Créé le: 23.05.2024
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Les pays enchanteurs

Nouvelle

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© 2024 Mawi

Quand une balade à vélo vous ramène dans un passé imprégné de couleurs, c'est votre présent qui reprend vie.
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Kilomètre cent cinq, alors que j’engage mon pédalier au premier croisement du village, mon regard est attiré par une vieille maison jaune aux bardeaux défraichis. Un flash me ramène vingt ans en arrière. Adolescente, mon chevalet sous le bras et mon sac sur le dos, je parcourais les sentiers à la recherche de mes futures œuvres. Cette maison jaune, je l’ai déjà vue. J’en suis sûre. Un souvenir nébuleux et clair à la fois. Il faisait chaud, je pédalais depuis déjà deux heures et commençais à désespérer lorsque je l’aperçu au loin. Jaune avec de vieux bardeaux, identique à celle qui me fait maintenant face. Une chambre était visible de l’extérieur et je fis signe au vieil homme courbé derrière la fenêtre. Piquée par la curiosité, je n’attendis pas sa venue et me retrouvai au fond du petit jardin devant une sculpture monumentale faite de chapeaux fantaisie. L’homme me fit sursauter alors que je m’imaginais déjà croquer cette merveille. « Allô, que veux-tu petite? Je n’ai pas un sous alors si c’est pour me vendre quelque chose, tu peux faire demi-tour. » J’entendais sa voix rauque en écho alors que mes yeux continuaient de fixer ce trésor. Revenant à moi-même et me tournant vers lui, je répondis : « Votre œuvre est fascinante… mais euh…, j’ai vu votre maison au loin et j’ai eu envie de la dessiner, seriez-vous d’accord? ». Il me regarda attentivement, comme si ma présence ne lui était pas étrangère. À mon tour, je le regardai sans un mot. Ses cheveux blancs mi-longs et touffus surplombaient son visage buriné par les années. Il portait un chandail bleu, un pantalon orange et tenait dans sa main droite un livre intitulé : « Le nihilisme, petit traité d’une vérité contemporaine ». En moins de 5 minutes, je devins fascinée par ce personnage intrigant. Je l’imaginais peintre, écrivain, sculpteur et jardinier à ses heures perdues. Faisant de son imaginaire un pays enchanteur. « Veux-tu la peinturer ? » demanda-t-il, m’extirpant de la rêverie. « Je ne veux pas la peinturer, juste la dessiner ». « Tu es bien peu ambitieuse petite! » Me sentant attaquée, je lui lançai un regard noir. Il continua : « Tu sais, puisque rien n’existe vraiment en ce bas monde, pourquoi ne pas créer l’impossible? ». Et il me pointa du doigt des dizaines de pots de peinture gisants sous son balcon. Il y en avait de toutes les couleurs. Et je compris. Il me proposait de peindre sur sa vieille maison, de créer mon œuvre à même ses vieux bardeaux. De leur donner une nouvelle vie, de les faire danser sous mon pinceau. Je laissai tomber ma bicyclette de joie.

Les larmes me montent aux yeux alors que ce souvenir envahit mes tripes. Je reste là, pensive, face à cette maison. Créer l’impossible… Quand ai-je capitulé ? Je me sens soudainement loin de moi, loin de cette joie, de cette innocence salutaire. Des larmes chaudes coulent maintenant sur mes joues et brouillent la perception que j’ai de mon environnement. La façade de la maison devient alors mouvante et j’entrevois furtivement une immense forêt brassée par le vent. J’entends le souffle dans les branches et vois les couleurs flamboyantes des feuilles prêtes à mourir. Je me laisse porter par la volupté de cette apparition et je souris, le visage encore salé des larmes récentes.

« Mademoiselle!… Mademoiselle! » Je sursaute en laissant échapper ma carte des vélo-routes du Québec. « Tout va bien? » me demande un vieux monsieur apparu du sous-bois. Il porte un étrange chapeau de plastique transparent, orné de plumes multicolores, et supporte au bout d’un vieux bâton de bois un petit baluchon au tissu rouge éclatant. « Oui, merci, cette maison me rappelle juste de beaux souvenirs ».  » Et ce sont ces beaux souvenirs qui vous font pleurer? » Je sens alors une douce chaleur parcourir ma poitrine comme si une main affectueuse se posait dessus. « La vie me saisit à nouveau » répondis-je sans rien ajouter. Son visage s’illumine alors et je vois dans sa pupille la flamme vibrante des pays enchanteurs.

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