Créé le: 11.08.2025
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La Leçon

Nouvelle, ThéâtreComme au théâtre 2025

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© 2025 1a Lola C. Videli

Chapitre 1

1

Une jeune comédienne est embauchée dans un théâtre contemporain pour tenir son premier grand rôle dans une pièce particulièrement exigeante: La leçon. Un seule-en-scène conceptuel où tout est fait pour brouiller les pistes entre fiction et réalité...
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Cela fait bientôt une saison complète que j’ai décroché le rôle. Presque une année que j’interprète toutes les semaines, à raison de deux à cinq représentations par jour, le personnage qui est le mien, dans un seule en scène exigeant demandant à la fois maîtrise et sens de l’improvisation. Je joue les lundis, mardis, jeudis et vendredis à heures fixes. Relâche le mercredi. La performance est courte, moins de soixante minutes, mais techniquement pointue. Elle peut, en effet, subir quelques légères variations et adaptations selon la réceptivité du public. On me l’a bien précisé au moment de la signature du contrat, le cachet est attractif, mais la prestation délivrée doit être à la hauteur. Elle sera régulièrement évaluée par un spectateur ou une spectatrice anonyme. Je ne saurai jamais quand et où ces personnes se présenteront. Mon employeur ne me reconduira pour une seconde saison qu’à condition que la première ait été un succès. Les ovations du public ou le fait qu’il loue la qualité de la pièce à sa sortie ne sont pas des points déterminants. Seule l’évaluation et ses critères inconnus des comédiens et comédiennes comptent. Cela dit, je ne suis pas la seule à devoir subir ce processus contraignant. Beaucoup d’autres collègues débutant leur carrière dans des rôles principaux sont astreint-es à ce protocole de contrôle et à la validation des performances qui en découle, car l’établissement qui nous emploie est prestigieux. Il a une réputation à tenir s’agissant de la qualité de sa programmation.

La mi-juin approche. Selon toutes probabilités, mon évaluation a certainement déjà été réalisée et les différents comptes rendus remis à la direction. C’est donc le cœur plutôt léger que j’entame mes dernières semaines de plateau. Au cours de l’année écoulée, j’ai gagné en assurance et en maturité. Je me suis affranchie de ma timidité. J’ai appris à poser et faire porter ma voix sans la fatiguer, sans risquer d’arriver aphone chez moi le vendredi soir. Parallèlement, j’ai développé mon maintien et ma posture scénique. La jeune femme qui enchaînait les stages d’observation et de pratique tout en collectionnant les seconds rôles ou ceux de figurante ne servant qu’à mieux faire briller les grands noms n’est maintenant plus qu’un souvenir. Aujourd’hui, le «grand nom», c’est moi.

Pourtant, je n’ai jamais aimé la lumière et encore moins l’idée de «crever les planches». Ce que j’aime, c’est transmettre. Transmettre ma passion. Par le jeu. J’aime entendre le public enthousiaste, une fois le spectacle terminé, le rideau tombé. J’aime à penser qu’il va retenir le cœur du message que j’ai fait passer, la «substantifique moëlle» rabelaisienne. C’est pour cette raison que j’ai choisi ce métier, pas pour le succès, encore moins pour la gloire. Ce contrat pour une saison complète dans un rôle-phare, c’était un coup du hasard. Une opportunité inespérée que j’ai saisie au vol après des mois et des mois de postulations et d’envois de curriculum artistiques restés sans réponses.

Je reste, malgré tout, une jeune artiste et, hors de scène, j’aspire à me fondre dans la masse. La pièce que j’interprète est destinée à un public «young adult» comme on dit aujourd’hui, 18-25 ans. Il y a, parmi celles et ceux qui assistent aux représentations, des individus qui sont à peine plus jeunes que moi, voire qui sont plus âgés. Cela ne m’affecte et ne m’intimide pas. Après tout, ielles sont là pour m’écouter et me regarder jouer.

