Créé le: 23.11.2013
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Les égarées
L’Irlande est si belle en automne. Aidan est pris au piège de cette beauté (nouvelle en lien avec les romans gothiques anglais. Un essai, juste un essai)
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La première fois qu’il les avait vu, c’était en rentrant du travail. De grandes créatures solides, au poil luisant, qui mastiquaient d’un air impavide l’herbe qu’elles foulaient. Il avait été impressionné par le calme que dégageait ce premier aperçu, extrêmement rustique, mais tout autant respectable. Elles ne lui renvoyèrent qu’un regard vide, dénué de tout intérêt pour son espèce. Ce n’était que des vaches après tout.
Il retira le sachet de sa tasse, songeant à sa misérable existence, dénuée de tout frisson. Il n’avait personne qui put valoir le titre « d’ami » ; tout ce qui se rapprochait de ce terme, il n’avait pas honte de l’avouer, était ces vaches dépourvues de toute compréhension, et mortellement silencieuses. Sa conception de l’amitié devait se restreindre à la recherche d’un trou d’égocentrisme oú vider ses pensées les plus anodines. Le regard amorphe des grandes créatures se rapprochaient le plus de ce qu’il attendait de l’existence.
Il repoussa tranquillement sa tasse, pour prendre le « Irish Daily Star ». Recrudescence des grands prédateurs dans les landes, un campeur avait été retrouvé dans un état déplorable, les autorités allaient lancer des patrouilles pour prendre en chasse les éventuels loups ou ours qui devaient rôder, affamés ; tant que l’on n’aurait pas impitoyablement détruit tout danger, elles recommandaient aux aventureux de ne pas tenter une promenade dans les landes. Au temps pour lui, songea Aidan, en se disant que même si des loups se baladaient dans ces montagnes, ça ne l’empêcherait pas de s’y rendre. Il aimait trop cette période de l’Automne pour s’en empêcher. Et ce n’était pas lui que les gens allaient pleurer, si jamais il lui arrivait quelque chose. Repoussant le journal d’une main distraite, il ramassa le dossier des moissonneuses batteuses de la saison précédente et entreprit de se
concentrer sur les réclamations.
En sortant du travail, il passa de nouveau devant l’enclot. Les animaux impavides étaient toujours là, et il se surprit à envier leur imbécillité. Il pouvait à tout instant sauter par dessus la clôture, enfourcher la plus solide et la pousser à rentrer dans la forêt. Là bas, il savait qu’il pourrait vivre quelques temps des champignons blancs qui poussaient sous les fougères jaunies, et tirer sur les lourds pis pour recevoir un lait tiède et crémeux. Aidan sourit, enchanté par ce projet puéril. Comme si c’était facile que ça, de s’enfuir. Une pression sur ses jambes le força à baisser les yeux ; un chat noir s’était approché en catimini pour se frotter langoureusement contre ses mollets. Aidan se pencha pour caresser l’animal, qui raidit la queue de contentement. Impulsivement, l’homme se dit que rien ne l’empêcherait de le ramener chez lui, s’il le désirait :
« Ça te plairait de t’appeler Luce ? » chuchota-t-il à l’animal
Aidan passa doucement ses mains sous son ventre et le souleva. C’était une jolie petite chatte dépenaillée, qui portait un delta blanc à l’envers sur le front, il ne l’avait pas remarqué avant :
« Luce. » murmura-t-il, et l’animal poussa un miaulement de contentement
Quand Aidan ramena la chatte chez lui, cette dernière fila directement se blottir dans le creux du canapé le plus confortable. L’homme haussa les épaules et alluma la télévision. Il s’installa dans le fauteuil restant, prêt à passer la soirée devant « Love and Hate », le dernier sitcom imbécile proposé par RTÉ. Il s’endormit presque aussitôt, avachi entre les bras du fauteuil.
Une femme se glissa dans son dos pour caresser son torse et défaire sa chemise, évasive et pourtant
étrangement présente. Il n’osa pas se redresser pour apercevoir son visage. Elle miaula quelques mots tendres à son oreille, ses longs cheveux retombant en cascade sur la nuque d’Aidan. Le salon était plongé dans l’obscurité et il n’avait que difficilement conscience de la présence de la femme derrière lui, mais cette conscience suffisait à l’emplir de confusion.
