Créé le: 22.05.2025
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La somme de toutes les lâchetés
Le théâtre est vivant, un monde à l’intérieur du monde, où le jeu humain s’exprime dans toute sa beauté et ses drames et, s’il n’y a pas de vérité sur scène, le théâtre n’en demeure pas moins un espace de partage, une tribune, une fusion des genres et des espèces.
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Hors-scène. Au comptoir des billets.
— Une coupe de champagne avant le spectacle ?
— Plutôt à l’entracte. Tu as vu le programme ?
— Voui… un drame sur fond de violence faite aux enfants, un truc dans le genre.
— Ah, on ne va pas rire beaucoup.
— Plutôt pleurer à se tordre.
Trois coups. Le rideau se lève. Chuuttt !!!
C’est une scène de café de village, doté d’un comptoir qui fait dépôt de pain et d’une salle avec quelques tables rondes, occupées par des habitués. Dehors, c’est un matin un peu frais pour la saison. Un soleil pâle baigne une place plantée de deux grands peupliers, un vieux banc et une fontaine à la joie mesurée.
Un homme, la cinquantaine, rentre et se présente au point de vente, commande une baguette. Au moment de payer, une pièce lui échappe. Elle roule jusqu’à une table qu’un vieux monsieur occupe, un journal à la main. L’homme se rapproche, s’agenouille puis se fige.
Acte I : Café amer
Scène 1 : Souvenirs, Souvenirs
L’HOMME se redresse lentement et se glisse sur la chaise en face, inoccupée, lève un bras, se racle la gorge.
L’HOMME : Un café, s’il vous plait. Je règlerai le pain avec, merci. (Il fixe le vieux monsieur.) Vous permettez ?
Son interlocuteur a manifestement passé le cap des quatre-vingts ans mais il est resté robuste, large d’épaule, la mâchoire carrée. Il porte des verres fumés. Ses mains sont épaisses, comme gonflées à l’hélium. Il abaisse son journal de quelques centimètres. Regard aveugle. Il opine légèrement.
L’HOMME boit son breuvage. Il est tiède et amer. Il repose la tasse.
L’HOMME : C’est amusant la mémoire. Elle présente des mécanismes de défense, sous forme de variations, de changements subtiles. Comme ce café qui me renvoie à mes visites chez ma grand-mère, qui me servait une espèce de goudron rallongé avec de l’eau. C’était ignoble mais ça m’a marqué.
L’HOMME réajuste sa position sur sa chaise.
L’HOMME : Par effet boomerang, je me souviens aussi de ses punitions infligées à la suite d’une bêtise, quand elle m’enfermait dans les latrines extérieures, endroit sombre et insalubre envahi par de grosses araignées. Elle m’y laissait quelques minutes qui me paraissaient des heures. Je n’étais qu’un gamin, je promettais ce qu’elle voulait, mais je recommençais bien-sûr. Mes parents feignaient de ne rien savoir de tout cela.
Acte I
Scène 2 : Je vous retrouve en mon cœur
L’HOMME termine son café, claque la langue et grimace.
L’HOMME : Une immonde madeleine de Proust…
LE VIEIL HOMME n’a pas bougé, le journal devant les yeux, toujours ouvert à la même page.
L’HOMME : C’est ce tatouage de houlette à votre poignet, et vos mains, qui m’ont ramené à ces années maudites. Oui… ces battoirs qui me déformaient le visage et, en poings, me martelaient le dos et les épaules, votre façon bien particulière que vous aviez de feinter en lançant un bras puis l’autre, suivi de vos pieds avec lesquels vous frappiez nos tibias. Sans aucun doute, vous êtes ce Père L., ancien professeur et directeur du collège que j’ai fréquenté deux années. Lors de vos sermons, vous nous abreuviez de ces idées de grandeur, de discipline et de pureté. Mais vous n’étiez qu’une brute sournoise.
Dans un bruissement, le journal s’abaisse. LE VIEIL HOMME inspire longuement, enlève ses lunettes, se pince l’arête du nez puis remonte jusqu’à la racine des cheveux.
