Créé le: 12.08.2024
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Le fantôme du piano

FantastiqueAu-delà 2024

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© 2024-2025 1a Rajiv Rajiv

Issu d'une famille de musiciens, le narrateur découvre un étrange piano qui semble être une porte vers les fantômes de son passé.
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La lumière tamisée de la pièce où nous nous trouvions ajoutait une touche de mystère à l’atmosphère déjà lourde. Les ombres dansaient doucement sur les murs, animées par la lueur vacillante des bougies placées çà et là sur les meubles anciens. Chaque objet, du fauteuil usé par le temps à l’horloge murale qui égrenait tranquillement les secondes, semblait imprégné d’une histoire silencieuse, presque aussi palpable que celle que j’étais sur le point de dévoiler.

Autour de la table ronde, les visages de mes amis, éclairés par intermittence, avaient des expressions de curiosité mêlée de scepticisme. Le crépitement sporadique du feu dans la cheminée accompagnait mes paroles, ajoutant un fond sonore presque spectral à la scène.

 

« Je pense que toutes les histoires, » commençai-je d’une voix légèrement ébranlée par l’émotion, « tournent autour de deux thèmes fondamentaux : la vie et la mort, et tout ce qui gravite entre l’une et l’autre. Eros et Thanatos, l’amour et la mort… » Ma voix se perdit un instant dans le craquement d’une bûche qui se consumait.

 

Je repris, laissant le silence se tisser un instant parmi nous. « Il y a aussi, bien sûr, ces récits qui semblent se tenir sur la fine frontière entre ces deux mondes, comme les histoires sur l’au-delà et les fantômes. » Un frisson involontaire parcourut l’assemblée, comme si un courant d’air froid eut soudainement traversé la pièce. « Alors, puisque nous sommes tous réunis, je vous rassure, je n’en ai jamais vu moi-même, mais l’histoire que je m’apprête à narrer n’a jamais été racontée à personne, tant moi-même doute de sa véracité. »

 

Je marquais une pause, scrutant les visages autour de la table pour y lire leurs réactions. « Je sais que certains éléments sont vrais, tandis que d’autres ont sans doute été brodés par mon imagination, et d’autres encore pourraient être le fruit d’une plaisanterie d’une sophistication extrême. »

 

Les murs semblaient se rapprocher légèrement, comme pour écouter plus attentivement le récit qui allait suivre, ou peut-être pour envelopper ce groupe d’amis dans un cocon d’intimité forcé, suspendu entre le réel et l’irréel. En ce moment précis, le monde extérieur s’effaçait, ne laissant place qu’à la trame narrative qui commençait à se dérouler, fil après fil, dans ce salon où le temps lui-même semblait hésiter à avancer.

 

***

 

Je suis né dans une famille où la musique était bien plus qu’une passion, c’était une façon de vivre. Maman, une guitariste douée, et père, un pianiste de jazz de renommée internationale, ont bercé mes premières années aux rythmes de leurs mélodies. Vous avez sans doute entendu parler de père, ou peut-être même écouté l’une de ses improvisations géniales. Aujourd’hui encore, lors de rencontres professionnelles, la conversation glisse invariablement à son sujet : « Vous ne seriez pas de la famille de… ? » Chaque fois, je réponds machinalement : « Oui, c’était mon père, mais je ne l’ai que peu connu, il est mort alors que j’étais enfant. » Mais au fond de moi, je sais que c’est un mensonge.

Mon enfance, contrairement à ce que j’affirme souvent, fut marquée par son omniprésence. Les tournées incessantes nous ont menés à travers les États-Unis, de New York à Los Angeles, de Dallas à Las Vegas. Chaque ville, chaque scène avait son histoire, mais toutes se fondaient dans la toile de fond de notre vie nomade. Nous vivions dans une caravane spacieuse mais encombrée, père insistant pour emporter son piano partout, afin de ne jamais manquer une occasion de s’entraîner. C’est sur cet instrument que j’ai, moi aussi, appris à jouer, sous son œil intransigeant, dès l’âge de cinq ans.