Un éclair brutal illumina la pièce, réveillant l’homme. Soudain honteux de s’être laissé surprendre par le sommeil, il tourna brutalement la tête vers le canapé oú devait reposer Luce, mais les coussins étaient vides et semblaient froids depuis quelques heures, déjà. Une femme banale au sourire éblouissant continuait de présenter les nouveautés d’Ikea, à la télévision. Aidan la coupa en pleine diatribe et monta se coucher, confus et étrangement humilié. Il n’avait pas l’impression d’avoir eu affaire à un rêve érotique, ces derniers étant déjà suffisamment rares, mais celui qu’il venait de traverser lui laissait la bouche pâteuse et l’esprit déboussolé plutôt qu’excité. Le tonnerre reprit de plus belle, battant les fenêtre d’une pluie violente et sûrement glaciale, ce qui ajoutait à son malaise. Habituellement, il appréciait les averses. Mais à cet instant précis, l’orage avait quelque chose de fascinant et de sacré. Le genre de sacré que l’on ne peut pas se permettre de ne pas respecter, par peur d’être foudroyé à l’instant, impliquant une angoisse immédiate et apeurée devant ses miracles. Aidan referma prudemment la porte de sa chambre et tourna la clé dans la serrure.
Il se réveilla tard, abruti par l’orage qui l’avait plongé dans un sommeil brumeux. Il entendit un miaulement étouffé à l’étage et trouva Luce en train de tourner devant le frigo :
« Ah, tu as eu peur de l’orage, hier soir ? »
Il se sentait stupide de parler à un chat, mais la sensation de présence que lui apportait l’animal restait réconfortante. Il lui sortit un soucoupe, dans laquelle il versa du lait, à défaut d’avoir de la nourriture convenable. Il retournerait à la ferme pour en racheter, songea-t-il en mettant la bouteille vide de côté.
Aidan referma soigneusement la porte en sortant. Il avait pris de quoi faire une petite balade et enfoncé sur ses oreille son bonnet le plus chaud. Lorsqu’il repassa devant ses vaches, il s’aperçut que l’une d’elle s’était agréablement arrondie. « Comme fécondée par l’orage. » pensa-t-il en gloussant. Ses errances à la fac d’histoire lui avait appris que les prêtres du Dieu à tête de taureau, Apis, croyaient que la génisse qui donnerait naissance à l’incarnation physique de la divinité se ferait féconder par un orage. Ces naissances étaient bénites dans l’Égypte antique. Mais dans les faits, c’était absurde. Aidan s’appuya contre la clôture, en attendant que les lourdes vaches le remarquent et s’approchent de lui. Non loin de lui, un corbeau perché sur un monceau d’herbe tirait de la terre un ver. Un coup de vent éparpilla brutalement des feuilles orangées. Aidan appréciait ce silence terrestre.
Il finit par se décoller de la barrière, fouillant dans ses poches pour y trouver une cigarette. Il en planta une entre ses lèvres et traîna des pieds le long de la route, le regard levé vers les arbres tordus qui tendaient vers lui leurs branches minces et entrecroisées. À chaque fois qu’il passait devant ces arbres, il se sentait pétri d’admiration à leur égard ; c’était un sentiment qu’il ne forçait même pas. Il ne pouvait qu’imaginer comment des druides antédiluviens avaient pu se glisser entre leurs troncs épais, une serpe à la main, une moue sage plaquée sur leurs lèvres de marbre.
Aidan secoua doucement la tête, avant d’écarter une branche pour retrouver la route. La ferme des Dowel se dressait un peu plus loin. Peu de personnes s’y rendaient pour acheter des produits frais, mais il savait que les fermiers l’accueilleraient avec leur chaleur coutumière :
« Tiens, vous voilà. » Mrs Dowel lui adressa un gentil sourire, tandis qu’il poussait la lourde porte de bois
« J’aimerais un litre de lait et quelques oeufs. » marmonna-t-il, avant que son regard ne capte l’étrange éclat laiteux d’une jarre posée sur la table
Il se pencha au dessus et haussa les sourcils en remarquant la couleur du lait. Il était d’un rose tenace, surnaturel :
« J’aimerais prendre ce lait-là, en fait. Pourquoi est-il aussi rose ? »
Mrs Dowel posa la boule de pain qu’elle était en train de pétrir et son regard suivit celui d’Aidan :
«Aucune idée. Il est sorti des pis de cette couleur-là. Mais ce n’est pas la première fois et il ne fait pas plus de mal qu’un autre. Certains clients ont tout de même remarqué qu’il avait des vertus aphrodisiaques, enfin, rien de sûr, mais Mr Dowel pourrait vous le confirmer s’il n’était pas parti aussi tôt, ce matin. »
Rendu curieux par la couleur anormal du lait, Aidan tendit l’argent à la femme et attendit qu’elle empaquette ses achats. Il gloussa de nouveau en se disant qu’il n’avait certainement pas besoin d’aphrodisiaque, mais la teinte rosâtre du liquide qui roulait dans la bouteille avait éveillé son intérêt et méritait probablement que l’on y goûte.
