Créé le: 04.03.2015
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Le chemin de Xavier

Nouvelle

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Ce 30 septembre 1937, Xavier a 21 ans et une vie pleine de promesses l’attend. Son avenir semble tout tracé, mais dans le fond de son être, une fissure l’oblige à tout remettre en question. Il se doit d’assumer, sachant que sa vie et celle de ces proches vont basculer.
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Chap. 1: Jeudi 30 septembre 1937

À l’aube de ce trente septembre 1937, Xavier somnolait dans sa chambre à Cagreu dans le Jura bernois. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit; aujourd’hui, il célébrait son vingt-et-unième anniversaire et il se considérait désormais un homme.

Dès lors, impossible de museler ce sentiment de rébellion qui le hantait depuis que Dolorès, sa maman, lui avait relaté comment son Espagne d’origine en était réduite à courber l’échine sous le joug de la dictature.

Il se devait de partir, et seul, car bien que très épris de Murielle, la quête qui s’imposait à lui, exigeait l’éloignement en solitaire.

Il lui fallait donc renoncer à sa sécurité. Et maintenant. Et tout de suite. Sous peine de ne plus en avoir le courage.

Dernièrement, Xavier avait secrètement contacté celui qu’on appelait José, qui lui avait appris qu’un groupe déserterait la Suisse ce soir même pour la ville d’Albacete en Castille.

Troublé, il se leva et contempla son repaire. Il retira les trois vrenelis reçus du grand-père de même que les quatre billets de dix francs patiemment économisés de leur cache. Les autres dormaient, néanmoins il se méfiait de la cinquième marche de l’escalier, celle qui grinçait et le dénoncerait.

Arrivé au bout du corridor, il poussa précautionneusement la porte du logis familial et la referma derrière lui et son adolescence.

Son regard s’appuya sur l’ombre des fruitiers du verger comme pour engranger le délicieux souvenir du goût des pommes de moisson et des cerises. Puis, contournant les ateliers, le parfum de la sciure et des troncs fraîchement débités chatouilla ses narines. Instinctivement, mais consciemment, il enterra ces sensations au tréfonds de son être. Il se sentit pousser des ailes, et s’envola pour sa destinée.

Ses pas le menèrent, dans la semi-obscurité de l’aube, à la Foule, cette futaie sauvage et dense qui séparait la demeure de ses parents du village de Loveresse, où il retrouverait ses acolytes.

Dès qu’il pénétra dans cette forêt qu’il avait tant parcourue et explorée dans son enfance, les arbres vigoureux semblèrent lui murmurer de rester, de ne pas s’en aller, de profiter de l’avenir qui se profilait juste devant lui, de ne pas risquer sa vie pour une cause dont il ne connaissait presque rien; les feuilles qui commençaient à tomber lui chuchotèrent la fragilité du destin; le brouillard qui s’effilochait le long du ruisseau lui souffla que la mort lui fixait peut-être rendez-vous. Et tandis que s’élevait le chant d’une mésange, son cœur se mit à palpiter! Son choix était avéré et le cours de l’Histoire changerait grâce à sa bravoure et sa force.

Alors qu’il atteignait la route de Bienne, une camionnette brinquebalante, conduite par un José taciturne, s’arrêta près de lui dans un grincement de freins usés et celui-ci lui enjoignit de monter. Xavier s’engouffra dans la voiture, ravi de l’aubaine.

Une fois installé, il le bombarda d’interrogations: une guerre civile sévissait-elle? Que dans certaines familles, on se déchirait? Et comment lui, Xavier, sauverait-il ce peuple et le conduirait-il jusqu’à sa libération? Et… Le vieil ibère sourît de toutes ses dents cariées et lui rétorqua qu’il trouverait rapidement les réponses; il lui brossa nonobstant un tableau succinct de la situation.

Oui, l’Hispanie républicaine sombrait dans la révolte et des hommes et des femmes affluaient du monde entier pour combattre aux côtés de leurs frères et sœurs. Tous ces amoureux de la liberté, venus pour défier les nationalistes (qui deviendraient les franquistes), étaient regroupés en une espèce de légion équipée d’armes et d’uniformes disparates. Et José, qui rentrait du front, lui délivra un récit qui le sidéra et le troubla au plus profond de lui.

