Créé le: 20.09.2016
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La satiété de l’assiette froide qu’est la vengeance
Ma vengeance... Enfin, je l'ai accomplie ! Toutes ces années à patienter, pour trouver le lieu, l'heure et le courage. Mais maintenant que j'en ai fini avec ça, que faire ?
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Je lâche mon arme qui tombe sur le sol de béton, sonnant le glas. Une mare rouge s’étend, presque à perte de vue. Il n’y a qu’autour de moi que le sang ne vient pas, comme apeuré. Il a raison. L’odeur du cuivre monte à mon nez. Il faut que je parte. Sans un regard, je me retourne et franchit la mer rouge, qui s’écarte sur mon chemin. Je sais que j’ai bien fait, mes mains tremblent d’excitation, j’ai la sensation de flotter.
– Qui a dit que la vengeance n’apportait rien ?
Ma propre voix me surprend. Je déglutis et continue mon chemin. Le silence est oppressant, mais disparaît à l’instant où je rejoins la rue. Le chahut de la ville m’accueille comme un vieil ami. Le ciel est noir d’encre, la lumière de la ville cache les étoiles. Je me suis vengé. Cette pensée qui ne faisait que m’effleurer m’apparait alors, traçant un sourire sur mon visage épuisé. Il était temps. Je suis comme dans un état second, mon esprit est clair, plus que jamais auparavant, mais j’ai la sensation que mon corps m’a abandonné. Un regard à gauche, un autre à droite, et je traverse la rue, laissant derrière moi l’entrepôt. C’est à peine si je me retourne en arrivant sur le trottoir en face, le bâtiment dégage une impression étonnante, quelque peu glauque, comme si le fait d’y avoir tuer quelqu’un l’ait soudainement donné un aspect peu avenant. Une sirène de police parvient à mes oreilles. Je suis tranquille. Je sais qu’ils ne viennent pas pour moi.
Pas aussi tôt.
– Maman…
Le gémissement d’un petit garçon attire mon attention, il m’observe, la gorge serrée par la peur. Je sais que je n’ai pas fière allure. Sa mère le tient par la main, mais ne fait pas de cas. On voit tellement de gens comme moi dans cette ville. Des gens avides de vengeance, se laissant aller. Je ne sens plus mon odeur. Elle doit être insoutenable. Le petit garçon m’observe toujours, je tente un sourire, il ne cille pas. Tant pis. J’enfonce les mains dans les poches de mon survêtement et me met en route. Un éclair déchire le ciel, je ne peux m’empêcher de sursauter. Aucun regret, mais je ne serais plus jamais tranquille après ce soir. La pluie se met à tomber, voilà pourquoi on ne voit pas les étoiles.
– La nuit risque d’être longue.
À nouveau, ma voix me surprend, quelle idée de parler seul dans la rue. Enfin, personne ne me voit. Hommes, femmes et enfants, avec ou sans parapluies, tous tracent leur route. Ils ne voient rien autour d’eux, ils ressemblent à des chevaux équipés d’œillères…
– Monsieur !
Cette fois, je fais un bond. Une main s’est abattue sur mon épaule. Je me retourne, prêt à décamper.
– Vous avez perdu ça.
Une femme me tend quelque chose que je reconnais sans peine, elle paraît minuscule dans ses longs doigts pâles.
– Je n’en veux plus.
Elle m’observe longuement, je la connais, cette dame. Quel honneur de la voir ainsi dans la rue. Les célébrités, ça reste cloitré dans leur villa de luxe sur leur île privée. Mais elle se fond toujours dans la foule. On n’a la chance de la croiser qu’une fois en général. Question de probabilités.
– Je la garde alors.
Je lui souris et elle se retourne, marmonnant entre ses dents.
– Quand on pense que des gens se battent pour la garder…
Qu’elle parle ! C’est mon choix voilà tout. Je n’ai jamais été doué pour les objets de valeur. J’ai cassé un nombre incroyable de vases. Maman les collectionnait.
Ah oui ! Et l’urne de grand-mère aussi. Avec l’aspirateur. La tête de mon grand-père ce jour-là… Et la mienne après la raclée qu’il m’a mis.
– Vous êtes sur ?
Je m’arrête et me retourne, la femme est de nouveau là. Me suit-elle ?
– Si je vous dis que oui ! Vous en tirerez un bon prix.