La faible différence d’âge qui me sépare du public me permet de passer quasiment incognito par l’entrée principale du bâtiment sans être reconnue ni sollicitée. Je suis peu connue. Je n’ai pas encore de page Wikipédia, pas de site internet à mon nom. Je suis peu présente sur les réseaux sociaux et, contrairement à d’autres confrères ou consœurs, je ne porte pas de tenues extravagantes ou signes distinctifs particuliers. La plupart du temps, je suis vêtue à la même mode que celles et ceux qui viennent assister à ma performance: jeans baskets et pull ou t-shirt aux couleurs passe-partout. Ma tenue varie d’un jour à l’autre selon mes envies et mes humeurs. J’ai carte blanche sur ce point, à condition de respecter certaines règles élémentaires comme le fait de ne pas porter de vêtements aux marques trop visibles ou arborant des citations, slogans ou visuels qui seraient en totale inadéquation avec le rôle qui est le mien. C’est la philosophie de l’établissement. Ici, on mise tout sur le contemporain. On développe de nouveaux concepts, toujours dans l’idée de plaire au public, quitte à mettre les pros de la scène à l’épreuve. Pour ma part, j’aime l’idée d’être sur scène comme à la ville, en tout cas en ce qui concerne ma tenue vestimentaire.

La direction n’impose pas d’usage particulier quant à l’utilisation systématique de l’entrée des artistes. Pour ma part, je l’utilise en fonction de l’humeur du moment. Comme j’ai la chance d’habiter près du lieu où j’exerce, je m’y rends à pied. L’accès réservé aux professionnel-les étant situé à l’arrière du bâtiment, près du parking, j’emprunte plus régulièrement la porte principale, sauf aux heures de très grande affluence du public.

Comme la pièce que j’interprète a essentiellement été programmée entre 8h et 11h, je passe généralement le seuil de l’édifice, au plus tard à 7h15. A cette heure, peu de collègues et encore moins de public en attente de l’entrée en salle. On le sait, dans le monde du théâtre, comme dans celui de la musique, on veille généralement tard et on n’est pas du matin. Contemporanéité oblige, ici, pas de loges pour les artistes, mais une salle commune où comédiens et comédiennes se retrouvent dans une ambiance tantôt studieuse, tantôt conviviale. On peut s’y servir thé, café, eau plate ou gazeuse à l’envi. On trouve aussi à notre disposition fruits frais, chocolats et biscuits ainsi qu’un petit frigo pour celles et ceux qui auraient des régimes alimentaires particuliers ou des envies spécifiques après avoir achevé leur représentation. Occasionnellement, il arrive que des membres de la direction passent rapidement et lancent un salut à la ronde avant de s’éclipser.

Je n’apprécie pas quand cet espace est en effervescence. Y arriver tôt le matin me permet d’y bénéficier d’une tranquillité bienvenue. Cela me laisse le temps de revoir une dernière fois mon texte, éventuellement de me remettre en bouche les passages difficiles. De réfléchir à la manière dont je les ai interprétés la dernière fois et à comment je pourrais améliorer mon jeu, ma diction, ma gestuelle, mes mimiques. J’aime aussi pouvoir m’octroyer quelques brefs instants de calme et de silence, en tête-à-tête avec moi-même. Cela me permet également de me préparer au moment où je ferai mon entrée, de pouvoir lentement entrer dans mon rôle. Il débute une fois sortie de cet espace commun. Parfois, dès le franchissement de l’entrée principale du bâtiment, voire dans son environnement immédiat si il s’y trouve des spectateurs et spectatrices tombées du lit. La règle est simple: face au public, aux abords de l’établissement, à l’intérieur ou sur scène, on tient notre rôle. C’est le concept. C’est aussi ce qui justifie le cachet particulièrement élevé qui est le nôtre.

Plusieurs représentations se déroulent en parallèle de la mienne, toujours des seul-es en scène, à l’exception de quelques représentations en duo. Les thèmes des pièces varient, mais le principe reste toujours le même: moins d’une heure de représentation dans la très grande majorité des cas, parfois deux. Elles débutent toutes sur les mêmes horaires et finissent en même temps. Cela rend le foyer particulièrement bruyant lors des transitions entre sortie du public précédent et arrivée en salle des nouveaux et nouvelles arrivantes. D’autant que l’institution compte plusieurs étages.

La disposition de la salle où je joue est particulière et l’entrée que j’y fais également. Elle peut varier en fonction des représentations. Deux possibilités s’offrent à moi pour cette dernière. La première consiste à être présente sur les lieux avant que le public n’attende devant la salle. Dans ce cas, je prends possession de l’espace scénique et j’indique au public qu’il peut prendre place en ouvrant grand la porte de la salle alors que j’y suis déjà installée. La seconde, qui demande plus d’assurance, est d’arriver sur les lieux alors que le public attend mon arrivée devant la porte close, avant que les trois coups indiquant le début imminent de la représentation n’aient retenti. Dans ce cas, je fends les rangs, entre en salle en invitant le public à me suivre et, déjà dans mon rôle, prends place sur scène en lui faisant face.

