Créé le: 11.09.2016
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La vengeance

PolarLe Polar 2016

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© 2016-2025 1a Liam

© 2016-2025 Liam

Quelque part, dans un lieu sordide et secret, se trouve prisonnier un être spécial, unique... qui n'a pour toute ambition que de tuer, tuer quelqu'un, tuer un homme, oui, qui lui a fait un tort, certes... Mais dont le motif de la vengeance est totalement oublié !
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Il est là. Je l’observe. Depuis plusieurs semaines, je l’observe. J’ai guetté tous ses faits et gestes, toutes ses habitudes. Le moindre de ses mouvements. Tout ce qu’il fait, je l’ai enregistré. Je ne peux pas retenir les heures, les instants précis. Mais je sais comment il fonctionne. Je sais ce qu’il va faire, après manger. Ce qu’il va faire, dès que la lumière perce les parois de verre. Je sais quand il va manger, quand il est seul. Quand il va manger, quand il n’est pas seul. Tout, j’ai observé. Je sais quand il est fragile, quand il est invincible. Malgré la peur. malgré la douleur, malgré ma prison, je l’ai observé.

C’était la première partie du plan. La toute première. Le début était d’observer ce monde gros, difforme. Dans lequel il bouge, il se déplace. Ce monde de démon. Son monde à lui. Il disparaît parfois, puis réapparaît seul, ou avec quelqu’un d’autre. Par la grande porte. Ce qu’il fait dehors, je ne le sais pas. Mais je n’en ai pas besoin. Je sais qu’il est un monstre.

De mon poste d’observation, les bruits sont étouffés. Mais j’ai pu entendre différents sons étranges. Peut-être tue-t-il d’autres personnes ? Comme il l’a tué, elle. Peut-être est-il reparti dans son univers perfide. Peut-être massacre-t-il des innocents ? Encore plus ? Je sais qui il est, maintenant. De quoi il est capable. Tout est possible. Il est capable du pire, comme du pire encore.

Et quand il ramène quelqu’un, il va s’enfermer dans la grande pièce d’à côté. Quelqu’un comme lui, avec des appendices longs et fins, tueur de plus. Souvent, le corps plus souple. Pour des travaux plus durs. Des sons s’échappent. Des cris. Des huées. Étouffés. Une victime. Ou même plusieurs personnes. C’est insupportable, ces râles. Il faut que j’agisse. Il faut que je fasse cesser tout ça.

Sans oublier… ce qu’il a fait. Ce qu’il m’a fait. Cette traîtrise, ce coup dans le dos.

Cette méchanceté, cette mesquinerie. Cette douleur. Il est temps de laver l’affront, il est temps de faire cesser l’injustice et le danger. La menace doit être éliminée.

J’y ai longtemps réfléchi. Comment agir ? Je suis retenu par ces parois. Très peu d’espace, champs d’action restreint : il peut observer chacun de mes mouvements, comme j’ai observé les siens. Pas de cachettes, dans le château. Rien. Si je tente la moindre sortie, il le verra. Autrefois, j’étais protégé, je me sentais en sécurité. Mais en fait, je ne suis qu’un prisonnier. Attendant l’heure de son exécution. Qui ne viendra peut-être jamais Que personne ne verra. Je suis toujours caché, personne ne me remarque, sauf lui. Je suis seul face à lui. Dépendant de lui. Soumis à lui. Jusqu’à maintenant.

Je me suis résolu à l’idée de ne pas quitter cet endroit bizarre. Ces parois salies, ces multiples ouvertures trop lointaines, pièces aux mille secrets. Mais je sais que ma mission n’est pas de m’échapper, de vivre. C’est de tuer. Je dois le tuer. Lui. Je dois débarrasser le monde de cette engeance. Est-ce juste ? C’est juste. Il n’y a plus de justice. Il n’y a que lui, le vide et moi. Et ce qu’il a fait. Je ne m’en rappelle plus. Mais il l’a fait.

