Créé le: 04.08.2025
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Le retour du brigadier
Histoire de famille, Humour, Théâtre — Comme au théâtre 2025
Chapitre 1
1
Le Manoir des Artistes accueille des comédiens, écrivains, peintres ou musiciens au crépuscule de leur carrière. Depuis quelques temps, l'endroit n'est plus de tout repos. Trois brigadiers ont disparus. Très inquiet, l'un des résidents fait appel à un neveu détective pour résoudre le mystère.
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Acte un
Une allée cavalière bordée de chênes vénérables conduit à un portail ancien en fer forgé. Sur le pilier en pierre de taille de droite, une plaque de laiton indique en grosses lettres : Manoir des artistes. Il faut s’approcher pour déchiffrer des très petits caractères qui précisent : Maison de retraite médicalisée. Visites sur rendez-vous. Sonnez fort.
Les grilles ouvrent sur une grande cour pavée; en son milieu une estrade en bois est dressée face à plusieurs rangées de sièges disposés en arc de cercle. Au fond, on peut admirer l’élégante façade de l’édifice principal avec sur les côtés, des corps de bâtiments plus discrets occupés en partie par d’anciennes écuries et une orangerie à l’opposé.En cette matinée printanière, trois personnages occupent la cour:
Pandore, ex brigadier de gendarmerie, chargé de la surveillance et de la sécurité du Manoir, rentre de sa tournée matinale au travers des bois enserrant la propriété. Un peu raidi par l’âge, il conduit son canasson jusqu’à l’écurie et s’affale sur un banc en soufflant au travers de sa moustache réglementaire.
Norbert, le vieux jardinier du domaine, ancien intermittent du spectacle et homme à tout faire dans la maison, s’appuie sur une bêche devant l’orangerie, avec une botte de carottes sortant de la poche de son tablier.
Le visiteur, un jeune homme d’allure sportive, arrivé en vélo et coiffé d’une casquette à la Sherlock Holmes, fait face à Norbert.
PANDORE, apercevant les deux autres en discussion
Norbert, vieux paresseux, viens donc t’occuper du cheval. Et d’abord, aide-moi à me débarrasser de ces bottes qui me serrent les mollets.
NORBERT, sans s’émouvoir
Si vous ne pouvez plus retirer vos bottes tout seul, c’est que vous devriez peut-être renoncer à vos sorties à cheval !
PANDORE, s’adressant au visiteur
Morbleu, avez vous jamais entendu pareille effronterie, jeune homme? N’écoutez pas ce vieil insolent et venez m’aider à sa place, je vais vous apprendre une pratique cavalière aussi utile qu’élégante. Allons, approchez et maintenant tournez-vous, je tend ma jambe gauche pour vous mettre à califourchon sur ma botte, tenez-la bien serrée. Attention la bleusaille, je procède à l’enlèvement.
Là dessus il pousse avec son autre jambe sur les fesses de son partenaire malgré lui, qui se retrouve ébahi avec la botte entre ses mains. Le brigadier répète l’opération du côté droit avec un plaisir non dissimulé.
PANDORE
Que voilà un double coup de pied au cul qui ne manquait jamais son effet dans les chambrées de la gendarmerie montée! Je regrette seulement que la méthode ne soit plus au goût du jour.
LE VISITEUR
J’avoue, Monsieur, n’avoir jamais fréquenté les écoles militaires qui pourraient encore l’enseigner, mais merci pour la démonstration. Et si je puis en venir au but de ma présence ici…
PANDORE
Pardonnez-moi, je manque à mes devoirs d’hospitalité et de responsable de la sécurité du Manoir, mais l’insolence de Norbert m’a tourné les sangs tout à l’heure. J’aurais dû m’y attendre, que peut-on espérer d’un intermittent professionnel ?
NORBERT, avec un clin d’oeil au visiteur
Je suis peut-être un intermittent du spectacle, ça vaut quand même mieux qu’un permanent de la stupidité !
LE VISITEUR
Quant à moi, si je puis en venir au but de ma présence ici… (après un silence délibéré pour capter l’attention) J’ai répondu à l’appel d’un illustre résident de cette Maison, du nom de Rameau, pour lui venir en aide dans une affaire de vol qui l’affecte particulièrement. Et comme je suis un détective amateur…
PANDORE, visiblement contrarié
Holà mais dites-donc, c’est à moi qu’il aurait dû s’adresser, votre Rameau, l’ordre ici c’est mon affaire! Et d’abord de quel Rameau s’agit-il? Jeanne la musicienne ou Jean l’acteur ? Nous les avons tous deux en pension.