En public, père était un charmeur, un homme à l’aise et souriant qui savait captiver son auditoire avec aisance. Les gens étaient attirés par son aura, par cette facilité qu’il avait à engager des conversations profondes, à jouer des heures durant sans montrer le moindre signe de fatigue. Mais une fois les projecteurs éteints et les applaudissements dissipés, il se transformait. A la maison, il devenait un autre homme, dur et impitoyable. Sa rigueur implacable, ses exigences souvent froides, avaient façonné un climat domestique où les silences pesaient lourd et où les regards pouvaient couper plus nettement que des lames affûtées. Chaque geste et chaque parole de mon père semblaient imprégnés d’une autorité brutale, qui ne laissait aucune place à la contestation ni à la douceur. Maman, une femme d’une résilience et d’une douceur remarquables, subissait cette tempête sous un masque de stoïcisme, portant en elle les cicatrices invisibles de cette oppression silencieuse.

 

Un soir en particulier reste gravé dans ma mémoire : Maman, encouragée par une rare bouffée d’audace, s’était assise au piano pour jouer une mélodie qu’elle aimait, une simple pièce folklorique de sa jeunesse. Je la suivais bientôt, dansant et chantonnant avec ma petite voix d’enfant. Père entra dans la pièce, écoutant en silence pendant un moment avant de faire éclater sa colère. Il avait violemment refermé le couvercle du clavier sur les mains délicates de Maman, faisant trembler la caravane tout entière avec sa voix tonitruante, lui reprochant de ‘profaner’ son précieux instrument avec une musique qu’il jugeait ‘indigne’. Ce geste brutal brisa le peu d’ambitions que conservait encore Maman.Ce jour-là, elle décida de ne plus jamais se produire en public.

 

Je n’étais pas en reste. « Tu es un raté, un échec, que vais-je faire de toi… » Ces mots, répétés ad nauseam, résonnaient dans la caravane étroite, creusant lentement des sillons de douleur et de doute en moi.
Il usait d’une petite réglette pour me corriger, chaque fausse note se voyant sanctionnée par une tape douloureuse sur les doigts. Cette discipline rigide a persisté jusqu’à sa mort abrupte quand j’avais huit ans. Peu de temps après, ma mère et moi avons pris la décision nécessaire de purger notre vie de son ombre oppressante. Nous avons vidé notre ancienne demeure de tout ce qui pouvait nous rappeler cette existence asservissante, et avons emménagé à New York.

 

Aujourd’hui, j’ai transformé mes souvenirs de ces routes interminables en une carrière de représentant de commerce, choisissant ironiquement une vie de voyage incessant. Pourtant, je garde une règle stricte : refuser tout hôtel équipé d’un piano. Lorsque je suis confronté à une exception, je limite ma présence au lobby à l’essentiel, le temps de régler ce qui doit l’être, sans jamais m’attarder.

***

 

En mission commerciale dans la petite ville de Derry, j’avais opté pour un petit appartement meublé plutôt que pour un hôtel anonyme. Le jour de mon arrivée, alors que je déballais mes affaires, quelque chose d’inhabituel attira mon attention dans le salon. Là, au milieu de la pièce, trônait un piano entièrement constitué de miroirs. Ce n’était pas simplement le reflet luisant sur le bois verni; chaque partie du piano, à l’exception des touches d’ivoire, était une glace réfléchissante. C’était fascinant et déstabilisant à la fois.

L’air ce jour-là était orageux et lourd, une chaleur étouffante emplissait l’appartement, rendant l’atmosphère presque irrespirable. Je m’approchai de l’instrument, captivé par mon propre reflet qui semblait m’appeler, m’inviter à m’asseoir. Mon image dans le miroir avait une présence, une intensité presque palpable. C’était comme si c’était une autre personne, un double qui me défiait.

