Créé le: 15.08.2025
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Le Monologue de l’Escabeau
Conversation d'objets, Histoire, Théâtre — Comme au théâtre 2025
Le Monologue de l'Escabeau
Un escabeau, un gâteau, une émission de radio, trois ou quatre persos principaux. Mais aussi un bistrot, des clients là pour l’apéro, un bout de couloir qui mène aux toilettes et à la sortie de secours, deux tuyaux.
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Décor : quelques mètres de couloir dans un bistrot ; au fond droit devant, les toilettes. Sortie de secours côté cour, accès au bistrot côté jardin au plus près de vous. Toujours côté jardin, une seconde porte tout près de celle des toilettes, l’accès aux cuisines. Entre les deux, un grand meuble ancien, type desserte en bois sur lequel repose une caisse à outils ouverte, son contenu partiellement vidé sur la desserte. Toujours sur la desserte, une énorme radio à galènes sur laquelle repose un poste portatif à piles beaucoup plus petit, au plus proche de la porte donnant sur la salle du bistrot. Au plafond, deux gros tuyaux d’aération en inox séparés par une trentaine de centimètres. Tout près de la desserte à la verticale des tuyaux, un escabeau. Plein feu sur l’escabeau ; douce pénombre sur le reste.
Voix off : Je suis jamais allé dans une école. Oh, pardon. Je NE suis jamais allé dans une école. En fait, je bouge pas beaucoup et c’est tant mieux, surtout pour Bastien. Je suis très stable, comme il dit. Fiable. Quand même un peu turbulent ce soir-là mais je pouvais quand même pas tout laisser faire juste comme ça. Mais fiable quand même. Forcément ; le chêne, c’est ça. Robuste, qui dure, qui vit. Oui, c’est bien moi que vous entendez, l’escabeau. Figurez-vous que tout ce qui vit, parle. Le problème, c’est qu’on a pas toujours les bonnes oreilles pour comprendre ni la bonne cervelle pour entendre. Bref. Je pourrais être le seul ce soir à tout vous raconter comme ça ce qu’on a tous vécu mais je vais faire venir les autres et leur souffler ce qu’ils doivent dire, ça sera plus sympa pour vous. La preuve que je sais déjà tout ? La voilà. À un moment, vers la fin, Bastien voudra employer une grosse insulte mais il va changer d’avis. Et Alina, eh ben elle va jurer. Et je vais la laisser faire. Même que je peux vous dire que son épilogue à elle, après tout ça, ça va être le job de ses rêves dans un palace à Gstaad. Son talent aura amplement suffi ; elle aura eu besoin de personne d’autre. Personne d’autre. Vous voyez que je sais tout plein de choses. Et je dépareille même pas dans le décor parce que des affaires à l’ancienne, il y en a tout plein. Vintage, comme ils disent. Le grand meuble et la grosse radio qui captait Radio Sottens, c’était aux grands-parents de Bastien et Alina. La radio, elle marche plus mais quand Bastien bosse et qu’il a besoin de moi, y a toujours la petite qui marche à piles dans les environs. Bon ; Alina va arriver dans pas longtemps, Cassien pas loin derrière. Vous allez presque arrêter de m’entendre. Et au cas où vous ne m’entendiez pas mais me lisiez tout simplement, voilà un repérage facile. A, c’est Alina. B, c’est Bastien, C, c’est Cassien, son pote.
Lumière égale sur toute la scène. La porte des cuisines s’ouvre ; apparaît Alina en blouse blanche de travail et capet assorti, taches brunes et rouges sur le devant. Alina, belle jeune femme, la trentaine, pousse la porte des toilettes, change d’avis, vient s’adosser à la desserte, un pied sur l’escabeau. Elle sort un paquet de cigarettes de l’une de ses poches, en met une à la bouche, pose le paquet sur la desserte, tâte ses poches, soupire. Arrive Cassien par le bistrot ; petite stature, un peu clownesque, collant, dans la même tranche d’âge.
Alina : -Salut, Cassien. T’as pas un briquet ? (fait la bise à C qui s’étonne)
Cassien : -Tu fumes, maintenant ?
A : -Non, j’ai pas de feu. Merde. (pose la cigarette sur le meuble)
C : – Ça va toujours pas mieux ?
A : -Nan. Ils auraient quand même pu prendre cinq minutes pour m’expliquer.
C : -Ben oui mais c’est peut-être mieux si tu bosses pas là-bas, au final. (un brin condescendant) Franchement, Alina, depuis le temps, j’ai cru que t’aurais laissé tomber.
A (ignore et reste dans ses ressentiments) : -J’aurais dû postuler au Pierre ou dans un autre cinq étoiles.
C : -Tu tiens vraiment à bosser là-bas ? (un peu lascif) Dans la ville qui ne dort jamais ?