LE VISITEUR
Je connais la famille, vos deux Rameau sont cousin-cousine éloignés, celui qui m’intéresse en ce moment est Jean, le comédien.
PANDORE, encore méfiant
Tout ça c’est bien joli, mais sachez que dans cette maison discrète, les détectives ne sont pas les bienvenus et surtout quand il s’agit d’amateurs. Alors à quel titre devrions-nous vous accueillir ?
LE VISITEUR
Eh bien, sachez que Jean est mon oncle, ne serait-ce pas un motif suffisant pour me recevoir avec un brin de courtoisie ?
PANDORE, réfléchissant en fronçant les sourcils
Alors, si notre comédien est votre oncle, vous êtes donc le…le
NORBERT, lui coupant la parole
Mais bien sûr vieux grognon, ressaisissez-vous, nous avons l’honneur d’accueillir (avec une révérence théâtrale) LE NEVEU DE RAMEAU.
Au même instant une fenêtre centrale de la façade du Manoir s’entrouvre et, venant du Salon de musique, un air de clavecin s’infiltre dans la cour. Dépassé par l’allusion littéraire, Pandore se met instinctivement au garde-à-vous, alors que Norbert applaudit en souriant Jeanne la claveciniste, Jean-Philippe le compositeur de la musique et le nouveau membre de la famille Rameau. Sans oublier le chat du manoir, sorti de nulle part, qui vient se frotter aux jambes du visiteur en ronronnant.
NORBERT
Ah! te voilà Diderot, petit chat cabotin, tu sais réussir tes entrées ! (tourné vers le visiteur) Or donc, Monsieur le Neveu, il ne manque que la vedette du jour, votre Oncle comédien, pour qu’on soit au complet. Hélas, il a si souvent interprété « Le Malade Imaginaire » tout au long de sa carrière qu’il se prend parfois pour Argan et sombre dans la mélancolie. Il parait qu’il refuse de quitter sa chambre alors que ce soir les résidents donnent une représentation qu’il a lui-même mise en scène et où il joue le rôle principal.
PANDORE, à nouveau inquiet
Bon sang, c’est vrai, nous sommes un lundi et c’est le jour habituel du Théâtre au Manoir. Nos artistes refusant le statut de retraités, ils ont obtenu de la Baronne de B qui dirige cette Maison, l’octroi d’une représentation hebdomadaire. Le lundi, les théâtres en activité font relâche, vous comprendrez pourquoi beaucoup de gens du spectacle répondent aux invitations et affluent à notre portail. Comment vais-je pouvoir maintenir l’ordre et maîtriser cette horde indisciplinée, en cas d’annulation ?
LE VISITEUR, soudain pressé
Laissez-moi rencontrer mon célèbre parent, il m’a sollicité et il doit m’attendre avec impatience. Je pense pouvoir jouer un rôle dans cette regrettable affaire, si affaire il y a. (Il se baisse pour caresser le chat) Allons Diderot, montre-moi le chemin pour trouver mon cher Oncle, je sens que tu est un petit futé
Le neveu de Rameau se dirige sans plus tarder vers l’entrée du Manoir, précédé par Diderot, queue dressée et moustaches au vent.
Acte deux
La chambre du comédien Jean Rameau, décorée comme une loge de théâtre, dont la fenêtre donne sur la cour où une grande animation règne autour des tréteaux sous la direction de Norbert, machiniste et accessoiriste de plateau. Le vieil acteur, assis devant un bureau couvert de manuscrits et de cahiers de notes, ne paraît pas si malade ou abattu que la rumeur ne le laissait prévoir. Il se redresse, les yeux brillants, alors qu’on frappe à sa porte.
JEAN RAMEAU
Entre donc, mon cher Neveu. Je t’attendais plus tôt ce matin, tu sais que je suis un incorrigible impatient. Assied-toi, j’ai à te parler en confidence.
LE NEVEU
Désolé, mon Oncle, il m’a fallu du temps pour convaincre les deux personnes qui m’ont retenu au portail. Selon eux, il semblerait que vous fassiez de la dépression matinale!
JEAN RAMEAU
J’avoue que ces braves gens m’agacent un peu et que je m’en méfie. Voilà ce qu’il se passe : le brigadier a disparu, et ce n’est pas la première fois!
LE NEVEU, se levant pour regarder par la fenêtre
Disparu, le brigadier? Je le vois pourtant s’agiter sur l’estrade.