Il glissa son sac sous son bras et sortit de la ferme, affamé par ses achats. Il voyait d’ici l’oeuf au plat qu’il allait se préparer, avec une énorme tranche de pain aux céréales et du bacon grillé. Il décida néanmoins de goûter au lait sur le chemin qui le ramenait chez lui et déboucha la bouteille. Une odeur étrange, douceâtre, lui piqua le nez lorsqu’il la porta à ses lèvres. Il avait l’impression de boire un lait normal, et même exceptionnellement moelleux, tout en ayant une main en décomposition sous le nez. Il se demanda d’oú lui venait cette impression, en essuyant la moustache rose que la crème avait laissé sur sa lèvre inférieure. Tout en se faufilant entre les fougères desséchées qui bordaient le chemin, une chape oppressante lui écrasa les épaules, comme pour le prévenir que quelqu’un pouvait bien le suivre, caché derrière un arbre, ou même derrière un champignon. Aidan résista à la tentation de jeter un coup d’oeil par dessus son épaule en se traitant de parfait imbécile. Imaginer ça un soir de pleine lune, perdu en forêt, passe encore, mais par une matinée ensoleillée, sur un chemin totalement dégagé, c’était parfaitement absurde. Et qui pouvait bien avoir envie de le suivre, il était totalement paumé. Aidan finit par hausser les épaules pour les relaxer, balançant lestement ses bras d’avant en arrière, mais le sentiment qui l’oppressait ne se dissipait pas. Il commençait même à avoir l’impression que la forêt toute entière résonnait de cette intrusion qui le poursuivait ; le vent semblait être totalement tombé et un souffle lourd avait remplacé le bruissement des feuilles.
Aidan accéléra le pas, sans réussir à totalement se débarrasser de cette sensation d’étouffement qui étreignait ses poumons. Du coin de l’oeil, il s’aperçut que les branches d’un buisson qui poussait au ras du sol s’agitaient doucement alors que le reste de la forêt semblait s’être tû. Incapable de faire un pas de plus, il se figea sur place, les yeux exorbités.
Un chat sortit en miaulant de l’arbuste et la forêt parut exhaler un profond soupir :
« Luce ! » s’exclama Aidan, soudain ravi de reconnaître dans l’animal un allié incongru, mais la tension qui tordait son corps s’était déjà allégée, et il se baissa pour attraper la chatte au vol
« Comment t’es sortie ? Je pensais avoir bien fermé la porte, pourtant… Oú allais-tu ? »
Décidément, il était bien parti pour devenir un homme à chat. Il pressa l’animal entre ses bras et s’empressa de sortir de la forêt, sans jeter un coup d’oeil à l’enclot qui se dressait à sa gauche.