A : -J’en sais plus rien. C’est ça qui me rend le plus dingue, tu vois. (énorme soupir)
C (désigne les taches sur la blouse et sourit) : -T’as fait ton miroir ?
A : -Pourquoi tu demandes ?
C : -Je sais pas ; une idée, comme ça.
A : -Ben ouais. C’est mon truc, entre autres, et comme tout le monde en réclame… (ton amer) Tout le monde ou presque.
C (s’approche très près de A qui le maintient immédiatement à distance avec un index) : -Et qu’est-ce que t’as fait d’autre qui soit forcément bon ?
A : -Les feuilletés chutney de figues foie gras pour les invités du conseil. Toute une équipe de l’Oberland.
A campe dans ses pensées furieuses ; C monte un peu sur l’escabeau, reluque ce que l’absence de décolleté ne montre pas. L’escabeau craque.
C : -Double-mètre ?
A (très loin de là) : -Hein ?
C : -Double-mètre, Alina.
A s’exécute : C prend la mesure entre les tuyaux.
C (tente de l’amadouer) : -C’est sympa que tu sois gentille avec moi.
A : -Je suis gentille avec toi ?
C : -Ben oui, même si la commande a été annulée à la dernière minute.
A : -C’est ta belle-mère et ta belle-sœur ; t’y peux rien, toi. Et d’après ce que je sais, elles non plus, d’ailleurs. Et pis j’ai réussi à revendre presque tout ce que j’avais préparé. Et je me suis fait de la pub au passage, alors tu vois…
C : -Je pourrais t’inviter un de ces jours, un de ces soirs, tout un week-end, quand tu veux. Pour te remercier. Quand t’es libre.
A : -Merci mais non ; je suis pas libre.
Arrive Bastien par la porte du bistrot ; grand gaillard, trentenaire lui aussi, belle ressemblance avec Alina. Il tient un boitier dans une main, le pose sur la desserte, embrasse sa petite sœur.
Bastien : -Salut, Alina. Comment tu vas ?
A : -Salut, Baba. Tu veux vraiment savoir ?
B : -Ce sera peut-être un mal pour un bien, au final.
A : -Ouais, ben ce bien-là, moi je le vois pas arriver, tu vois.
B : -Laisse-toi le temps !
A : -Ça fait depuis juillet et leur lettre de merde que je me laisse le temps ! Mais t’as peut-être raison, je finirai par m’y faire. Un jour.
B (regarde dans la boîte à outils) : Je te l’ai déjà dit je sais pas combien de fois, tu devrais accepter Crissier.
A : C’est pas parce que tu leur as répondus que moi, j’ai envie d’accepter. Arrête de vouloir diriger ma vie, Baba. Y faut que ça change, ça. Ça, et beaucoup d’autres choses. Arrête. C’est même plus gentil, c’est carrément chiant. Même papa, il aurait jamais osé. (moue furtive de B ; geste de désarroi). Bon, c’est pas le tout, ça, mais j’ai la commande de mille-feuilles pour la mairie à finir. Cent cinquante parts pour ce soir. Et le chariot de desserts de midi. J’y retourne.
Alina sort par les cuisines. Bastien allume la petite radio qui diffuse une émission en direct et en public qui va rester en bruit de fond.
C : -Horizontalement, y a pas la place, j’ai mesuré.
B : -Verticalement, alors. Faut simplement se repérer juste pour les réglages, c’est tout. Du reste, y a plus qu’à fixer le boitier au plafond et c’est presque fini. Y en aura pas pour longtemps.
C : -Tu peux pas le mettre ailleurs, le système ?
B : -Non, parce qu’on perdrait trop de signal.
C : -Ah ouais, c’est vrai. C’est plus des câbles, c’est des ondes. Faudra s’habituer à ce genre de changements. Mais tu veux pas la mettre dans la salle, la vidéo surveillance ?
B : -Non, parce qu’ici, les caméras prennent la sortie du bistrot, l’entrée des toilettes et la sortie de secours. Et pis, le patron m’a dit de la mettre là, on la met là, et voilà.
C : -Ah ouais. Dis, Bastien, Alina, elle a vraiment pas l’air au top depuis son job qui a raté. J’aurais vraiment pensé qu’elle aurait mis une croix dessus plus facilement que ça. Elle aurait dû commencer quand ?
B : -Lundi de la semaine dernière, y a huit jours, avec départ il y a trois semaines. C’est vrai, moi aussi, j’aurais pas pensé qu’elle en fasse un plat pareil. Mais c’est mieux comme ça, elle est mieux ici. Prends le boitier et la pointe pour marquer les trous.