JEAN RAMEAU, irrité
Mais non, gros bêta, pas lui, je te parle du brigadier de théâtre. Tu sais bien de quoi il s’agit. Sans ce bâton avec lequel le régisseur frappe les trois coups annonçant le début du spectacle, je refuse catégoriquement de monter sur scène. Superstition sans doute, je suis de la vieille école qui ne supporte pas qu’une représentation soit précédée de ces stupides annonces enregistrées demandant au public d’éteindre leur portable pour obtenir le silence. Sans brigadier pas de levée de rideau, je n’ai pas cinquante ans de métier pour tolérer une exception à cette tradition.
LE NEVEU, intrigué
Je ne ne comprend qu’à moitié, vous parliez de plusieurs disparitions ?
JEAN RAMEAU, sotto voce
Trois en trois ans, depuis que je suis là. Les deux premières fois, j’ai pensé à une négligence du personnel impliqué dans les représentations. Grâce à Norbert, une solution de remplacement fût vite trouvée: un manche d’outil de jardin scié à la bonne longueur et le tour était joué. Mais cette fois c’est beaucoup plus inquiétant. Il s’agit d’un vol et je suis personnellement visé. Il concerne MON brigadier, que je garde en permanence dans cette chambre et qui possède à mes yeux une valeur inestimable.
LE NEVEU, rêveur
Je me souviens… je me souviens de la cérémonie organisée dans un théâtre parisien où vous aviez reçu un brigadier d’honneur pour l’ensemble de votre carrière, une reconnaissance que le Jury du prix n’attribue que très sélectivement à qui honore la profession.
JEAN RAMEAU, retrouvant le sourire
Oui, après des lauréats tels que Robert Hirsch, Suzanne Flon, Michel Bouquet, Jean Piat et quelques autres, c’était une consécration. Et puis, le bâton est décoratif, en bois teinté, avec poignée garnie de velours rouge et clous dorés. Sa perte me turlupine, je suis inconsolable. Si tu ne m’aides pas à le retrouver, je ne monterai plus jamais sur scène.
(Inquiet) Qui donc pourrait m’en vouloir à ce point? Je pensais ne compter que des amis parmi les résidents. Quant au personnel, Pandore n’apprécie guère mon humour caustique mais je ne le crois pas capable d’une telle machination. Norbert, lui, m’est redevable de retrouver de l’emploi comme régisseur à l’occasion.
LE NEVEU
Alors mon Oncle, laissez-moi mener une rapide enquête cet après-midi et occupez-vous de la soirée. Un Rameau n’abdique pas aussi facilement, que diable! Je vous retrouverai dans les coulisses au terme du spectacle. Au fait, donnez-moi donc les dates des trois disparitions de brigadiers, je suis sûr que vous les avez relevées dans vos cahiers de notes posés sur ce bureau. J’aime recourir à ce genre d’indices dans une enquête. Quant aux trois coups du lever de rideau, ne vous en mêlez pas pour une fois. Je sais où trouver un brigadier de substitution.
Acte trois
La façade du manoir a elle-même servi de décor à la soirée qui vient de s’achever. A la fois, metteur en scène et narrateur, Jean Rameau a repris une idée qu’il n’avait jamais concrétisée durant sa longue carrière de comédien. Seul sur scène, il a égrené ses souvenirs des rôles qu’il a incarnés, en faisant appel à d’autres interprètes pour en présenter des extraits. A chaque séquence, une fenêtre s’éclairait et un comédien ou une comédienne en costume d’époque déclamait tirades, monologues ou répliques cultes, en une sorte de guirlande d’hommages à l’histoire du théâtre.
Après de nombreux rappels, les spectateurs se dispersent à regret dans la cour du manoir. Sur le plateau, Jean Rameau reste attablé devant une carafe, un verre de vin et une pile de manuscrits. Un clavecin se fait entendre derrière un paravent d’arrière scène et précède l’apparition d’un groupe de familiers.
LE NEVEU, s’inclinant devant le comédien
Compliments, mon cher Oncle, vous avez enchanté le public et relevé un défi difficile, en si peu de temps de préparation!
JEAN RAMEAU, encore rempli d’émotions
Oh, je n’ai guère de mérites dans cette histoire. Ce sont les auteurs des textes qu’il faudrait féliciter en premier. Ensuite mes amies et amis comédiens de cette Maison qui ont bien voulu reprendre du service. Si notre mémoire dans la vie de tous les jours est parfois défaillante, Alzheimer disparaît quand nous retrouvons nos costumes de scènes et les mots qui vont avec. Enfin, je te suis redevable de m’avoir un peu secoué ce matin pour me sortir d’une déprime. Pourtant, je voudrais savoir où en est notre affaire des brigadiers. Comme tout le monde j’ai bien entendu les trois coups avant d’entrer en scène, mais ils ne résonnaient pas comme d’habitude.
