Créé le: 12.08.2025
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La réunion
Chapitre 1
1
Le camouflage, c’est l’effort conscient ou inconscient des personnes autistes pour dissimuler leurs difficultés sociales. Cela peut passer par… l’ajustement de leurs expressions faciales pour paraître «normales».
Autisme au féminin : quelles particularités cliniques ?
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La réunion
Chacun va prendre sa place autour de la table, naturellement lui semble-t-il. Avec une facilité, une aisance qu’il lui faut simuler. Coup d’œil rapide, pas de place réservée. Les autres se sont-ils questionnés en entrant dans la salle de réunion ? Non. Visiblement pas, ils se sont tous dirigés vers la chaise qui semblait les appeler.
Aucune chaise ne l’appelle.
Une chaise.- Pose pas tes fesses sur moi, je suis trop près de la porte, on pourrait penser que tu as envie de partir avant même de commencer.
Une chaise.- On m’a toujours dit que je ressemblais à une chaise de chef. T’as vraiment envie de venir jusqu’à moi ?
Une chaise.- Je suis réservée, n’est-ce donc pas évident ?
Une chaise.- On dirait que quelqu’un n’a pas préparé sa venue …
Tous viennent d’une autre division, mais savaient où se placer, c’est certain. Comment ? Le déroulement de la réunion… ça doit être mentionné quelque part dans le déroulement de la réunion. Forcément.
Elle s’arrête, ouvre son sac pour en retirer le document en affichant l’air « prête à commencer avant même d’être assise ». Il ne faut pas qu’on pense qu’elle est perdue.
Non, l’attitude n’est pas assez détachée. Elle opte finalement pour celle « je vérifie un détail, toujours professionnelle ». Après tout, elle ne connaît personne, elle ne doit pas paraître prétentieuse. Poker face, ne rien montrer. Elle modifie subtilement la posture de ses épaules et porte un regard plus détendu sur toutes ces feuilles.
Zut, en anglais. Pas son fort. Elle aurait dû le consulter plus tôt, elle le sait. Mais. D’habitude, elle se prépare toujours à l’avance, elle anticipe tout, tout le temps, elle ne peut pas être prise au dépourvu. Évidemment, la situation ne correspond jamais exactement à ce qu’elle a prévu, mais l’imaginer la rassure, elle se sent prête à entrer dans… dans quoi d’ailleurs aujourd’hui? Tout est dans ce document qu’elle n’a pu recevoir que ce matin, pas d’Internet, dernier moment, mauvaise adresse, retard de la poste, pas de train, trajet en voiture, circulation intense, elle ne lit pas au volant. Tout s’est ligué contre la lecture du dossier.
Trop de feuilles. Impossible d’y repérer un plan de table sans montrer qu’elle découvre le dossier. Elle respire, pas trop profondément, juste ce qu’il faut pour se donner du courage en gardant l’air de maîtriser la situation.
Il faut entrer et prendre place. Ne pas perdre encore du temps au risque de se faire remarquer.
Une chaise.- Faut traverser la salle et aller s’asseoir sur la chaise la plus éloignée, ça laisse aux suivants la place de s’installer sans gêner ceux qui sont déjà assis.
Une chaise.- Non, elle doit respecter l’ordre, il y a toujours un ordre.
Une chaise.- Ou trouver un moyen pour entrer la dernière et prendre celle d’entre nous qui reste libre.
Une chaise.- Pas trop au fond, pas trop devant, je suis certainement la mieux placée… Ou pas.
Une chaise.- Bien sûr, puisqu’on se ressemble toutes. Ça a vraiment une importance ?
Une chaise.- Il n’y a pas d’ordre, mais un plan, tout le monde le sait.
Elle sait que le choix de la chaise est déterminant. La table rectangulaire ne donne aucun indice, elle répartit les intervenants régulièrement, à distance égale les uns des autres, un verre et une petite bouteille d’eau minérale face à chacune des chaises. Et pourtant, la table cache une hiérarchie. Les tables cachent toujours une hiérarchie. Et aussi des manifestations de pouvoir, d’autorité, d’influences. Même les tables rondes, les plus perfides.