Les Brigades Internationales avaient contribué en début d’année, au prix de pertes énormes, à éviter l’encerclement de Madrid par les troupes traditionalistes. Les blessés, fréquemment abandonnés à eux-mêmes, trahissaient la violence et la cruauté des combats. Toute insurrection semant le malheur et la désolation, beaucoup en mourraient ou survivaient estropiés.

À Genève, ils rallièrent une dizaine de volontaires et traversèrent la frontière à la nuit tombée par des passages détournés afin d’échapper aux douaniers. Et alors qu’ils s’enfonçaient dans la clandestinité, leur existence fut à jamais bouleversée.

Ce qui arriva ensuite, nul ne le saura jamais, car toutes et tous se sont solennellement engagés à garder le silence sur ce qu’ils endureraient, tant que la tyrannie prédominerait.

 

Chap. 2: Et pendant ce temps, à Cagreu…

Au matin de ce trente septembre, Dolorès voulut surprendre son aîné en lui apportant son chocolat matinal sous la couette, supputant que son grand quitterait bientôt le nid. Et elle espérait au fond d’elle-même qu’il divulguerait lors des festivités qu’elle combinait en cachette pour la soirée, son désir d’épouser Murielle, la jeune fille dont il était épris.

Heurtant doucement au chambranle, Dolorès ne perçut aucun bruit. Un étrange pressentiment la saisît et elle entra, et butant sur le lit défait, elle chercha un message, une lettre: rien. Au courant du secret de Xavier, elle souleva le matelas et comprit. Son sang espagnol ne fit qu’un tour; son Xavier, la chair de sa chair, avait pris le chemin de la patrie qu’elle n’avait pas revue depuis son mariage.

Dolorès s’écroula, submergée par l’émotion. D’abord de la fierté, puis de la tristesse et enfin de la culpabilité. Mais bien sûr; mais pourquoi lui avoir dévoilé les discussions enflammées avec ses compatriotes au club hispanique? Elle se reprit et en parfaite maîtresse, et de ses nerfs et de la maisonnée, apprêta le petit déjeuner. Lorsque tous furent installés autour de la table, elle adopta une intonation dégagée et annonça: «Xavier ne se joindra pas à nous pour la fête. Il poursuit son idéal, qui l’éloigne de Cagreu. Aussi, je vous interdis de prononcer son nom jusqu’à ce qu’il s’en retourne».

Tous, ils échangèrent des œillades empreintes de questionnements, mais on ne discutait pas, lorsque la mère utilisait ce ton sans réplique.

Quand Murielle vint pour l’aider à mijoter les agapes comme elles l’avaient comploté, Dolorès l’invita à la suivre au jardin, puis elle lui raconta ce qu’elle soupçonnait. Elle l’enlaça et la supplia de partager avec elle cette révélation comme preuve de son attachement pour Xavier. Bien que dévastée par la nouvelle, Murielle promit d’essayer. Elle lui confia que depuis quelques semaines, Xavier paraissait se détourner d’elle, souvent perdu dans des pensées auxquelles il refusait de l’associer et qu’elle avait craint un désamour de sa part.

 

Chap. 3: Début décembre 1938, à Cagreu

En cette matinée d’hiver, un soleil radieux réchauffait la nature jurassienne habillée d’une blanche couverture et mille étoiles scintillaient dans les champs enneigés. Un calme bienveillant régnait aux alentours. Dolorès avait ouvert grand les fenêtres pour jouir des rayons hivernaux tandis que s’égrainaient mélodieusement les notes du concerto de Schumann.

Une silhouette noire, hésitante et trébuchante, les épaules pliant sous un accablement perceptible, s’approcha de l’habitation. À ce moment-là, Paxi le chien fidèle, s’élança en aboyant joyeusement. Xavier était de retour!

Entendant le bouvier japper pour saluer un ami, Dolorès jetât un coup d’œil et apercevant Xavier, bondît à sa rencontre.

Alors un torrent de larmes submergea Xavier et il se blottît dans les bras larges ouverts de Dolorès. Elle l’entraîna dans la maison vide de tout occupant et, sans un mot, lui coula un bain. Il s’immergea avec délectation dans l’eau chaude, et accueillit l’ardeur qui renaissait dans ses membres endoloris et la joie du retour au bercail.

