Créé le: 14.08.2024
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La pincette

NouvelleAu-delà 2024

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© 2024-2025 1a Joelle Oudard

© 2024-2025 Joelle Oudard

L'âme d'une femme défunte, depuis l'endroit où ses cendres ont été répandues, s'adresse à ses filles. Une femme raconte à sa mère la fin de sa vie, de son propre point de vue. Les deux voix se font écho, sans entrer en communion, relatent leur lien, au-delà de la communication sensible.
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La pincette

 

C’est sur le pic du Grand Chamossaire, qui culmine à 2112 mètres, qu’en cendres, je repose.
Vous m’avez répandue, mes filles, un jour de grand soleil qui jouait à l’étoile aveuglante avec ses mille faisceaux.
J’y ai passé deux étés déjà, entre les fleurs des prés de montagnes, délicates et robustes à la fois. À l’heure où je vous parle, la lumière faiblit et laisse la place à la rumeur du vent. Lumière et Vent se disputent la première place sur les versants.
Elle étale ses rayons et éclaircit les prés, il s’adoucit. Elle faiblit, il gonfle. Il souffle, elle est chassée, un peu plus loin : les flancs qui arrivent à se soustraire à sa griffure sont gratifiés d’éclaircies.

***

C’est presque l’hiver. Un froid agréable et légèrement coupant, accompagné de grisaille romande, m’accueille à la gare.
Je viens de descendre à Lausanne du train bondé des pendulaires Genève-Sion. J’ai pris cet express des centaines de fois. Des allers paisibles, avec cette vue sublime sur le lac, quelle que soit la saison. Des retours bondés, plein d’étudiants et de montagnards du week-end, rentrant en troupeaux vers les villes. Le train, le vecteur de toutes nos rencontres, depuis que j’ai quitté la maison.
Ton corps a commencé à dérailler dans un train. Un dimanche, tu dois me rejoindre à Genève. Dans le couloir du wagon, tu trébuches et tombes. Fracture. Béquilles. La première d’une interminable série de chutes et d’inquiétants diagnostics – pneumonies chroniques, leucémie rampante, manques de vitamines, de minéraux, de fer. La valse des médicaments et des compléments alimentaires commence.
Je sors de la gare et prends cet étrange métro vertical et ses arrêts sonores. « Ours » – quelle musique correspond à un ours ? « Maurice Béjart », ma préférée, avec ses notes de musiques et ses petites pointes de ballerine qui tapent au sol. J’entre dans le Centre Hospitalier Universitaire Vaudois.
Tu es au Département de neurochirurgie. Je longe de longs couloirs dégradés de marron qui me plongent dans d’étranges seventies hospitalières.
J’entre dans une chambre particulièrement médicalisée, ouverte sur un couloir. Une infirmière gironde, très maquillée, de grosses créoles pendant à ses oreilles, m’accueille et me mène à toi.
Tu es pieds devant : tes jambes me font face. Tu dors d’un sommeil extrêmement agité, cuvant le cocktail chimique injecté depuis ton accident. Ta tête se balance de droite à gauche, tes bras, très raides, effectuent de petits mouvements du haut vers le bas. Tes jambes s’agitent sous le drap. Un pied en dépasse, dont les orteils, crispés à l’extrême, se déforment. Une possédée, au sommet de sa tension.

 

L’infirmière me demande :

 

– Votre maman, elle a toute sa tête ?

 

Et, sans me laisser le temps de répondre :

 

– Parce que vous savez, quand j’ai voulu la désintuber, elle a essayé de me mordre.

 

Le neurologue m’explique que tu as été victime d’une hémorragie épidurale spinale. Les conséquences neurologiques de ce type de lésion, normalement provoquée par un choc violent, sont graves. On ne sait pas si tu pourras récupérer l’usage de tes jambes. Je n’ose pas m’approcher de toi.

À la cafétéria, je retrouve les mouvements habituels du monde, mon père, et ma sœur, Jean et les enfants. Lison court et se jette dans mes bras, m’entourant des siens, potelés, jolis. Adam sourit de toutes les dents dont il dispose, depuis sa poussette.