C (s’exécute, monte d’une marche de plus sur l’escabeau, bidouille) : -Elle est toujours avec personne depuis que Kev s’est barré ?
B : -Kev s’est pas barré, c’est elle qui a rompu. C’est elle qu’en avait marre. Dommage, il était bien, ce type. Elle aurait tout eu, tout. Maison, famille, mari, tout. C’est ce que je lui ai dit, mais ça a servi à rien.
C : -Bon, ben je vais m’occuper de ta sœur, alors. (l’escabeau craque)
B : -Laisse-la tranquille, elle a besoin d’espace.
C : -On sait toujours pas pourquoi ils ont changé d’avis ?
B : -Si. On sait. Ils ont pas changé d’avis.
C : -Ah bon ? Y s’est passé quoi ?
C fixe le boitier, B prend une télécommande, voit que ça se met en route.
B : -Longue histoire. Je vais aller voir dans le bureau comment ça répond. J’en ai pour une minute.
C : -Je range ?
B : -Pas encore. J’arrive.
B sort par les cuisines. C entend des ‘Coucou Cassien !’ ‘Salut !’ et regarde la radio d’un air étonné. Arrive A par le bistrot.
A : -Cassien, quand Baba revient, il faudrait que…
C (de son perchoir, prend A par les épaules, l’attire à lui, susurre) : -Y faudrait que quoi ? Que je t’embrasse ?
A : -Non mais ça va pas ?!? (C ressert son emprise; A se dégage d’un mouvement sec, manque de faire tomber C) C’est quoi que tu comprends pas quand je dis non ? Fous-moi la paix, Cassien ! Ah, et pis, il verra bien.
Encouragements semblant venir de la radio. Très agacée, A sort par le bistrot. B arrive par les cuisines, reprend la télécommande.
C : -T’as vu Alina ? Elle voulait un truc, mais je sais pas quoi. Dis, c’est pas un peu une sainte-nitouche, ta sœur ? Et pis y a des bobets à la radio (protestations radiophoniques) qui m’ont dit coucou.
B : -C’est ça, les émissions en direct. C’est toujours plein de surprises. Y doit y avoir un Cassien sur le plateau. (regarde ce qui clignote ou reste allumé) Et pour Alina, je dirais non. C’est marrant, y a tout qu’est branché juste mais j’ai pas d’images sur le moniteur du bureau. (B revérifie, C rebidouille.)
C : – Ben tu vois, moi, je suis bien content qu’elle soit plus avec Kev et qu’elle soit pas partie, ta sœur.
B : -De toute façon, il était pas pour elle, ce job. Kevin, oui, mais pas le poste.
C : -Ah bon?
B : -Ouais. Quand elle a fait son mois de stage à Pâques, elle a vite été responsable de toute la pâtisserie, tu penses. Sauf que quand elle est rentrée, avec ce qu’elle m’a dit, j’ai trouvé que c’était pas une bonne idée.
C : -Ah bon ? Pourquoi ?
B : -Ben d’abord parce qu’elle allait être payée au lance-pierres avec des horaires blindés six jours sur sept et qu’au banquet de Pâques, y avait une faune bizarre qui allait du producteur de cinoche au milliardaire en passant par du politique douteux. Tous des grandes gueules, d’après ce qu’elle m’a dit. Et elle s’est pris plusieurs mains aux fesses.
C : -Normal ! T’as vu comme elle est foutue ? On dirait vraiment pas qu’elle fait de la crème au beurre à longueur d’année !
Soupirs d’effroi semblant provenir de la radio ; les deux potes ignorent. B fait bouger l’escabeau sans le vouloir. Grincements de bois.
B : – Elle fait de la crème au beurre, elle la mange pas ! T’es bœuf !
C : -Ouais, ben c’est bizarre qu’elle t’ait dit tout ça. Parce qu’elle est pas bavarde, ta sœur.
B : -Non, et c’est bien pour ça que ça m’a alerté, tu penses.
C : -Ouais, mais ça devait pas être bien grave ; ( frise la chute, se rattrape de justesse) ils avaient sûrement trop bu !
Grincements de bois.
B : -Je veux pas le savoir. C’est ma sœur. Les pires, c’était le milliardaire et le producteur ; ils ont pas arrêté d’être gras avec elle d’après ce qu’elle m’a dit. Et elle m’en a dit beaucoup finalement. Bien trop pour que je laisse faire. C’est surtout le milliardaire que j’arrive pas à encaisser. Ça m’étonnerait pas qu’il fasse de la politique un jour, ce type. C’est vrai qu’elle a bien aimé le stage mais y a des risques que je veux pas qu’elle coure, point final.
Brefs applaudissements radiophoniques.