PANDORE, d’un air contrit
Là, Monsieur, j’avoue avoir été un peu coquin! A la demande de votre neveu, j’ai mis mes chaussettes à clous d’ancien gendarme et j’ai frappé trois fois du pied gauche sur le plancher de la scène pour faire taire le public. Un brigadier de remplacement en quelque sorte , mais tout aussi authentique.
NORBERT, doucement ironique
Bien joué, brigadier, j’avoue que vous avez surpris tout le monde par vos dons de comédien. Il n’y a pas de petit rôle dans un spectacle, vous étiez droit dans vos bottes et raide comme un bâton!
JEAN RAMEAU
Va pour Pandore, bravo, mais tout de même, je voudrais récupérer MON brigadier.
LE NEVEU
Patience, mon Oncle, je vais tout dévoiler.
J’ai vite compris que les dates des trois disparitions n’étaient pas anodines dans cette histoire. A chaque fois un jour de printemps, vers fin mars ou début avril. A chaque fois le dimanche qui précède Pâques et annonce la semaine sainte. Comme par hasard le dimanche des Rameaux !
Ensuite une double coïncidence; ce matin, au moment où je dévoile mon identité, un clavecin se fait entendre dans le salon de musique et le chat Diderot apparait. Comme si par hasard quelqu’un nous épiait, que ce quelqu’un était une musicienne, Jeanne, et qu’elle se faisait connaître en jouant une pièce de Jean-Philippe Rameau. Comme si par hasard le chat du Manoir, qui séjourne de préférence dans le salon de musique, s’appelait Diderot en hommage à l’encyclopédiste des Lumières, auteur du fameux dialogue « Le neveu de Rameau »
JEAN RAMEAU
Je commence à entrevoir qu’une affaire de famille pourrait être à l’origine des disparitions du brigadier! Mais pourquoi diable ma cousine Jeanne serait-elle concernée ?
NORBERT
Si je peux me permettre, Monsieur, vous avez la mémoire courte. Vous rappelez-vous le succès du Neveu de Rameau dans sa version donnée au Théâtre de la Place il y a une dizaine d’années? Moi je m’en souviens comme si c’était hier, je n’était pourtant qu’un simple machiniste. Mais vous, Monsieur, vous teniez le rôle du narrateur philosophe dialoguant avec Jean-François Rameau. Avez-vous oublié qu’entre vous deux sur scène, une claveciniste intervenait musicalement pour meubler les silences et rehausser le spectacle? Avez-vous oublié la joie de Jeanne Rameau de participer à cette fête de l’esprit et la promesse que vous lui aviez faite lors de la dernière représentation ?
JEAN RAMEAU, ébranlé et un peu penaud
C’est pourtant vrai que nous avions vécu une saison exceptionnelle. Et j’avoue que depuis nos retrouvailles dans cette Maison des artistes, je n’ai pas eu l’occasion de lui proposer une reprise du Neveu, ou d’une autre pièce avec musique de scène, pour tenir la promesse d’une nouvelle collaboration. J’aurais pu…
LE NEVEU
Oui, vous auriez pu, et vous auriez dû! Jeanne est une musicienne de grand talent, discrète et peu bavarde. Elle préfère s’exprimer au travers de son instrument et aussi de manière symbolique. La disparition d’un brigadier le jour des Rameaux, c’était pour elle une façon d’attirer votre attention, de vous rappeler une promesse et d’exprimer son besoin de rapprochement. Si vous aviez refusé de monter sur scène ce soir, elle aurait donné un récital des pièces de clavecin de votre ancêtre, pour contenter le public.
(S’approchant de l’arrière scène, il tire le rideau masquant la musicienne à son clavecin, qui salue en souriant avant de se remettre à jouer)
Allons, mon Oncle, regardez mieux l’instrument et sa curieuse béquille de couvercle, vous verrez que VOTRE brigadier remplit un nouveau rôle. (Déclamant): Jusqu’ici invisible pour forcer au silence, le voilà en lumière pour passer la musique (Reprenant un ton normal) Le temps d’un rondeau ou peut-être d’un menuet. A vous ensuite de refermer l’instrument, récupérer votre bâton et embrasser l’interprète!
Le Retour du Brigadier a gagné le 3e Prix du concours d’écriture 2025: Comme au théâtre.
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