 

En vérité, de la tiède brise printanière à la tempête en rouleaux, c’est lui le maître.
L’altitude, c’est l’empire du vent, qui continue à faire de moi un mouvement.
Le vent d’ouest est tempétueux, changeant.
Le foehn vous donne chaud en plaine. En montagne, il est froid et tourmenté.

***

J’arrive aux abords du centre de convalescence et de soins palliatifs dans lequel tu as été transférée : une ancienne maison de maître, élégante, avec son jardin de cèdres et sa vue plongeant sur les vignes du Lavaux et le Léman.
Je longe le couloir en direction de ta chambre. Un jeune interne, blouse blanche, coupe à la Rimbaud, sourire carnassier, m’intercepte. Il marche à l’aide d’une béquille. Je lui demande ce qui est arrivé à sa jambe. Il me répond qu’il s’est blessé à ski. Il enchaîne :

– Votre mère va mourir. En dessous de 34 kilos, à moins qu’elle n’accepte une alimentation naso-gastrique, ce que, pour le moment, elle refuse, son organisme ne pourra pas faire marche arrière.

– Dans combien de jours ?

– C’est difficile à dire, disons au maximum trois semaines. Au revoir, Madame, bonne journée.

Il tourne les talons.
Je rentre dans ta chambre. Tu es allongée, nageant dans ta chemise de nuit d’hôpital. Les orbites de tes yeux sont creusées par l’approche de la mort. Tes pupilles, en revanche, brillent d’un éclat doux. Tu me dis :

– Je vais partir.

Je ne te contredis pas, serre tes mains, rafraîchis ton visage, t’embrasse. Cette mort, je sais que tu l’attends.

Je sors du bâtiment pour prendre l’air et retrouve dehors Jean, Lison et Adam. Ils jouent dans un bon mètre de neige. Je les rejoins et nos souffles rendus visibles par le froid se mélangent.

Jean prend une photo de moi et Adam. Sur cette image, je porte une minijupe, des collants noirs, une grosse doudoune rose. Je suis accroupie et je tiens Adam sur un genou. Nous scintillons de santé tous deux, les joues rosies par le froid, tandis qu’au premier étage, tu meurs tout doucement.

 

Le foehn : c’est comme ça, chez nous, qu’on appelle aussi l’appareil avec lequel je séchais vos cheveux de petites filles. Vous penchiez vos têtes en avant. De la main droite, je tenais l’engin soufflant, de la gauche je glissais mes cinq doigts et ma paume dans vos crinières de lionceaux pour séparer les mèches. Vous releviez vos têtes, lançant vos tignasses vers l’arrière. Je passais alors l’air bien chaud sur vos fronts et vos visages et vos rires me renvoyaient un courant frais de joie.

***

Je sonne et entre, chez toi, armée de ma petite famille.
L’oracle médical du jeune Rimbaud insolent a été déjoué. Tu as recommencé à t’alimenter. Tu es passée de cadavérique à maigre. Tu as avalé sagement tous les laits protéinés que l’on t’a prescrits. Tu t’es levée. Et un jour, tu es rentrée chez toi.
Ton appartement est toujours aussi strictement ordonné, hormis des quantités inquiétantes de médicaments et compléments alimentaires qui débordent de ta table de chevet, de ton armoire de salle de bains, de tes tiroirs de cuisine. Dans le frigo il n’y a rien, sauf une série de laits protéinés que tu avales désormais en rechignant.
Nos visites chez toi sont un jeu de patience. Tu ne veux jamais qu’on vienne. Tu es trop fatiguée, pas assez en forme, tu hésites. Nous te tenons tête, pour t’apporter malgré toi la compagnie dont tu ne veux pas.

À chacune de nos rencontres, ma sœur et moi devons sacrifier à un rituel pré-funéraire : tu nous expliques que « tu ne vas pas faire long », tu nous montres une enveloppe fermée avec les codes du « coffre à la banque » et la lettre qui prouve que tu es membre d’Exit. Et le petit livret des pompes funèbres, dans lequel sont consignées tes dernières volontés. Tu veux que tes cendres soient répandues au sommet du Grand Chamossaire.