Voix rauque qui roule comme un orage.
LE VIEIL HOMME : J’en ai mis des raclées, aucune ne fut imméritée.
Acte II : Un problème de méthode
Scène 1 : Des lions et des agneaux
C’est la fin de la matinée. Derrière le comptoir, le barman range verres et tasses. Le VIEIL HOMME plie son journal et le lisse avant de le déposer bien à plat, sur la table. Il feint de joindre les mains puis se ravise et les pose sur ses genoux.
L’HOMME fixe les bras du vieil homme.
L’HOMME : Ça vous démange toujours, n’est-ce pas ?
LE VIEIL HOMME hausse les épaules.
LE VIEIL HOMME : C’était une autre époque. Aujourd’hui, tout ceci ne serait plus possible. Les nouvelles générations sont éduquées dans le satin et la niaiserie. Le collège formait des hommes, pas des mauviettes.
L’HOMME : Nous n’étions que des gamins un peu turbulents. Cela ne vous donnait pas le droit de nous cogner !
LE VIEIL HOMME pouffe.
LE VIEIL HOMME : Pas le droit ? Vos parents nous donnaient ce droit, signaient pour vous redresser. Avec nos méthodes, vous sortiez tous avec un diplôme, un avenir et des valeurs. Et ils payaient cher pour ça, ne vous montrez pas ingrat…
L’HOMME : Vous nous dressiez comme des animaux: par la terreur. Entre nous, nous agissions comme des prédateurs. Vous trouvez que c’est une réussite ?
LE VIEIL HOMME : Entrés comme des agneaux, sortis comme des lions…
Acte II
Scène 2 : Passe d’armes
Le café s’est vidé. Derrière son zinc, le serveur lorgne sur sa montre. LE VIEIL HOMME pince son pantalon, affectant de le réajuster. L’HOMME serre les poings.
L’HOMME : J’ai gardé contact avec des anciens. La colère, notre colère, n’est pas retombée !
LE VIEIL HOMME étire ses lèves en un rictus mauvais.
LE VIEIL HOMME : Oh, on y est allé un peu fort peut-être, mais il y a prescription.
L’HOMME : Vous nous disiez que « l’homme est un apprenti et la douleur son maître ». C’était votre mantra, tiré des fleurs du mal.
LE VIEIL HOMME : Faux, Musset, et vous oubliez la suite : « … et nul ne se connait tant qu’il n’a pas souffert ». Hormis certaines leçons manifestement mal apprises, avez-vous bien souffert, mon ami ? Vous semblez vous en être plutôt bien sorti…
L’HOMME : Il y a des cicatrices invisibles. Nombreux sont les anciens élèves à s’être perdus par la suite, la délinquance, la drogue, la dépression. Il y a eu des victimes. Certains ont même mis fin à leur vie !
LE VIEIL HOMME relève le menton en signe de défi.
LE VIEIL HOMME : Soit, certaines âmes se sont perdues, je ne le nie pas, mais pour combien de réussites ? J’incarnais une certaine simplicité, avec talent j’aime le croire. Je vous ai protégés de la complexité du monde, vous ai aidés à planifier l’avenir.
L’HOMME : Vos grands mots ne vous sauveront pas. Ils ne sont que ça, des grands mots. Ils ne vous protègeront pas d’une éternité en enfer.
LE VIEIL HOMME : L’enfer, c’est votre bêtise.
Hors-scène. Entracte au bar du théâtre.
— Pas mal ces petites bulles…
— Pas aussi frais que ce spectacle.
— J’ai entendu dire que l’auteur est un ancien de ces mmm… établissements de redressement, théâtres de certains excès.
— Pas comme ce champagne, j’en abuse et pourtant il est consentant.
— Toute cette violence… ça ne résout rien.
— C’est peut-être qu’ils n’ont pas frappé assez fort.
Acte III : L’enfer à nos pieds
Scène 1 : Des parasites
Les deux hommes sont sortis du bar et, machinalement, se sont dirigés vers le vieux banc de la place pour s’assoir comme deux vieilles connaissances. Le ciel s’est couvert, glaçant le lieu que le clapotis de la fontaine attriste davantage. LE VIEIL HOMME avait récupéré une canne en quittant l’établissement. Il claudique. L’HOMME avait oublié sa baguette de pain. À leurs pieds quelques pigeons s’agitent. Un vent mauvais se lève.