Je la plante là et me met à marcher un peu plus vite. Elle ne me suit plus cette fois et j’arrive enfin à mon appartement. Je vis seul. Je n’en serais pas arrivé là sinon. J’aurais abandonné cette stupide vengeance si quelqu’un m’y avait aidé. Mais personne ne voyait mon mal être. Une bande d’égoïstes. Alors j’ai du tuer. Pour calmer mon cœur qui grognait tel un estomac affamé. Le sang remplace alors le vin et la viande. J’ai l’air d’un revenant, à déambuler sans but dans mon appartement. L’odeur du cuivre me reprend, il faut que je me douche. Je retire mes vêtements et les entasse dans un coin de ma salle de bains. De gris, ils sont devenus rouges. Sur la fin, toutes mes fringues étaient grises. Un peu morose comme moi. Je brulerais ce survêtement cuivré, si je trouve un endroit discret où le faire. Peut-être dans la forêt, derrière la maison de maman, personne ne va plus là-bas je crois. Avant de me glisser sous le jet d’eau, j’allume la chaine hi-fi. La voix de Freddy Mercury résonne dans mes oreilles.
– It is the real life ? It is just fantasy ?
Et là, nu comme un ver, je me mets à danser dans le salon où s’entasse mon bordel. Je croise alors mon regard dans le miroir de l’entrée. J’ai l’air minable, la queue à l’air et le ventre bedonnant. Je pince ma graisse. Une preuve que cette vengeance m’a bouffé, ou plutôt, m’a fait bouffer.
– Mama, just killed a man. Put a gun against his head. Pulled my trigger, now he’s dead…
L’ironie de la situation me fait éclater de rire, seul et dénudé dans mon salon. D’un pas traînant, je rejoins la cabine de douche où je me lave et chante à tue-tête, essayant d’oublier que je suis gros et seul, car j’ai accompli ma vengeance, et ceci fait, ma vie va pouvoir recommencer. L’eau me donne la sensation de me traverser, lavant l’intérieur dans mon corps jusqu’à la moelle de mes os. Une divine sensation qui sonne comme un renouveau. Sous la douche, j’entends le téléphone qui sonne. Je ne réponds pas, sans doute une assurance-vie.
– Ou les témoins de Jéhovah !
Petit tremblement dans ma voix. J’imagine deux mecs en costard noir me demandant si je veux rejoindre Dieu à ma mort. Mais ça se passe pas comme ça, la mort.
Je repense à la mer rouge dans l’entrepôt. J’arrête l’eau, je sors, j’enfile un survêtement, un propre. Et maintenant ? Je me suis vengé. C’est fait.J’ai commis l’acte contre-nature, celui qui ne pardonne pas, l’Avada Kedavra des moldus. J’ai tué. Des années que j’attends ce moment, et maintenant que c’est fait…
– Il y a la suite… imprévue…
Je pourrais me reprendre, faire du sport. Enfin, c’est peut-être un peu tard pour changer quelque chose, j’aurais du m’y prendre avant. Me prendre en main…
– Non !
Cette négation sort de ma bouche sans contrôle de ma part. Je ne dois pas penser à ça, si j’avais recommencé à vivre, je n’aurais pas accompli ma vengeance. J’aurais réussi, ou raté… Rater sa vie, réussir sa… Le téléphone se remet à sonner, je vois le soleil qui se lève sur la ville à travers la vitre, il a une drôle de couleur, ça doit être le joint d’hier soir, avant l’acte pour me donner du courage, c’était celui de trop, on dirait. J’observe sans bouger le lever du soleil. Je le faisais souvent avant ma vengeance, assis sur le tapis rouge, la chaine hi-fi allumée. Du Queen, souvent. On tape à ma porte, ça fait un moment qu’on la tabasse quand je m’en rends compte.
Je me lève, le corps et l’esprit engourdi, et me dirige vers la porte d’entrée. À travers le judas, je vois ma sœur.
– Connasse…
À peine un chuchotement, mais elle se retourne, les sourcils froncés.
– Putain, ouvre !
Je ne bouge pas. Je sais ce qu’elle vient me dire.
– Aurel, merde !
Je ricane. Elle sort une clé de son sac, son double. Je jure intérieurement, ma clé est dans mon pantalon, dans la salle de bains. Elle s’apprête à ouvrir quand son téléphone sonne. Un quintette de Mozart, évidemment.
– Maman ?
Je tends l’oreille, j’entends sa voix étouffée par la porte.