« Quel imbécile, tu te rends compte Luce, m’effrayer ainsi d’un rien, comme si tu étais un monstre tapi dans les branches basses d’un buisson. » Il éclata d’un rire nerveux, le menton bloqué dans la fourrure noire
La chatte ronronna, comme pour le rassurer, et il poussa d’un coup d’épaule sa porte après l’avoir maladroitement ouverte. Il posa ses courses dans la cuisine, avant de relâcher l’animal. Mais qu’est-ce qui l’avait donc pris, d’angoisser à ce point pour un silence qui n’était pas si anormal que ça ? Il se versa un verre de lait rose et le renifla de nouveau, mais l’odeur douceâtre semblait s’être dissipée. Cette fois-ci, ce fut son goût qui le surprit : il eut l’impression que du velours liquide lui coulait dans la gorge, incroyablement onctueux et capiteux. Il ne croyait pas à ces imbécilités, mais peut-être qu’il lui permettrait d’attirer l’attention de certaines femmes du bureau. Il ricana. Cette idée était ridicule. Il décida soudain de rechercher des informations sur Apis ; après tout, il avait encore tout son dimanche pour ce consacrer à ce dont il aurait envie. Il alluma son ordinateur, qui mit un bon moment à lancer les configurations avant de daigner se connecter. Bon, Apis, dieu taureau de la fertilité et de la force physique, son temple se trouvait à Memphis, autant dire bien loin de l’Irlande. Mais qu’importe, les récits emportaient l’imagination d’Aidan.
Tout à sa curiosité, il retrouva la page concernant Bast, la déesse à tête de chat. Luce vint de nouveau se frotter à ses jambes, quémandent une nouvelle portion de lait. Il passa distraitement la main sur son pelage noir :
« Tu vois, c’est la déesse qui t’était associée. Tu aurais pu être vénérée il y a…. oh. Très longtemps. »
Luce poussa un miaulement qui lui parut approbateur, et Aidan se leva pour aller lui verser encore un peu de lait, se faisant la remarque qu’un nouvel être dans son existence allait forcément impliquer des responsabilités.
C’est seulement en remarquant qu’il faisait déjà nuit que Aidan se rendit compte qu’il était épuisé. Il n’avait même pas faim et aspirait seulement à se laisser tomber sur son lit. Se logeant entre ses draps, il s’endormit presque aussitôt. Il eut immédiatement l’impression que la femme de la veille, gracile et silencieuse, était de retour. Il se redressa doucement, pour englober la pièce du regard. La femme était accroupie au pied de son lit, les mains jointes. Plissant les yeux, Aidan remarqua que ses longs doigts avaient la forme de griffes acérées, et que sa peau s’arrondissait légèrement pour devenir des pattes. Elle ne prit même pas la peine de relever la tête, probablement consciente que sa présence dominait la pièce entière et que Aidan devait avoir du mal à distinguer ses traits de l’obscurité. Était-elle séduisante ? Avec de grands yeux boudeurs ? Il s’empressa de se redresser, pour n’en avoir que plus l’impression de s’enfoncer dans son lit. Des yeux à la lueur creuse suivait tous ses mouvements depuis la fenêtre et il se sentit soudain oppressé par le même sentiment que l’avait poursuivi dans la forêt.
Le sentiment n’avait finalement rien de bien nouveau mais le trouver là, au creux du rêve, ne faisait qu’appuyer son aspect terrifiant et, l’espace d’un instant, Aidan sentit que ce qui avait décidé de le regarder pouvait bien avoir plus de matérialité que sa propre existence. Il n’avait pas eu besoin de les croiser pour savoir que les yeux spectrales qui devaient le fixer devaient aussi être étonnamment vieux. Étonnamment vieux et vides. Il se secoua, comme d’autres se pincent pour vérifier qu’ils ne rêvent pas, mais ne parvint qu’à éveiller une douleur lancinante dans sa tête. Pourtant, l’instant d’après, c’était déjà fini, il haletait dans son lit, en position fœtale, terrifié par ce qu’il venait de traverser. Il se tourna brutalement vers la fenêtre, pour ne se trouver que face à la nuit. Pas un seul regard ne venait trouer l’obscurité. Quant à la femme, et bien, elle avait tout bonnement disparu. Il se força à rire, mais sa voix sortit graveleuse, comme étouffée. Lui-même avait moins de consistance que ce qu’il venait de voir. Sa frustration le surprit. Il froissa nerveusement le draps entre ses doigts et se leva avec brutalité pour descendre à la cuisine. Au moment de tourner le robinet, il suspendit son geste, se rendant compte qu’il avait seulement envie de lait. En sortant la bouteille du frigo, il songea que sa mère lui aurait seulement assuré qu’il souffrait d’un manque de calcium, et d’assurance, et de courage. Aidan soupira, toujours mal à l’aise, et déboucha la bouteille. Cependant, le lait avait l’air d’avoir foncé et il se demanda si c’était sain de boire quelque chose qui était si éloigné de sa teinte habituelle. Mais en haussant les épaules il s’en servit un verre. Après ce cauchemar, une intoxication n’était pas la pire des choses qui pouvait lui tomber dessus.