Une chaise.- Pfff… Qu’elle se décide vite, le temps presse.
La table.- Largeur, longueur, côté porte, côté fenêtre, il me semble que je ne peux pas organiser l’espace de façon plus évidente. On t’attend ma cocotte, on a une réunion à tenir.
Une chaise.- Oui, bouge, y en a encore d’autres derrière toi.
Ne pas montrer son malaise.
Faire attention à l’expression de son visage. Surveiller son attitude physique.
Observer les autres.
Se couler dans le moule.
Avancer et prendre place.
Rien de plus facile à priori. Et pourtant… Avancer.
Elle décide. Face à la baie vitrée qui occupe tout un côté de la pièce. Large vue sur la campagne ensoleillée qui la calme un instant. Elle pourra y jeter des regards si elle se sent trop oppressée. Elle aperçoit quatre corneilles sur la branche d’un sapin. Une cinquième les rejoint. Elles aussi se réunissent. L’idée l’amuse. Elle sourit intérieurement. Poker face, toujours. La branche est parallèle à la façade. Les corneilles ne la regardent-elles pas ? Elle imagine qu’elles lui font signe, qu’elles communiquent avec elle par le regard, qu’elles lui envoient un message rassurant de bienvenue.
Toujours plus simple avec les animaux.
Se focaliser sur la réunion qui se tient dans cette pièce, entre ces trois murs, maintenant.
On compte sur elle.
On sait qu’elle est la plus performante pour ce type d’exercice.
On sait qu’elle possède les qualités d’analyse et de synthèse nécessaires.
On sait qu’elle interviendra avec finesse et intelligence.
On sait qu’elle rendra compte de l’ensemble comme des détails les plus aptes à alimenter la poursuite du programme de recherche.
On sait.
C’est pour ces raisons qu’on lui fait confiance.
On ne sait pas.
On ne sait pas qu’elle n’est pas à l’aise avec du monde, avec les gens qu’elle ne connaît pas. On ne sait pas qu’elle doit jouer un rôle.
On ne sait pas qu’elle doit rester attentive à la fois à la réunion et à l’image qu’elle donne. On ne sait pas que ça l’angoisse.
On ne sait pas qu’elle panique.
On ne sait pas que ça l’épuise.
Elle le cache, elle le garde pour elle.
Corneille 5.- Je ne suis pas en retard ? Ça n’a pas commencé ?
Corneille 2.- Tu parles, ça commence jamais à l’heure.
Corneille 3.- On dit 8H pour être sûr que tout le monde sera prêt à 8H30.
Corneille 1.- Même si ça sert à rien quand on le sait. On arrive une demi-heure plus tard, c’est tout.
Corneille 5.- À rien, tu l’as dit, j’ai bien fait de prendre mon temps.
Corneille 4.- Ben au moins on est bien placées. Juste en face.
Même avec l’équipe dans laquelle elle travaille, pourtant depuis des années, elle n’échappe pas à la gêne. Elle ne pense pas « mon » équipe, elle le dit seulement, pour tenir son rôle. Elle ne parvient toujours pas à acquérir la certitude d’appartenir à ce groupe dont elle ne cerne pas les limites relationnelles.
Corneille 5.- Vous pouvez vous décaler un peu ? Je suis trop serrée là.
De quoi parler en dehors des conversations professionnelles ?
Corneille 1.- T’aurais pas un peu grossi, toi ?
Peut-on parler d’autres sujets que professionnels ?
Corneille 3.- Mais enfin, ça ne se fait pas de poser ce genre de question.
Quels sont les bons moments ?
Corneille 2.- Chut les filles, ça devrait commencer.
Le bon endroit ?
Corneille 5.- J’avais apporté des graines à grignoter pendant la réunion, mais je crois que je vais les garder pour moi.
Corneille 1.- Des graines de quoi ?
La bonne fréquence ?
Corneille 4.- On a vraiment la meilleure branche, la vue est parfaite.
La bonne personne ?
Une chaise.- Y en a un qui aurait dû moins manger, je suis littéralement écrasée.
Le bon sujet ?
Corneille 3.- C’est sur quoi aujourd’hui ?