Je ne sais pas comment agir. Malgré mes observations. Je sais que ces parois me retiennent. Et les franchir est compliqué. Très compliqué. Mais pas impossible. Une fois dehors, je ne dois pas rater mon coup. Parce que j’ai peu de temps. Parce que s’il me voit, il me remet derrière cette prison. Ou peut-être pire. Il faut agir vite. Très vite. Sans qu’il ait le temps de réagir et de me séquestrer à nouveau. Il n’y aura pas de secondes chances. Il faut rapidement le tuer. Mais avec quoi ? Là est la vraie difficulté. Je n’ai pas d’armes. Rien autour de moi. Il ne m’en a pas laissé. Trop dangereux

pour lui. Rien. Il faut que j’en saisisse une. Avant de devenir fou pour de bon. Avant d’être trop faible. Mais le temps hors de ma prison est trop court pour que j’en atteigne une. Tous les délais sont courts, le temps manque et tout est trop loin. Je ne peux pas empoisonner sa nourriture : il n’y a pas de poison dans sa maison. Je ne peux pas le blesser, le frapper, il est trop fort pour que je lui fasse le moindre mal. je suis trop faible pour lui faire le moindre mal. Il s’est muni lui-même de plein d‘objets dangereux, meurtriers. Pour nous torturer Mais trop complexes à utiliser. Trop lourds. Pas assez de temps, aussi.

Il faut donc que je trouve un autre moyen. Quelque chose de plus efficace. Quelle arme ai-je à disposition ? Rien de ce qu’il a mis près de moi. C’est juste un décor, quelques objets factices. Pour éviter le vide total autour de moi. Ustensiles inutiles ; hypocrites comme lui. Rien de l’univers dans lequel je baigne ne me permettrait de le tuer.

À part moi-même, peut-être. À part mon corps, et ma force la plus élémentaire. Si je m’élance rapidement. Sans qu’il s’y attende. Que je le frappe. C’est ma seule chance. Mais pour ça, il faut que je m’entraîne, que je m’exerce, et que je trouve le bon moment.

La nuit. Lorsqu’il est enfermé dans la pièce d’à côté, seul ou avec quelqu’un. La nuit je m’exerce. Discrètement. Prudemment. La moindre erreur, et c’est la mort. Je le sais. Je ne dois pas échouer. Je dois devenir meilleur. Je dois devenir le meilleur. D’entre tous. Je dois me dépasser, être capable de vaincre. Même le plus fort de mes ennemis. Même lui.

Et en m’entraînant, je repère le meilleur moment. Je réfléchi auquel serait idéal. Auquel serait parfait. Et je crois que j’ai trouvé. J’ai trouvé quand. Oui, ce moment est parfait.

Il est suffisamment proche de moi, il est sans défense, sans gardes. Il vient contre moi. C’est le moment idéal pour le frapper. Quand il m’apporte à manger. Lorsqu’il vient me nourrir, moi, son prisonnier. Le seul moment où il me donne un peu d’attention, où il me donne un minimum de respect. Le seul moment où il se moque vraiment de moi, puisque cette nourriture me permet de subsister. Me permets de rester son esclave. Son jouet. Comme elle l’a été. Je crois. Avant qu’il ne vienne. Et il viendra pour moi aussi. Mais je le tuerai. Pour… elle. Qui elle est ? Je ne sais plus. Mais je n’ai pas oublié : je dois la venger.

Je sais quand agir. Je sais comment agir. Il ne me reste plus qu’à m’entraîner. Je dois être prêt. Prêt pour le grand final. Le grand plongeon. Le grand saut. L’air libre. La colère. La haine. Je vais m’entraîner la nuit, sans qu’il le voie. Me propulser. Avec le plus de force, pour le frapper. Le frapper et le tuer. Lui. J’ai peut-être oublié tout le reste, oublié ses habitudes, tous ce que j’ai observé. Oublié ses actes. Parce qu’il m’a tout enlevé. Mais je n’ai pas oublié ce que je veux. Je veux me venger.

§

Frédéric passe le pas de sa porte, la referme derrière lui, puis dépose sa clé sur le meuble dans l’entrée de son appartement. Il enlève ses chaussures, mouillées par la pluie qui fouette le bitume extérieur, puis son manteau ruisselant d’eau. Il se secoue un peu, fatigué par sa journée, puis avance de quelques pas jusqu’à la cuisine.

Le voilà. Je suis prêt. Entraîné. Surentraîné. Capable de le tuer. De me venger.

Depuis la cuisine, il demande à la charmante jeune femme qui l’accompagne :

– Tu veux boire quelque chose, avant que je ne commence la cuisine ?

– Tu as des bières ?