Le lendemain matin, ce fut un mal de tête qui lui broyait minutieusement les cervicales qui le réveilla.
Il ignorait jusqu’à là que son crâne pouvait se révéler aussi étroit et tortueux. Luce vint lui dire bonjour en lui présentant ses fesses et Aidan la repoussa négligemment. Il se leva mollement, enfila ses vêtements et se prépara à sortir :
« Tu vas passer la journée toute seule, amuse toi bien, Luce. » murmura-t-il avant de fermer la porte
En arrivant au boulot, Aidan soupira. Encore une journée dans la paperasse et il allait exploser. Il allait sortir son dossier de réclamations le plus pressant quand Ava vint s’appuyer contre son bureau :
« Salut Aidan, ça te dirait qu’on aille déjeuner ensemble quelque part ? »
Il leva les yeux vers elle, se demandant à quand remontait la dernière fois qu’il avait adressé la parole à autre chose qu’à un chat, tiens donc. Ava n’était pas la plus jolie des filles de l’office, mais elle n’avait pas que des désagréments, et Aidan se demanda pourquoi elle avait choisi ce jour précis pour lui parler. Il étouffa un ricanement en se disant que son instinct féminin l’avait peut être averti qu’Aidan avait bu du lait rose. Ou alors elle devait arriver à la date limite à laquelle ses parents lui demanderaient de lui présenter un fiancé. Il se redressa légèrement pour vérifier si d’autres femmes étaient en vu et y gagna l’impression que certaines d’entre elles lui adressaient un discret sourire de connivence. Mais Ava toussota légèrement pour lui rappeler qu’elle attendait une réponse :
« Oh oui, bien sûr. Pourquoi pas. »
« Dans ce cas, à tout à l’heure. »
Elle s’éloigna en souriant, avenante. Aidan s’appuya contre sa main, curieux soudain de ce qui avait bien pu lui passer par la tête. Bah, il lui demanderait plus tard.
Lorsqu’Ava vint le chercher pour la pause déjeuner, il attrapa sa veste et sortit à sa suite :
« Et bien, si on faisait un peu connaissance ? Tu ne parles pas beaucoup en général. »
« C’est que je ne pense pas avoir grand chose à dire, tu sais. J’ai pas vraiment de passion, et je ne suis pas vraiment intéressant. »
« C’est bizarre de reconnaître ce genre de chose. » remarqua la jeune femme
Il lui tira une chaise de la cantine de la société et elle s’installa, posant sur ses genoux son sac à main :
« Mais je suis sûre que tu dois avoir des choses à raconter. » continua-t-elle
Aidan haussa les épaules :
« Je ne suis jamais allé plus loin que Cork ; j’ai suivi la fac là bas. »
Il n’avait que des banalités en tête. La dernière fois qu’une fille lui avait parlé devait justement remonter à l’université. Après ça, il avait rapidement trouvé du travail dans sa ville d’origine et cette histoire avait bien vite avorté. Alors que sa main remontait se loger dans le creux de son coude, il s’aperçut que des poils rugueux avaient poussé sur sa peau. Sans cesser d’écouter Ava, il baissa les yeux et tira légèrement sur les poils, qui ressemblaient plus à du crin qu’à quelque chose d’humain. C’était quoi, ça ?