L’HOMME : Je vais vous parler d’enfer. Il démarrait au petit matin, quand, la boule au ventre, je prenais le bus pour me rendre au bagne, une heure et demie de trajet puis l’écrasant portail sous lequel nous passions, la tête baissée. Des journées interminables rythmées par les cours, les brimades, les coups, les menaces, les bagarres de récrés, celles dans le bus et le travail encore, à la maison. Nous n’étions jamais assez bons pour éviter les coups de poings, les coups de pieds, les coups de compas et les trousseaux de clefs plantés dans le crâne. Chaque jour, nous pouvions nous retrouver sous votre courroux ou celui de vos sbires, élèves appliqués et apprentis sadiques. Nous n’étions jamais à l’abri, vous ne le permettiez pas, car il nous fallait vivre dans une terreur continuelle pour casser tout esprit de rébellion.
LE VIEIL HOMME : Mmm… saviez-vous que j’étais aumônier dans l’armée auparavant ? J’y ai beaucoup appris, la cohésion, la discipline, l’esprit de corps… tout ce qui fait la différence sur le terrain entre un homme debout et un macchabée. Le vérité du champ de bataille, creuset des vrais hommes.
L’HOMME : Nous n’étions pas des soldats, juste des gamins un peu perdus qui avaient besoin d’être accompagnés, rassurés, guidés.
LE VIEIL HOMME pouffe puis donne un violent coup de pied à un pigeon venu picorer le bout de sa chaussure. Le volatile roule sur plusieurs mètres. Il étire encore ses lèvres en un rictus dégoûté.
LE VIEIL HOMME : Voyez ces parasites, toujours à rôder pour voler quelque chose, incapables de subsister par eux-mêmes. Voilà ce que vous seriez tous devenus sans nous, des rebuts de la société accrochés à vos géniteurs. Oui… des parasites dangereux, à domestiquer à défaut d’être éliminés. L’homme est un pou pour l’homme.
L’HOMME : Le vrai parasite, c’est votre orgueil.
Acte III
Scène 2 : La politesse du bourreau
La scène se passe dans les ruelles de la ville. Les deux hommes marchent côte à côte, l’un traîne la patte, l’autre temporise. À mesure, LE VIEIL HOMME se fatigue et sa respiration devient sifflante. Enfin, ils s’arrêtent devant un bâtiment défraîchi dont l’entrée ouvre sur un couloir sombre et aveugle.
Le VIEIL HOMME dodeline de la tête, s’agace.
LE VIEIL HOMME : Je n’étais pas le seul à appliquer cette discipline. Pourquoi s’acharner sur moi ? Je suis âgé maintenant, voyez je vis dans cette établissement pour vieux. À quoi bon brasser tout cela, tous ces procès sont ridicules !
L’HOMME : L’oubli n’efface pas les péchés, vous et vos acolytes ne serez pas absous. Pour les victimes, il restera le chagrin.
LE VIEIL HOMME parle plus lentement, reprend sa respiration.
LE VIEIL HOMME : J’avais… imaginé une application pratique des théories de Foucault, la transformation intérieure par la coercition du corps. L’aspect punitif n’est que la mise en pratique. Je suis…
Le VIEIL HOMME semble s’affaisser, s’appuyant plus fortement sur sa canne, sa respiration reste difficile. Il reprend.
LE VIEIL HOMME : Je suis désolé que vous n’ayez pas compris. Nous aurions pu, certes, tenter de l’expliquer.
L’HOMME serre les poings, sa voix se met à trembler. Il assène.
L’HOMME : C’est là toute votre ligne de défense ? Nous n’avions ni expérience ni recul pour comprendre et encaisser vos pratiques. Quant au « nous », je ne peux pas dire que vos valets fussent pires que vous et vos civilités, votre calme au moment de frapper, c’est l’insupportable politesse du bourreau. Vous vous êtes épanouis dans la violence tout en nous anéantissant !