– Maman, j’entends mal… Quoi… Quoi ? Merde ! J’arrive, bouge pas !
Déjà ? Je regarde l’heure, presque quatorze heures. Je n’ai pas dormi depuis ma vengeance, je ne me sens pas fatigué. Je retourne m’asseoir.À priori, la police a déjà trouvé l’entrepôt. Ils ont avertis ma mère. J’ai presque les larmes aux yeux, mais je me retiens. J’ai fait ce qu’il fallait. On a tous souffert. Et moi encore plus. Mais je nous ai vengé. Je me suis vengé. Les sirènes de police résonnent dans ma tête. Je sors, il faut que je voie ça. Mes pas me dirigent vers l’entrepôt. Il y a plus malin comme idée. Je rabats mon capuchon, il s’est remis à pleuvoir, comme si les nuages s’étaient inclinés devant le lever du soleil. De loin, j’aperçois les sirènes des voitures de police, qui scintillent dans le jour. Elles sont silencieuses, heureusement. Les curieux s’entassent autour de l’entrepôt, réuni par un morbide intérêt au quel je me joins en toute discrétion. J’écoute les commentaires des gens.
– Il y a eu un mort à l’intérieur, je crois.
– Regardez là-bas ! Cette pauvre femme en pleurs…
Je jette un regard dans la direction indiquée. Ma mère est assise sur un muret, elle pleure à chaudes larmes entourées par des agents de police. Ma sœur doit être en train d’attester l’identité du cadavre. J’ai un pincement au cœur, ça doit être dure pour elles.
– Pas de regrets…
J’ai fait ce qu’il fallait. Je les ai vengées de toutes les atrocités qu’elles ont vécues. Les gens se retournent en entendant ma voix, qui a peine traversé mes dents. Ils jettent des regards curieux dans ma direction, je les ignore, ils ne me voient même pas, ils ne voient pas celui que je suis. Ma mère lève des yeux furieux vers la foule qui m’entoure, elle a toujours détesté les curieux. Je crois qu’elle m’a vu, car ses yeux s’agrandissent de surprise un instant. Je préfère m’éloigner, elle sait que c’est moi, ça fait tellement longtemps que je parle de mon malaise, de ma vengeance. Est-ce d’ailleurs le bon mot ? Ma sœur sort du bâtiment, ses larmes se mêlent à la pluie. J’aurais presque honte de ce que j’ai fait. Je retourne sans tarder à mon appartement, même le ciel pleure. Des larmes rouges où se mêle l’océan sanglant que j’ai répandu dans cet entrepôt. Une fois dans mon antre, je reste étalé sur le canapé, observant le plafond. Je ne sais pas quoi faire de plus. Ma vengeance est accomplie, et je n’imaginais pas un instant la suite. Ni même qu’il y ait une suite, tant j’étais obsédé par le jour J.
C’est la même sensation que quand on termine une série, on n’a l’impression que la vie s’arrête là, impression qui dure quelques heures à peine, mais moi, je sens que ça ne va jamais me quitter. Cette sensation de vide, de non-but est là pour remplacer mon désir ardent de vengeance. J’ai la sensation de me répéter. Je fronce les sourcils, il faut que j’arrête de penser à ça. J’entends une clé dans ma porte, ma sœur et ma mère entrent. Depuis combien de temps suis-je là ? Il m’a semblé que la nuit était tombée, jamais aussi bas que je le suis, car le jour s’est relevé, contrairement à moi. Je leur lance un bonjour de la main depuis le canapé, c’est à peine si elles le remarquent. Je les entends fourrager, elles prennent des affaires, celle dont le défunt n’aura plus besoin. Je ricane. Prenez tout ! Elles sont là depuis une heure quand maman vient enfin s’asseoir sur le canapé, je replie mes jambes pour lui faire de la place. Elle reste silencieuse un moment, puis se met à parler. À me parler, sans me jeter un seul regard. Je l’écoute en silence. Je ne retiens quelques bribes. Je t’aime. Impardonnable. Reproches et amour mélangés avec le sel de ses larmes qui coulent de nouveau. Je préfère me taire, je vois bien que ça lui tient à cœur. Elle se tait enfin, et ferme les yeux.
– Tu te fais du mal maman…
Ma sœur prend ma mère par le bras et quitte l’appartement. J’entends sa petite voix quand elle ferme la porte derrière elle.
– Au revoir, Aurel.