 

Tu nous dis :

 

– Vivoter comme ça, ça ne sert à rien, j’en ai marre, je veux partir.

 

Adam a 5 ans, il pleure tous les matins en allant à l’école. Il perd une dent. Le soir, c’est moi qui pleure d’épuisement sur la pile de documents administratifs, tes comptes bancaires, ton assurance maladie, tes subsides cantonaux dont je ne comprends pas les calculs.

 

La bise, en altitude, nous est plus douce qu’elle ne l’est en plaine. Lorsqu’elle chasse tous les nuages, nous baignons dans une pure lumière.
La nuit, les télésièges à l’arrêt se balancent. Ils sont parfois gentiment bousculés par le vent, parfois contraints à une danse violente et grinçante. Remontées mécaniques diaboliques…
Crocus au printemps, colchiques en automne, Arnica des montagnes ou encore pied -de-chat – ma préférée – j’ai tout le loisir de voir, de sentir, de me lover sous le feuillage ou juste à côté du pistil de mes compagnes les fleurs.

 

***

Je me parque à côté de l’élégant établissement médico-social. C’est un joli dimanche de printemps.
Tu es installée dans un ancien hôtel particulier, avec vignes et vue sur le lac. Un endroit qui ressemble à ce que tu aimes, à ce que tu aimais du moins, des murs qui racontent une histoire, d’anciennes affiches de la Riviera vaudoise, un vieux piano, un chat.
Nous avons aménagé avec une joie dérisoire, ta dernière chambre, ses meubles, ses bibelots. Lison et Adam ont fait des dessins de bienvenue avec des poussins et des œufs de Pâques, que l’on punaise sur ta porte.
Nous avons vidé ton appartement, ses médicaments, ses sachets de tisanes bon marché, ses laits protéinés. Nous fermons la porte sur la vue sublime que tu avais, toi aussi, sur le lac.
Tu es assise sur ton lit et tu m’accueilles avec un demi-sourire. Tu me dis :

 

– Coupe-moi les ongles des pieds.

 

J’ai habité ton corps. J’ai distendu ton ventre et déchiré ton sexe pour me frayer un chemin vers l’existence. J’ai éloigné mon corps du tien, petit à petit. Puis je n’ai fait que laisser ton corps appartenir toujours plus à l’ensemble des corps soignants. À ces mains, ces bras, ces doigts qui t’ont piquée, retournée, massée, lavée. À ces mains, ces bras, ces doigts qui l’ont intubée, extubée, vidée de ton contenu stomacal ou intestinal, ligotée quand il le fallait, photographiée, scannée, auscultée. Jusqu’à la dernière douche. Jusqu’à la piqûre finale. Jusqu’à la préparation du corps mort, la combustion, et enfin la dispersion des cendres. Dislocation lente.

Ce jour-là je t’amène l’album de ta vie. Je l’ai créé pour toi. J’y décris les faits et gestes du monde le 28 juillet 1941, tandis que tu naissais. J’écris ton enfance, triste, entre un père ouvrier du barrage de la Grande Dixence et une mère lingère au Villars Palace. La grange à Moret, les vaches, les chats. J’évoque ta fuite vers des horizons plus prometteurs, à Paris, puis Londres, la fête, les copines. La mort tragique de ton père. L’arrivée tant inattendue de tes enfants. Nos chats, nos chiens, ton divorce et nos plus beaux voyages. Je rédige des textes, je colle des photos.

 

Ton indifférence à ce cadeau est totale.

 

Tu ne veux pas te retourner sur ta vie, raconter des souvenirs, comme tous les vieux. Non, ce que tu veux, toi, c’est mourir, sans laisser la place au hasard. Et que l’on t’y aide. Tu me le répètes encore une fois. Tu me raccompagnes à la porte, à la force de tes bras qui fait avancer avec rage ton fauteuil roulant.