– Il doit m’en rester de ce week-end.

Il se dirige vers son frigo, tandis que la belle noiraude sulfureuse qu’il a rencontrée dans un bar du quartier, après son travail, le rejoint. Il lui tend sa bière et, de ses yeux intéressés, admire une énième fois la beauté et les formes avenantes de sa conquête du jour. Puis il s’ouvre la sienne.

Il ne se doute de rien. Il va bientôt venir. Me nourrir. Même lorsqu’il est avec quelqu’un. Il vient. Sans se méfier. Mais ce sera son erreur, et sa mort. Personne ne le sauvera. Comme personne ne me sauvera.Personne ne l’a sauvée elle.

– Alors, c’est là que vit Frédéric, le bel Apollon du quartier ?

Amanda marche tranquillement, parcourant délicatement le studio du jeune homme qui lui répond depuis la cuisine :

– Eh oui. Même les Dieux peuvent habiter dans des logements modestes. Ça n’en décuple que davantage leurs charmes.

– Vraiment ? Et comment cela ?

– Eh bien j’ai une théorie. Plus l’endroit est petit, avec quelqu’un d’irrésistible à l’intérieur, plus l’alchimie entre les personnes présente devient forte par leur proximité, et leur sensation de confort grâce à l’intimité du lieu. C’est un cocon sensuel.

Qu’est-ce qu’il fait ? Il ne vient pas ? Oublier de me nourrir ? Pousser l’hypocrisie jusque-là !Et tous mes plans tombent à l’eau !

– Donc, tu dis que ton appartement cosy sert à me donner envie de te sauter dessus ?

Elle prononce ces mots tout en s’approchant de lui, pour que leurs visages s’effleurent presque, pour que leurs souffles respectifs se posent sur la peau de l’autre. Ou, du moins, suffisamment pour s’en donner des frissons.

– Exactement.

– Nous pourrions l’expérimenter, avant le repas ? Et après, évidemment.

– Je crois que je vais vous accordez cette faveur, belle sirène.

Amanda se dirige alors, flattée, vers la porte de la chambre, de manière gracieuse et presque fébrile. Cependant, juste avant de la franchir, Frédéric se rappelle qu’il a une petite tâche à accomplir.

Il quitte la cuisine en souriant. Il a préparé dans sa main un petit tas de divers aliments séchés pour son poisson.

Il se rapproche du bocal.

Sans se soucier de rien.

Le voilà ! C’est l’heure. Il se rapproche ! Je suis prêt. Encore un peu, juste un peu, puis j’aurai ma vengeance !

Maintenant ! Vengeaaaaaaance !

Sans avoir le temps de réagir, alors que Frédéric n’est qu’à quelques centimètres du bocal, son poisson s’élance avec vivacité dans l’atmosphère, en direction de son visage. Il n’a que le temps d’entendre Amanda crier, et de crier lui-même de surprise, que déjà son animal de compagnie, habituellement contemplatif, s’immisce dans sa gorge et lui bouche l’œsophage, en lui comprimant la trachée, empêchant ainsi l’air de passer.

Où suis-je ? Serait-ce la mort ? Non, je sens encore mon corps, des odeurs putrides… je suis en lui ! Il semble mal en point. Peut-être lui fais-je mal ? Alors je dois rester. Continuer ! Jusqu’à ce qu’il meurt de douleur. C’est ma vengeance.

Frédéric se courbe, en essayant de cracher son poisson rouge qui lui bouche les voies respiratoires. Il étouffe, il devient rouge, puis blanc, en passant par un bleu violacé des plus magnifiques. Amanda se précipite, se place dans son dos et serre avec vigueur son ventre, mais rien ne se passe. Le petit animal reste là où il se trouve.

Il y a… trop de… pression. Je dois… tenir… je me suis… entraîné… j’ai… attendu… je dois… aller

jusqu’au bout ! Jusqu’à… la mort.

Mais rien n’y fait. Le poisson reste en travers de la gorge du beau jeune homme, maintenant totalement dépassé par la vie qu’il sent le quitter peu à peu. Et, alors que ses derniers souffles s’échappent, alors qu’il peine à respirer, sous les yeux complètement choqués et affolés de la divine Amanda, dans sa gorge, le poisson rouge jubile avant sa propre mort et chante, au moment d’expirer :

Victoire ! J’ai… réussi… je me suis vengé. Fallait pas… se foutre… de moi.