Le ton de sa voix me déchire. Elle a l’air si triste, jamais elle ne me pardonnera. Jamais elle n’acceptera ce que j’ai fait. Mais je sais qu’elle comprendra quand même pourquoi j’ai fait ça. Dans la Grèce antique, j’aurais été un héros, qu’elle y pense.
– Bon débarras…
Je me suis habitué à ma propre voix, elle a changé depuis hier, comme si elle avait mué à nouveau. C’est peut-être juste un moi tout neuf qui s’installe dans mon corps. Mais malgré ça, je ne sais toujours pas quoi faire. Je ressens toujours le vide en moi. Je me surprends à regretter. Pourtant, c’est inutile, je ne peux plus reculer.
– Tu aurais pu…
Je sais que j’aurais pu. Mais j’ai décidé que c’était mieux ainsi. La vie n’en sera que plus meilleure. Pour eux. Pas pour moi. Le silence s’installe, je réalise enfin.
– Putain !
Pourquoi j’ai fait ça ? Non. J’avais raison ! Non. J’aurais pu réprimé ce désir de vengeance, j’aurais pu prendre ma vie en main. Cette vengeance me l’a prise, rien ne sera pareil désormais. Je me lève. Peut-être que le corps se trouve à la morgue. Celle de la police, en théorie. Je vais m’y rendre. Peut-être qu’en voyant le corps, en voyant ce que j’ai toujours chéri au fond de moi, peut-être irais-je mieux. Pourquoi cette tristesse alors que c’était exactement ce que je désirais ? Jr crois que l’être humain est fait pour ne jamais être pleinement satisfait de sa condition, et cela quoi qu’il arrive. Moi qui voulais être différent, c’est raté. Bref, il faut que j’aille voir le corps. Un cadavre froid au crâne percé. Pour exhibe-t-on nos morts pareillement. Un instant de réflexion. Il faut que je sois sur, alors j’y vais. Tant pis ! La morgue ressemble à toutes ses semblables. La pièce est illuminée par des bougies, le corps a été arrangé, pour être visible aux yeux des proches, la marque de la balle a été cachée sous une mèche de cheveux, on n’y voit que du feu. Hormis la peau de satin, on croirait presque voir quelqu’un qui dort. Un coup d’œil à mes mains m’apprend ce que je savais déjà. Ma peau est aussi blanche que celle du cadavre. Assis sur une chaise, en retrait, je suis silencieux. J’ai visiblement tardé à venir, je ne vois pas le temps passer. J’ignore combien de temps je reste dans cette pièce, à observer le corps enveloppé dans son linceul. Ma mère et ma sœur sont venues, il y avait ma tante avec elles, je les ai longuement écouté, tandis qu’elles parlaient.
– Il était violent, n’est-ce pas ?
Ma mère remet en place les manches de son pull gris, qu’elle avait retroussé. Je sais qu’elle préfère cacher ses bleus.
– Oui, lâche-t-elle du bout des lèvres, mais ce n’était pas sa faute.
C’est cela ! Pourquoi mentir ? À qui est-ce la faute, alors ? À elle, peut-être ? Ma tante baisse les yeux. Je les observe en marmonnant. Elles m’ignorent, elles font ça depuis mon enfance, à chaque colère, elles m’ignoraient et je n’avais qu’un moyen pour attirer leur attention. Ma tempe me démange, je commence à me gratter, c’est la première fois que ce trou me fait mal depuis l’autre soir, dans l’entrepôt.
– Où Aurélien s’est-il procuré une arme ?
Je l’ai volée. Chez un ami qui avait fait l’armée, mais je n’en ai parlé à personne. Et je vais éviter de lâcher ça à haute voix devant elles. Enfin, elles arrêteraient peut-être de m’ignorer si je leur disais, mais je doute déjà qu’elles m’entendent…
– Je ne sais pas. Aurélien parlait de se venger…
Ma tante observe le cadavre sans ciller.
– De se venger ? De quoi ?
– Il…
Ma sœur déglutit et fonds en larmes. J’enfonce mon doigt dans le trou de ma temps, pour calmer les démangeaisons
– Il voulait se venger du mal qu’il nous avait fait… En se tuant, je crois qu’il s’est vengé de lui-même…
Commentaires (1)
Pierre de lune
16.10.2016
La chute crée un sacré effet de surprise ! Intéressant de lire votre texte une 2e fois afin de repérer les indices qui nous conduisent inévitablement à l'issue fatale... Au plaisir de vous lire à nouveau :-)
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