Poussé par une curiosité mêlée de réticence, je tirai la chaise et m’assis. Au moment où mes doigts effleurèrent les touches d’ivoire, l’orage éclata brusquement. Un grondement sourd retentit et une pluie torrentielle s’abattit contre les fenêtres, rythmée par des rafales de vent qui faisaient vibrer les vitres. Le tonnerre grondait, créant un fond sonore dramatique qui semblait amplifier chaque note jouée.

Soudain, mon reflet commença à jouer de manière autonome, ses doigts se mouvant avec une précision et une rapidité qui me dépassaient. Je me sentis possédé, incapable de m’arrêter, mes mains suivant le rythme imposé par mon double. À chaque fausse note, une douleur sourde pulsait dans mes doigts, mais mon reflet ne faisait que sourire, un sourire narquois qui semblait se moquer de mes erreurs.

Le rythme s’accéléra, la chaleur augmenta, me faisant transpirer abondamment. Mon reflet, loin de se contenter de sourire, commença à hurler: « Tu es un nul, un raté, qu’as-tu fait de ta vie? » Les mots étaient cruels, durs, et chaque syllabe me frappait avec la force d’un coup. Mon cœur se serrait, partagé entre colère et tristesse, mais mes mains continuaient de jouer, comme entraînées dans une danse infernale avec ce double impitoyable.

Alors que l’orage atteignait son paroxysme à l’extérieur, le reflet et moi atteignions une sorte de crescendo frénétique, nos mouvements devenant presque synchrones. J’étais à la fois captif et acteur de cette étrange et douloureuse sonate, liée à ce reflet qui, d’une certaine manière, exposait les fissures de mon propre être. C’était un combat, une révélation, une confrontation avec moi-même.

L’orage cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. Le silence qui s’installa était si lourd, si complet, qu’il en était presque assourdissant. Je fixai de nouveau mon reflet dans le miroir du piano. Il me regardait toujours, ses yeux ne clignant pas, son expression inchangée.

Mon cœur battait à tout rompre, une rage confuse montait en moi, incontrôlable et intense. Sans réfléchir, je reculai mon poing et frappai le miroir de toutes mes forces. La douleur fulgurante me traversa les phalanges tandis que le verre se brisait, éparpillant des éclats brillants dans un rayon de lumière tremblante. Mon sang coula, se mêlant aux morceaux de miroir, masquant toute image et fêlant davantage la surface réfléchissante.

Pantelant, les mains tremblantes et le cœur serré par une peur irrépressible, je pris quelques instants pour reprendre mes esprits. L’adrénaline retombant lentement, la réalité de ce que je venais de faire commença à s’insinuer en moi. Effrayé par mon propre reflet, par ce que j’avais vu et ressenti, je rassemblai précipitamment mes affaires.

 

Je quittai l’appartement aussi vite que mes jambes me le permettaient, ne jetant pas un seul regard en arrière. Le claquement de la porte résonna dans le couloir vide, marquant la fin de cette épreuve étrange et terrifiante.

 

***

 

Avais-je affronté le spectre de mon père ou mes propres démons dans cet ultime acte de rébellion? Sans doute un peu des deux. Car les fantômes prennent d’abord racine au plus profond de nous-mêmes ; ce sont nos propres terreurs, surgissant des entrailles de notre âme… Rien n’est plus terrifiant que de se confronter à soi-même.

 

Alors que je terminais mon histoire, un lourd silence s’installa dans la pièce. L’un de mes amis ouvrit la bouche, prêt à poser une question, mais se ravisa, comme s’il craignait la réponse. Je sentis un frisson parcourir la pièce, une tension palpable, et c’est à ce moment-là que j’entendis, ou que je crus entendre, le léger son d’une note de piano, quelque part dans la maison.

Je me figeai, et vis mes amis se tendre également, leurs visages tournés vers l’obscurité qui entourait la pièce. Mais le son ne se répèta pas. Le silence revint, encore plus oppressant qu’avant.

Je me forcai à sourire, essayant de briser l’atmosphère pesante. « C’était sûrement le vent » dis-je hésitant. Mes amis hochèrent la tête, mais je vis dans leurs yeux qu’ils n’étaient pas convaincus.

 

Et moi non plus, pour être honnête.

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