LE VIEIL HOMME se redresse un peu, se met à glousser.
LE VIEIL HOMME : Hier, personne ne voulait vous entendre, aujourd’hui personne ne vous croira. Tout est permis au bourreau, comme vous dites.
Sur ce dernier mot, LE VIEIL HOMME ôte sa casquette, opine lentement du chef puis s’engage dans le couloir d’un pas lent.
Acte III
Scène 3 : Un moment de vérité
La scène se passe dans une petite salle à l’éclairage chiche. Au milieu de cet espace, un cercle de chaises, toutes occupées par des ombres. Au mur, un petit poste TV où convergent tous les regards. Le son augmente brutalement, envahissant le théâtre, de l’espace scénique aux lieux d’assises.
Silence. La lumière se tamise encore, plongeant le public dans l’anonymat le plus total.
« … Le ministre, pris en étau par les sujets économiques, est maintenant fragilisé sur le dossier des violences à l’école. Il sera prochainement auditionné par une commission.
Nous venons également d’apprendre la disparition d’un des principaux accusés, le Père L., mort paisiblement dans son lit à l’âge de quatre-vingt-deux ans, apprend-on par communiqué… »
La TV s’éteint et la lumière se rallume. L’HOMME se tient au milieu du cercle de chaises, la télécommande à la main. Une voix se fait entendre.
UNE VOIX SUR LA SCENE : Ça, pour un coup de théâtre ! Enfin… s’il y a bien un endroit où tout est possible, c’est bien en ce lieu.
L’HOMME : Le théâtre est comme un miroir : terriblement passif. Le Père L. s’en est allé et échappera donc à la justice et à ses victimes mais ici et maintenant, nous pouvons encore rendre un jugement.
UNE VOIX SUR LA SCENE : Tu as raison, j’attends, comme nous tous ici réunis, un moment de vérité. Je désire engager le spectateur à dire la sienne.
L’individu se lève, se tourne vers les lieux d’assises du théâtre.
UNE VOIX SUR LA SCENE : Public, levez-vous et rejoignez-nous. C’est l’heure du vote !
Hors-scène. Toujours au bar.
Les deux hommes sont accoudés au zinc.
— Quelque chose s’est passé, finalement. La pièce a vraiment excellé dans l’art de la crise. Faire voter le public, quelle audace !
— J’avoue que le scrutin par l’antique rassemblement de corps, tous en scène, a ajouté du piquant.
— Ce fut une expérience unique en ce qui me concerne. Je ne pensais pas que le théâtre pût être un tel lieu de débat moral.
— Si ça passait à la télé, on se coucherait plus tôt, c’est sûr. Là, on s’amuse, on boit comme des bagnoles.
— Moi ce n’est pas l’alcool qui me manque, c’est plutôt l’ivresse des grand soirs. Et puis, ce qui me tuera un jour, ce n’est pas la bouteille, c’est l’indignité. Ce Père L. peut bien rôtir en enfer, ce soir nous n’avons pas opposé la barbarie à la barbarie. Les hommes ont tranché dans l’apaisement, après la nuit, dans la chaleur des corps.
— C’est beau cette vérité humaine au fond d’un verre.
Hors scène. Final.
Tout est blanc et éthéré. En ce lieu étrange, il n’y a ni corps ni décors.
LE VIEIL HOMME : Ainsi, je serai encore jugé.
LE TRES VIEIL HOMME (UNE VOIX LOINTAINE ET FORTE) : Je n’ai nul besoin de le faire. Par moi, tu te juges.
LE VIEIL HOMME : Fort bien, la justice des hommes est si faible que la vôtre ne me rassurerait guère.
LE TRES VIEIL HOMME (UNE VOIX LOINTAINE ET FORTE) : Je laisse les actes aux hommes, je scrute les pensées et ton repentir. Ici, il n’est pas trop tard.
LE VIEIL HOMME : Repentir, piètre avocat, une simple rature sur un péché qui ne s’effacera jamais.
FIN
Aux Cossards…
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