C : -Ouais mais quand même, travailler tout là-haut, avec la vue et tout…Il paraît que ça bouge quand y a beaucoup de vent et que c’est tellement haut que de là-haut, on voit que la terre est ronde, dis-donc. Le rêve, quoi.
B : -Oui mais non. Pas pour elle. Même si la foule, c’était pas un problème, même si elle a adoré les musées qu’elle a eu le temps de visiter, il était pas pour elle, ce poste, pas avec ce qu’elle m’a dit. Pas avec tous ces sales types. Nan, elle mérite bien mieux que ça. Alors quand elle a reçu sa lettre d’embauche, je me suis arrangé pour qu’au final, ça se fasse pas. (Désapprobation radiophonique ; B se tape le genou à l’escabeau) Aïe !
C : -Ah bon ? Qu’est-ce que t’as fait ?
B : -J’ai répondu à sa place en disant que le poste m’intéressait finalement pas. Et je leur ai donné l’adresse de tante Zoé pour pouvoir lire tout leur courrier en premier.
C : -Ben dis-donc ! T’y es pas allé de main morte !
Forte clameur de très violente désapprobation. Les deux potes, perplexes, se regardent.
Déboule une Alina en furie venant du bistrot ; elle fonce droit sur son frère, lui flanque une claque magistrale, une gifle d’anthologie et commente :
A : -Ça, c’est pour le job que j’aurai jamais à New York. Je me serais défendue, tu vois. J’aurais su me défendre ! Fous-moi la paix, à la fin !
Puis une seconde baffe du même acabit bouscule B contre l’escabeau ; cette fois, C perd l’équilibre, se cogne. A ignore et poursuit :
A : -Et ça, c’est parce que vous êtes pas foutus de brancher votre machin comme il faut. On a tout vu et tout entendu depuis la tv du bistrot. Tu te rends compte, Baba ? Tu te rends compte de la honte que je me paie, moi, maintenant, devant le bistrot plein comme un œuf ? Avec presque tout le conseil communal et les invités ? Tu te rends compte de ce que t’as fait ? Je t’ai tout raconté parce que je te faisais confiance ! T’as bousillé ma carrière et maintenant, je vais plus oser sortir dans le bled, Baba. Nan, tu mérites plus que je t’appelle comme ça. T’es qu’une pauvre tache. T’es plus mon frère, Bastien. (ouvre la porte donnant sur le bistrot, élève la voix) Et j’espère que tout le monde a vu et entendu ça !
Applaudissements venant du bistrot. Exit Alina par les cuisines. B éteint le système.
C (secoue la tête) : -Ben dis-donc, après un coup pareil, elle va mettre du temps à te pardonner, la p’tite sœur.
B (se frotte les joues, contrit) : -Ouais…en tout cas, elle a de la poigne. Peut-être que j’aurais pas dû…ben c’est fait, c’est fait. Mais s’ils voyaient tout depuis le bistrot, pourquoi personne m’a rien dit ? Bah…On en rediscutera dans quelques jours. Je lui demanderai pardon. Bon, c’est pas le tout ; y faut inverser les moniteurs et rentrer la date et l’heure.
B monte sur l’escabeau.
B : -Alors date et heure. Et après, on va manger. Mais t’inquiète pas, on va ailleurs. (B interrompt ses bidouillages) Je t’invite ; t’as le temps ou la charmante femme de ton père t’a de nouveau trouvé un truc à faire ?
C (grand sourire) : -Même pas ! Figure-toi qu’avec Philippe, on s’est cotisé et qu’on l’a envoyée voir un truc à Broadway avec la belle-sœur, histoire d’enterrer la hache de guerre. On avait prévu que papa y aille aussi mais il avait trop d’engagements côté boulot ; et pis les grandes villes et les comédies musicales, c’est vraiment pas son truc.
B (reprend les modifications) : -Eh ben de chien, vous êtes vraiment généreux avec ces deux sal…. (prudent) avec ces deux tartes. Quelle heure c’est ?
C : -Ben c’est comme je viens de te dire, c’est pour calmer le jeu. Et pis hors saison, c’est moins cher, et ça fait une sorte de vacances à papa. Et à nous aussi, d’ailleurs. Ben tu vois, aujourd’hui, elles vont petit-déjeuner tout en haut du World Trade ; on leur a payé ça avec le séjour. Elles auraient sûrement croisé Alina au restaurant mais c’est peut-être mieux comme ça pour tout le monde. (consulte sa montre) Midi moins deux.
B : -Bon. Date et heure du jour. Mardi 11 septembre 2001, 11h58. Bon, ben voilà. On a fini. À table !
Bastien rallume le système, descend de l’escabeau qui tombe sur C. Brefs jurons.
Exit Bastien et Cassien par la sortie de secours.
Plein feu sur l’escabeau au sol, puis pénombre progressive et
RIDEAU.
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