§

Par une belle matinée d’octobre, alors que la pluie scande l’arrivée de l’automne, un petit poisson heureux s’éveille au creux de son bocal. Il s’élance avec vivacité dans cet élément qui est le sien, l’eau, et parcours d’une traite son foyer, le seul dont il se souvienne. Il se dirige vers le château, sur le sol de cailloux artificiels. C’est là que dort sa Dulcinée, cette demoiselle aux écailles si lumineuses, lorsque le soleil perce les parois de verre du bocal, et aux nageoires si fébriles.

Mais ce matin, elle n’est pas là. Il ne la voit pas à l‘endroit habituel, le lieu convenu de leurs rendez-vous journaliers. Le seul détail qu’il ne puisse jamais oublier, pas seulement parce qu’il l’aime, mais parce que c’est le seul endroit de leur bocal restreint où il est possible de convenir d’un rendez-

vous amoureux !

Et pourtant, elle est absente… chose étrange, d’ailleurs, parce qu’elle ne loupe aucune de leur rencontre, et lui non plus, d’ailleurs, sauf les fois où ils ne se rencontrent pas. C’est du moins ce que se dit le poisson rouge à la mémoire défaillante et la logique légèrement restreinte.

Mais elle est là, là-haut, simplement retournée, sur le dos, à léviter, dormante comme une pucelle ! Alors il se précipite vers elle, heureux de la retrouver enfin, même s’il a oublié pourquoi il était inquiet quelques instants auparavant, finalement.

Il tourne autour d’elle excité, fougueux, l’admirant dans son sommeil. Son si doux sommeil. Il l’aime, au oui, il l’aime tant ! Il a hâte qu’elle s’éveille, pour le rejoindre, pour faire des tours de bocal, comme tous les jours, oublier de quoi ils ont parlé pour en reparler encore et encore. Revivre une journée de plus, la joie éternelle.

Et soudainement, au milieu de tous ces espoirs candides, au milieu de cette béatitude amoureuse, une énorme épuisette plonge dans ce petit monde bien rangé. Une épuisette que le poisson fuit rapidement, ne sachant ce qu’est cette monstrueuse chose. Il remarque trop tard, néanmoins, que son Héloïse se voit entraînée, toujours immobile, par la titanesque structure étrangère.

Affolé, il se précipite jusqu’à toucher l’épuisette, dans laquelle est déjà retenue prisonnière sa Iseult. Mais malgré toutes ses suppliques, malgré ses mouvements, elle ne s’éveille pas. Qu’a-t-elle ? se demande le poisson. Mais le temps de se poser cette question, et déjà sa douce et tendre Juliette se disparaît hors de leur univers. Et à travers la parois de verre, il voit ce géant, celui qui les nourrit, qui

les protège, habituellement, il le voit amener le petit corps jusqu’à une énorme corbeille de métal. Le couvercle se referme, la sentence est tombée. Elle ne reviendra plus.

Le poisson, complètement perdu, angoissé, ne peut que fixer, impuissant, ce qui maintenant est immuable : l’objet de sa solitude.

Mais il y a un coupable : celui qui l’a prise dans son sommeil pour l’emmener si loin de lui. Oui, lui, ce tortionnaire, celui qui se faisait passer pour un protecteur, il l’a emmenée, il l’a tuée. Elle dormait seulement, elle dormait, c’est tout, il fallait lui laisser le temps de la réveiller. Mais il ne l’a pas laissé. Il l’a tuée.

Lui, lui et lui, toujours lui, encore lui, éternellement lui, pour toujours lui !

Une nouvelle raison d’être, une nouvelle volonté se dessine dans le cœur et l’esprit du petit poisson : la vengeance. Oui, il va se venger. De cet être qui lui avait pris sa moitié, son Eurydice, il va se venger. Il va se venger de lui, alors que déjà, dans le contour de ses souvenirs, s’efface les traits du poisson rouge qui avait habité son cœur.

Commentaires (1)

Pierre de lune
19.10.2016

Pour une surprise, c'est une surprise ! Impossible de regarder de la même façon un bocal de poisson rouge, maintenant... Belle manipulation du lecteur en tout cas :-) Au plaisir de lire d'autres nouvelles de votre création,

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