Dolorès ne posa aucune question, mais se réfugia dans son sanctuaire, la cuisine. Et là, elle se laissa envahir par la gratitude, et loua le Ciel de lui avoir ramené son garçon.

Sur le coup de midi s’attablant pour le déjeuner, tous remarquèrent une assiette supplémentaire. À la vue de la mine épanouie de Dolorès, ils s’exclamèrent: il est revenu!

Un Xavier méconnaissable apparut, voûté, le visage balafré par une entaille congestionnée et dans les prunelles un éclat sombre. D’une voix grave, il affirma qu’il ne parlerait pas de ce qu’il avait vu, vécu ou fait. Mais qu’il ne regrettait rien, ni ne ressentait de honte pour ses actes. Et il s’assit calmement.

Scrutant autour de lui, il s’imprégna de la chaleur et la convivialité du foyer. Dans la cheminée de pierre jaune du Jura crépitait un feu d’épicéa qui embaumait la pièce; le plafond était zébré de nobles poutres en chêne. Les passions paternelles étaient réunies dans ce séjour: le bois et la pierre. Le père leur avait ainsi passé son amour et son respect pour deux matériaux authentiques et immuables, tout comme les valeurs humaines qui en découlaient.

Au-dehors, la butte toute de blanc vêtue et la place de jeux cachée sous le majestueux tilleul lui rappelèrent les descentes en luge, et notamment, un certain arrêt brutal contre un prunier. Il frotta sur sa jambe droite la balafre qui zigzaguait sur son tibia. Mais au moins, cette cicatrice-là était-elle liée à un moment heureux!

À sa gauche, trônait le piano de Dolorès et il se souvint des mélodies entonnées en chœur à chaque occasion. Et Murielle, en jouerait-elle pour leurs enfants?

À cette évocation, sa vision se brouilla et il frissonnât. Non seulement il avait échoué dans sa quête de libérer l’Espagne, mais sans doute même avait-il perdu l’affection de sa bien-aimée.

Plus tard, Dolorès le questionna au sujet de Murielle. Hésitant, il s’enhardît à demander si elle l’avait attendu. Il n’osait penser à la souffrance qu’il lui avait causée un an auparavant, en l’abandonnant sans explication. Pourrait-elle lui pardonner, lui que les remords ne cessaient de torturer?

Dolorès lui conseilla de courir chez elle, de lui révéler les raisons de son départ, mais surtout de lui déclarer sa flamme.

 

Chap. 4: Samedi 24 décembre 1938

On se préparait à fêter la veillée de Noël couplée avec les fiançailles de Xavier et de Murielle. De tous côtés, on s’activait. Des rires et de la musique résonnaient et du bonheur flottait dans l’air.

Lorsque, à l’heure du thé, un véhicule militaire gris roulant au ralenti s’immobilisa dans l’allée. Trois types s’en extirpèrent et le gradé réclama Xavier; qui fut menotté sans autre forme de procès, devant les siens médusés. Un des militaires eut ce commentaire avec un fort accent suisse allemand: «Quand on est communiste et qu’on sert dans une armée étrangère, on ne mérite que la prison!»

 

Épilogue

Xavier fut condamné à six mois de détention, et il fut en outre dépouillé de ses droits politiques pour le reste de ses jours.

FIN (Communiqué de l’Agence télégraphique suisse, mars 2009)

L’Assemblée fédérale a finalement accepté un projet de loi d’amnistie. Les brigadistes suisses partis se battre contre le franquisme en Espagne dans les années trente sont en passe d’être réhabilités. Emprisonnés à leur retour pour avoir servi dans une armée étrangère, ils se sont vu refuser cette mesure à plusieurs reprises.

Au total, quelque 800 Suisses ont rejoint les Brigades internationales pour défendre l’Espagne républicaine. Entre 1936 et 1939, 170 d’entre eux sont morts au combat. Aujourd’hui, seule une petite poignée est encore en vie

Commentaires (1)

ro

root
09.03.2015

Bravo à Indaba pour cette première nouvelle conséquente!

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