Corneille 2.- Une réunion informellement planifiée, c’est un nouveau concept.
Le bon… ?
Comment font les autres pour connaître des réponses qui leur viennent si simplement, si naturellement ? Elle a dû apprendre, à grand peine, le small talk. Le concept lui échappe. Déjà, ça porte un nom anglais, coïncidence ?
Elle vérifie son sourire, ressent la détente de ses joues, de ses sourcils, de son front, de ses épaules. S’observe saisir le dossier de sa chaise avec une élégance travaillée pour la déplacer le plus légèrement possible, s’assoit avec discrétion le dos droit, pas raide, promène des yeux qu’elle espère bienveillants sur tous les participants.
Elle croise mentalement les doigts pour n’être pas juste à côté de la personne qui animera cette réunion, cette place lui attribuerait trop d’importance, numéro 2, assise à la droite du chef, ou à la gauche, pareil, en évidence.
Se fondre dans la masse, ne pas se faire remarquer, n’être qu’une personne comme les autres, juste pareille, quelqu’un, personne, personne en particulier.
Respirer. Respirer. Tout va bien.
Elle est prête. En tout cas elle en donne l’apparence. Attendre.
Corneille 2.- C’est long, non ?
Une chaise.- On attend quoi ? Je fatigue moi.
Corneille 3.- Ça papote, ça bavasse, pas l’air pressés de s’y mettre. Quelqu’un avait pas dit graines ?
Une chaise.- Ma participante tient pas en place, elle glousse, elle gigote, elle se tortille… Je crois qu’elle essaie de plaire à son voisin.
Corneille 1.- Ce mec drague ou je rêve ?
Elle prête une attention particulière, discrète cependant, à chaque personne pour tenter de déterminer laquelle va prendre les rennes. Elle est toujours surprise par la capacité des autres à lier connaissance avec des étrangers. Pour des personnes qui ne se connaissaient pas, chacun a trouvé quelqu’un à qui parler pour combler l’attente.
Réfléchir vite.
La personne qui anime devrait rester silencieuse afin d’amener le début de la réunion. Facile à repérer donc.
Tout le monde discute. Observer.
Un moineau.- Faudrait se taire si on veut entendre quelque chose.
Corneille 3.- Y a rien encore, ils bavardent juste en attendant.
Une chaise.- Oui, et nous, on subit.
Une chaise.- C’est moi ou ils sont de plus en plus lourds ?
Une chaise.- Ça suffit les filles, on reste professionnelles.
Une chaise.- Facile à dire pour toi, pour une fois t’as personne.
Un moineau.- On la ferme, là, je ne suis pas venu pour vous écouter, vous et vos jérémiades, trop lourd, elle bouge trop, il drague… C’est sérieux ici.
Corneille 4.- Pas de meilleure place que cette branche, je suis trop contente.
Corneille 2.- C’est quand même long non ?
Garder la posture, même si le malaise augmente avec les minutes qui s’étirent interminablement. Être double et se montrer unique, faire coïncider la professionnelle au corps qu’elle présente aux autres. Ce corps dont elle travaille l’image dans ses moindres détails afin de masquer l’inquiétude qui se transforme immanquablement en angoisse.
Elle prépare des vêtements toujours en adéquation avec la situation. Ici, tailleur jupe beige et talons hauts… pas trop hauts. Elle se sent, se sait déguisée, mais le costume l’oblige à tenir la posture, une véritable armure contre un laisser-aller éventuel qui la rendrait vulnérable.
Corneille 2.- Vraiment trop long. J’ai des plumes à lisser, moi.
Corneille 1.- On avait bien parlé de graines à grignoter ?
Une chaise.- Grignoter, grignoter… Jamais entendu parler de régime ? Faudrait penser à ceux qui portent.
Un moineau.- Et puis les graines, ça fait du bruit quand on les croque.
La table.- Y a pas 2 groupes qui parlent de la même chose, c’est pénible, ça fait un bruit de fond.
Une chaise.- T’inquiète, ça n’a pas commencé, t’as rien loupé.
Corneille 4.- On n’entend peut-être mal, mais en tout cas on voit super bien.
Corneille 2.- Moi je m’ennuie.
