche publicitaire concernant la sortie le 19 octobre 2025 d’une nouvelle pièce de théâtre écrite par Margot Porla « Les rues sombres »
Acteurs Keren Douty et Valon Albone
Metteur en scène Romain Barry
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