 

Vous vous souvenez de mon ravissement devant les gentianes, lorsque nous marchions en montagne ? Leur bleu inimitable remplit toujours mon âme.
Etoile mauve au cœur jaune, l’Aster, ma reine-marguerite des Alpes, colore la rocaille. L’Adénostyle à front blanc veille sur moi.
Lorsque le froid nous saisit et qu’elles meurent, je les pleure. Les arbres assistent, impuissants, à mon chagrin, et nous restons serrés les uns contre les autres, parfois alourdis par l’hiver parfois fouettés par un froid vivifiant. Le Mélèze perd sa robe tandis que l’Arole résiste à tous les frimas.

***

Ce matin du 13 juillet, ma sœur et moi sommes venues tôt, à pied, partager avec toi le petit déjeuner. L’affreux compte à rebours – dans sept jours, dans trois jours, dans deux jours – a pris fin. C’est ce matin. Jean, les enfants et moi avons pris un hôtel juste à côté de l’EMS, ils nous rejoindront plus tard. Nous sommes toutes deux vêtues d’une robe bleu ciel.

Tu nous dis :

– On dirait des anges.

 

Tu as été douchée et habillée avec soin, coiffée, parfumée. Après le petit déjeuner, nous t’allongeons sur ton lit.
La bénévole et l’infirmière arrivent. L’infirmière te pose avec douceur la voie veineuse. Le barbiturique est tout d’abord empêché d’entrer dans ton corps par une petite pince à linge, en bois.
C’est quand tu le souhaiteras que tu le libéreras.
Tu ne perds pas une minute et tâtonnes de la main gauche le fil et frôles la pincette. Tu la saisis délicatement comme on ajuste deux minuscules ailes pour s’envoler. Tu l’ouvres et tu nous dis :

 

– Je ne m’endors pas, puis :

– Ah oui, j’ai la tête qui tourne.

Au rez-de-chaussée, Jean, Lison et Adam attendent dans le salon.

 

***

L’été passe. Il est doux. Je réveille Lison. Son corps doré, tout neuf, repaît ma pupille. Sur mon vélo, j’ai des envies de rouges à lèvres bien rouges, d’ongles bien rouges, de foulards avec des roses ou des cerises imprimées.
Le soir, je lis dans un magazine un article sur les tartes aux pommes : « Sur la pâte, faire des trous avec la fourchette ». Tu m’as appris à faire la tarte aux pommes, avec des trous à l’aide de la fourchette et un petit liseré sur tout le rebord de la pâte, pour qu’elle respire. J’adorais la sensation des dents qui s’enfonçaient dans le mou de la pâte.
Un autre soir, je suis assise en tailleur et Adam pose ses fesses dans l’espace laissé vide par mes jambes. C’est l’heure de l’histoire. Il ferme le poing droit et me montre le dos de sa main. Il place son index sur chacun des petits monticules formés par les os des doigts. Je lui explique que les bosses et les creux sont un moyen pour savoir si l’on est dans un mois qui compte 30 jours ou un mois qui compte 31 jours. Un creux : 30 jours, une bosse, 31 jours !
Tu m’as à compter les petits os sur le poing. Je me souviens de la satisfaction et de la sécurité que m’avait procurées le fait de savoir que toute ma vie, je pourrai rapidement savoir si le mois courant se terminerait par 30 ou 31, sauf février.
Tu avais raison, Maman, ça marche toute la vie, ça traverse des vies, ces petites choses : faire des trous dans la pâte à gâteau pour qu’elle respire, compter sur ses doigts pour les mois, faire un nœud à son mouchoir. Pour ne pas oublier.

 

 

Je n’ai pas encore vu d’étoile d’argent.
Ma petite pied-de-chat, elle, est immortelle. Il faut voir comme elle darde son rose à la face de la neige, tenant tête à l’hiver.

Et parfois le vent dort. Alors, si vous saviez la beauté du silence, mes filles …

Commentaires (1)

J. L. Martin
15.08.2024

Sujet difficile évoqué et raconté avec pudeur, élégance et délicatesse.

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