« Aidan ? Quelque chose te tracasse ? »
Les yeux écarquillés, il redressa la tête, avant de cacher son avant bras sous sa manche :
« Rien ! »
Malgré l’insistance d’Ava à prendre un deuxième dessert, il s’empressa d’expédier le déjeuner en dix minutes et se leva avec brutalité, pour se ruer vers la salle de bain. Enfermé dans une cabine, il remonta impatiemment sa chemise et contempla le crin noir qui couvrait ses avant bras :
« C’est quoi ça, je me transforme en loup garou ? » bredouilla-t-il, hystérique
Il se balançait d’avant en arrière, incapable de détacher ses yeux de sa chair gâchée par l’épais poil qui la recouvrait. C’était impossible que cette saloperie ait poussé aussi vite, alors que hier encore il était parfaitement imberbe. Une angoisse glaciale sourdait en lui, aussi tenace que la panique qui l’avait accompagné lors de sa dernière balade en forêt. Il se voyait déjà à quatre pattes, hurlant avec les loups. Ah, c’était peut être ça, il se transformait en bête de cauchemar, du genre de celles qui avaient bouffé ces pauvres campeurs solitaires. Aidan éclata de rire, au bord des larmes :
« C’est vraiment n’importe quoi. Je suis en plein délire. »
Il tenta de se représenter une éventuelle transformation, mais pour ça encore aurait-il fallu rencontrer des loups, se faire mordre, et compagnie. Hors, tout ce qu’il avait fait d’un peu extraordinaire cette dernière semaine avait été de goûter à cet absurde lait rosâtre. Maintenant qu’il y faisait un peu attention, il se demandait pourquoi il ne l’avait pas refusé, quand son regard s’était posé sur la jarre. Non, il avait fallu qu’il y goûte, et voilà le résultat, il allait finir poilu comme… un taureau ? De plus en plus inquiet, Aidan tâta son front, comme si des excroissances pouvaient déjà s’y trouver. Allons bon, voilà qu’il avait l’impression de devenir fou. Ce n’était que des poils après tout. Du crin un peu rêche, plus animal qu’humain. L’homme soupira.
C’était peut être le contre coup de « l’aphrodisiaque » ; une femme l’abordait pour la première fois depuis longtemps et le contre coup était terrible, il devait devenir un gorille Pas de quoi s’inquiéter. Il n’aurait qu’à se raser.
Il remonta soigneusement sa chemise sur ses bras et sortit de la cabine, allant se poster devant la glace pour vérifier que rien n’était anormal dans son visage. Ava vint toquer timidement à la porte :
« Aidan ? Tu es parti un peu précipitamment, ça va ? Tu as besoin d’aide ? »
Il ne voyait soudain plus sa présence d’un œil aussi sympathique. Il daigna néanmoins sortir et esquisser un vague sourire :
« Rien du tout, ne t’inquiète pas. »
Dans un coin de sa tête, quelque chose s’acharnait à se fixer sur le lait. Il se promit de retourner à la ferme le soir même pour demander d’oú il provenait – au risque de passer pour un forcené. Il présenta élégamment son bras à la jeune femme, frissonnant quand sa main effleura son poignet :
« Est-ce que tu t’y connais un peu en égyptologie ? »
Ava haussa les épaules :
« Je préfère l’écriture. Mais j’aime bien, aussi, tout ce qui touche à la mythologie, la grecque en tout cas, et la celtique. » indiqua-t-elle
« Je te posais la question parce que je pensais à Apis. Tu savais que les génisses qui donnaient naissance aux incarnations physiques du Dieu étaient vénérées comme des déesses à part entière et enterrées dans des nécropoles spéciales ? Je suppose qu’une grande part des mystères célébrés durant l’Egypte Antique cachaient bien plus qu’on ne veut en juger aujourd’hui. »
« Oui, probablement, les animaux avaient une autre importance à cette époque-là. Imagine, s’ils étaient plus intelligents que maintenant ? Des vaches sacrées ou des chattes, ou des hippopotames doués de la parole, secret disparu des prêtres ? »
Aidan haussa un sourcil curieux. L’hypothèse était étrange, pour ne pas dire absurde, mais l’idée lui plaisait : des animaux qui dépasseraient de loin les égyptiens, parce que tributs des dieux, incarnations possédées par des pouvoirs surnaturels ? Il avait l’impression de comprendre pourquoi Ava aimait l’écriture, son imagination lui semblait décalée, à lui qui avait été toujours morne à l’excès :
« Mouais, pourquoi pas. »
Ava éclata d’un rire charmante et il la poussa doucement, avant de la lâcher :
« L’hypothèse vaut le coup, mais on ne saura sans doute jamais, hein ? »
Elle ne lui répondit pas, se contentant d’un sourire énigmatique avant de retourner à son bureau.