Elle n’ose pas regarder sa montre. Elle craint que l’air lui manque, effet de panique. Elle entend les pulsations de son cœur. Pa-dam pa-dam pa-dam pa-dam… Elle s’oblige à respirer plus doucement, plus lentement. Ça bat dans ses oreilles. Ça couvre les discussions autour d’elle. Elle commence à étouffer. Elle voudrait partir, être ailleurs. Un environnement connu. L’espace de la pièce a rétréci, sûrement. Elle reste droite. N’est-elle pas raide ? Surveiller sa posture.
Calmer son cœur. Respirer.
Comment font tous ces gens pour rester aussi tranquilles ? On dirait qu’ils savent tous ce qui se passe ici ; ils se comportent comme des amis de longue date, comme si cette situation ne les étonnait pas.
Tenter de lire le document, c’est ça, pour détourner l’attention de son cœur affolé et patienter.
Put…, elle avait presque oublié, il est en anglais du début à la fin. Et écrit tout petit. Et tout serré.
La table.- Vous comprenez quelque chose, vous ?
Une chaise.- Oh moi, j’ai des fesses sur les oreilles.
Corneille 3.- C’est sans doute ça, le principe de la réunion désorganisée formellement.
Corneille 2.- Oui, un nouveau concept. Il paraît que ça marche. Ça vient d’Amérique… ou de Chine, j’ai lu un article.
Corneille 5.- Quelqu’un veut des graines ?
Un moineau.- S’il vous plaît les corneilles, on n’entend que vous. Pire que des pies.
Les 3 murs, ensemble.- Avançons encore d’un pas, on n’entend vraiment rien.
La baie vitrée.- OK, et moi je m’étire un peu, besoin d’exercice. Et il fait si beau dehors.
Corneille 4.- Qu’est-ce qu’on voit bien !
Un mur.- Et si on se penchait au-dessus d’eux, on n’entendrait pas mieux ?
Le plafond.- Je suis déjà très haut, mais je peux monter encore pour vous faire plus de place. Moi, vous savez, ces réunions… Toujours pareil. Un peu toutes les mêmes.
Corneille 2.- Un nouveau concept pourtant, j’ai lu un article.
Un mur.- On peut essayer… Les gars, on se penche ensemble ?
La table.- C’est compliqué pour vous, vous êtes mal si placés, toujours derrière.
La baie vitrée.- Allez-y, je recule encore, il fait vraiment trop beau dehors.
Une chaise.- Mieux placés que nous pourtant. Non seulement on entend mal, mais en plus, on voit jamais rien.
Une chaise.- Aujourd’hui j’ai personne, je vais en profiter.
La baie vitrée.- J’apporte la lumière.
Un moineau.- Apporte plutôt la réunion, c’est vraiment long.
Corneille 1.- Elles ont l’air bonnes tes graines.
Une chaise.- Et faut porter du poids.
Corneille 2.- Manger en parlant fait grossir, j’ai lu un article.
Un moineau.- Alors taisez-vous !
Un moineau.- En plus c’est parler en mangeant qui fait grossir.
Corneille 5.- C’est ça le thème aujourd’hui? J’ai bien fait d’apporter des graines.
Un mur.- Chut les gars, ça bouge derrière moi.
Une porte s’ouvre dans son dos.
Enfin.
Elle se retourne et regarde le jeune homme pousser un chariot. Elle suit son regard, il va sûrement s’adresser à la personne en charge. Ses yeux font un tour de table et leurs regards se croisent. Il lui sourit, regard appuyé.
« Madame K., j’espère que tout vous convient. J’ai apporté du café et des gâteaux pour la pause. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas, je reste disponible à mon poste de travail. Bonne réunion. »
Isidora D.
Merci de votre participation au concours 2025 – Comme au théâtre! Votre histoire figurait parmi les dix premières retenues dans la sélection du jury.
Commentaires (2)
Anna fronkish
13.08.2025
Une histoire touchante sur le fossé entre le fonctionnement et le monde intérieur, lorsque la documentation crée un pont.
Isidora D.
14.08.2025
Heureuse de vous avoir touchée. Merci
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