En rentrant, Aidan fit un crochet par la forêt, décidé à retourner directement à la ferme. Il était soudain inquiet à l’idée de retrouver son angoisse collée au tronc d’un arbre et à sa peau, comme une ombre immense qui menacerait de l’engloutir. Les arbres perdaient de leur charme mystique, pour ne devenir que de simples arbustes à l’allure inquiétante. Aidan se rendit soudain compte qu’il ne voulait pas être bloqué là quand la nuit tomberait. Qui savait ce que la forêt, autrefois si accueillante, pouvait cacher quand son esprit ne serait plus tout à fait calme ? Il accéléra le pas, écartant du bout de la botte les tas de feuilles qui lui barraient le chemin, comme s’ils pouvaient receler un serpent. La ferme n’avait plus du tout l’air paisible qu’il lui trouvait au soleil.
Il remarqua que ses murs semblaient suinter l’humidité et que la peinture s’en détachait en plaques grasses et épaisses. Il frémit. Mrs Dowel était devant sa porte, courbée au dessus d’un seau en fer blanc. À la faible lueur du crépuscule, un éclat rouge passa sur le lait qu’elle remuait. Aidan serra les poings et se rapprocha de la femme :
« Bonsoir. »
Elle se redressa et Aidan eut l’impression qu’elle grimaçait :
« Bonsoir Aidan. »
« D’oú venait le lait que vous m’avez vendu hier ? »
Le visage de la fermière se referma imperceptiblement et elle murmura :
« De mes vaches. Pourquoi cette question ? »
Aidan résista à la tentation d’arracher sa chemise pour lui montrer, mais après tout, peut-être qu’elle trouverait ça totalement ridicule. Il se contenta de marmonner, hésitant, que le lait lui faisait un drôle d’effet. Mrs Dowel sembla le regarder avec la compassion ordinairement réservée aux fous :
« Il n’y a rien d’étrange dans ce lait. Il vient des vaches qui sont parquées de l’autre côté de la forêt. »
Dans un éclair, Aidan revit l’air morne de ses compagnes silencieuses. Ces vaches-là étaient donc la propriété des Dowels. Et elles donnaient le lait rose. Il sentit le vertige le gagner, lorsque l’idée se précisait, que c’était de ces pis-là que l’étrangeté coulait. Ses vaches perdaient alors de leur impression apaisante, pour se fondre dans un magma inquiétant. Aidan se sentait étrangement trahi :
« Qui d’autre a acheté ce lait ? »
« Oh, on en a pas souvent. Vous avez tout acheté. »
Mrs Dowel était-elle l’âme damnée de ces bêtes ou ces bêtes étaient-elles ses servantes et la fermière une créature surnaturelle ? Il étouffa un rire nerveux, recula, trébucha sur une pierre, l’esprit lourd. La femme lui intima de rentrer se mettre au chaud, il allait faire froid et le gel allait peut-être bloquer le chemin. Sa voix caressante résonna dans l’esprit d’Aidan bien longtemps après qu’il ait quitté la ferme. Il traînait des pieds dans la forêt, sonné, revoyant l’air abruti de ces créatures qui mâchaient tranquillement l’herbe sèche du pré. Comme si elles avaient tout leur temps. Il ne pouvait pas s’expliquer son incompréhension ; ses bras le démangeaient, et il se demanda si le crin allait envahir chaque centimètre carré de son corps, s’il les rejoindrait derrière la barrière. Il concevait le monde de la nature si différent du sien, et même, seulement séparé par cette barrière qu’il n’avait jamais osé franchir, alors que c’était si stupide, ce n’était qu’une bête défense de fermier. Et pourquoi avait-il même eu envie de passer au-dessus ? Le monde de ces vaches était devenu étrangement pesant… Quand il passa devant elles, il ne leva même pas la tête, comme si elles étaient coupables de son angoisse. L’Égypte, Apis, les campeurs, le crin, tout se fondait en un magma inquiétant dans sa tête. Faisaient-elles parti d’un mythe ancien, dernières survivantes d’un culte, errantes et incapables de retrouver leur Égypte ? Sans avoir même vérifié sa porte derrière lui, Aidan s’abattit sur son lit. Sa conscience se fondit aussitôt dans une masse sombre et grumeleuse, qui ne lui permit pas de s’en protéger. La femme était de retour, encore, inlassablement, et cette fois-ci, assise sur ses genoux, tenant entre ses mains croisées son ventre rebondi. Elle grimpa sur son bassin, tandis qu’incapable de bouger, il tentait d’apercevoir son visage, mais elle s’esquivait toujours.
Elle le débarrassa de son pantalon et sembla s’empaler directement, mais, dans le brouillard de son rêve, Aidan ne sentait rien d’autre que de la panique, accentuée soudain par un faible meuglement qui semblait venir du centre même de sa chambre. Il tenta de se redresser, en vain, et ses yeux glissèrent sur le ventre de la femme qui remuait aussi souplement qu’un serpent. Le meuglement reprit, plus fort, et Aidan s’aperçut qu’il venait du ventre de la femme. Un ventre qui se déformait brusquement, avant de reprendre ses rondeurs rassurantes. Aux meuglements s’ajouta un bruit de mastication agaçante et la femme se raidit, comme foudroyée par le plaisir. Aidan se mordit la langue aussi fort qu’il le pût, étouffé par la pression constante de la femme sur son ventre. Le ventre se déforma de nouveau, arrachant à Aidan un cri. Un nœud se tendit dans sa poitrine et il ne pût articuler qu’un seul mot, rempli d’une vénération craintive « Apis. » Le mot s’évanouit aussitôt qu’il l’eût prononcé et l’homme tenta de repousser son agresser, plaquant ses mains sur son ventre distendu. En baissant la tête, il vit une lanière d’intestin se dérouler entre les pieds du lit et remonter jusqu’à un cadavre écorché qui pendait entre les mâchoires d’une vache. Elle mastiquait aussi paisiblement que si le corps avait été de l’herbe. Et le cadavre portait toujours une casquette ridicule de campeur. Aidan récupéra soudain sa liberté de mouvement et roula en arrière, basculant hors de son lit. Il était soudain bien réveillé, à maudire encore ses rêves, parce qu’une fois de plus, il n’y avait que lui dans la pièce. n sueur, il attrapa ses chaussures et les enfila, s’empressant de sortir de la maison. Près de la porte, il capta le mouvement sinueux d’un chat qui filait dans l’ombre. Luce semblait le suivre. Elle jaillit de derrière le porte-manteau, les yeux luisants.
Elle s’enfuit de la maison avant qu’il ne pût la retenir et il n’eut d’autre choix que de la suivre, sachant déjà, d’avance, oú elle le mènerait. Comment avait-il pu être aussi aveugle et réaliste ? Apis, Dieu de la fécondité, et Ava qui lui tournait autour, alors que le reste du temps, il était comme invisible ? Une génisse brutalement enceinte, avec du lait rose ? Du lait rose comme mêlé à du sang ? Il frémit, piégé par le froid. La nuit était épaisse et il se guidait à l’aveuglette. Sa vision se précisait. Des vaches, survivantes du mystère d’Apis, qui avaient erré pendant trois milles ans, emmené par les hommes de pays en pays, lentement abruties et se nourrissant de sang, car sacrées, elles étaient aussi assimilées au culte de l’Au-delà. Aidan eut l’impression que cette dernière idée ne lui était pas venue toute seule. Il baissa les yeux sur Luce qui semblait l’attendre au coin de la rue et se rappela que le delta à l’envers était aussi un signe. Des vaches immortellement bêtes et des chattes échappées des nécropoles ? Il se rappela que la femme de son rêve avait des pattes de chat à la place des mains. Il murmura le nom de sa chatte et celle-ci s’échappa de nouveau. Elle s’arrêta devant la barrière, sans passer par-dessous.
Aidan regarda les silhouettes sombres qui se découpaient dans le pré. Bastet était aussi une gardienne, une meneuse de femmes. Il sentait qu’il bavait, la bouche grande ouverte, les yeux probablement fixés au delà du pré. Guidait-elle ses proies jusqu’aux génisses pour redonner naissance à un Apis ? Il frémit, enjamba bêtement la clôture et s’avança sans bruit jusqu’aux créatures dont il ne voyait pas les yeux. Le transformaient-elles en taureau pour s’en faire un compagnon immortel ?
Immortel mais bête, songea Aidan, et il éclata d’un rire sonore. Elles n’allaient pas lui faire de mal. C’était ses vaches, ses amies. Elles s’avancèrent lentement vers lui et Luce s’écarta. Aidan n’eut que le temps de balbutier, tombant à genoux pour enfouir son visage dans le ventre alourdi de la génisse enceinte : « Oh, Apis. »
Et elles se jetèrent sur lui.
Fin.
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