Le décor est minimaliste. L’entrée, la même pour les spectateurs et spectatrices que pour moi, se fait côté jardin. Sur scène, une table et une chaise, côté cour, au second plan. Un tableau noir muni de quelques craies occupe la paroi du fond sur la quasi-totalité de la longueur du plateau. Toujours côté cour, au premier plan, un rétro-projecteur sans âge censé projeter mes notes manuscrites sur une toile tout aussi ancienne qui jouxte le tableau noir côté cour. Pour une plus grande immersion du public, pas de fauteuils en velours rouge ou noir à l’accueil confortable, mais des chaises et des bureaux individuels en bois, à l’ancienne. Une idée du metteur en scène.

Ce matin, je suis arrivée en salle avant le public. Debout à l’entrée, près de la porte, j’accueille les jeunes gens avec le sourire, notant au passage leur air éveillé ou non, tentant de deviner l’âge exact de chacun et chacune. Plusieurs ont visiblement quelques années de plus que moi. Un écart peu significatif, mais juste assez grand pour que cela se remarque. Déjà bien dans mon rôle, je m’amuse à deviner qui parmi eux ont des profils de premiers ou premières de classe ou de trublions et trublionnes de service, qui a tout réussi jusqu’ici et qui a peiné dans son parcours scolaire… Cette première représentation du matin est une «scolaire», comme on dit dans le jargon. C’est-à-dire qu’elle est destinée à une classe venue assister à la représentation dans le cadre, la plupart du temps, de son cours de français. Aujourd’hui, c’est une classe en dernière année d’apprentissage. Dans ce public, il y a souvent une certaine disparité d’âge entre les jeunes qui débutent leur cursus directement après l’école obligatoire et les adultes en reprise d’études. Le corps enseignant est tenu de rester à l’extérieur et de récupérer les élèves à la fin de la pièce. Là aussi, c’est un concept de notre établissement. La Leçon est destinée aux 18-25 ans exclusivement, sans exception.

Le spectacle est rôdé. Deux à trois minutes pour laisser le temps au public de prendre place et le spectacle peut commencer. Je suis Madame V. J’enseigne le français à une époque où l’orthographe et le goût pour les mots et les subtilités de la langue se perdent. Je défends le subjonctif imparfait et plus-que-parfait avec ardeur, la poésie avec vigueur, la littérature avec passion face à un public de plus en plus éloigné des livres. Je mène une lutte acharnée. Le combat est presque perdu d’avance. Mon personnage m’habite complètement. Je suis cette femme, elle est moi. Nous ne formons qu’une seule et même personne, là face au public. La salle est attentive, captivée par ce qui se joue sous ses yeux, tout ouïe, à l’exception d’un jeune homme au premier rang, plus proche des dix-huit ans que des vingt-cinq. Il a un ballon de basket à ses pieds. Il plie et replie les jambes, signe d’impatience et d’inconfort manifeste. Je reste dans mon rôle, je ne l’ai jamais aussi bien interprété. J’entends dans ma voix des nuances encore jamais exprimées. J’ai en tête tout ce que mes mentors m’ont appris jusqu’ici. J’ai la sensation d’atteindre un nouveau seuil dans la pratique de mon art… Et en même temps, je sens une part de moi sur le qui-vive. L’adolescent du premier rang est inattentif, insensible à mon jeu. Son regard se pose à droite et à gauche, papillonne partout sauf sur la scène. Ce qui se joue devant lui ne l’intéresse pas. C’est évident. Je reste concentrée, je connais mon texte sur le bout des doigts. Le silence complice du reste de la salle me conforte dans le fait que mon jeu touche le public, qu’il est réceptif, que nous vibrons ensemble, au rythme du spectacle.

Soudain, alors que je m’apprête à entamer une des tirades que j’ai le plus étudiées et exercées, le jeune homme du premier rang saisit son ballon et, assis à sa place, commence à dribler.

Stupeur. J’essaie de garder contenance. Une telle situation n’est encore jamais arrivée pendant mes représentations. Le silence dans le public s’altère, imperceptiblement, il ne fait plus le même bruit. Surtout, garder la face. Vingt-trois personnes ont leur regard rivé sur moi et sur la réaction qui va être la mienne alors que ce ballon, sous l’impulsion de la main de son propriétaire, ne cesse de rebondir sur le sol en linoléum. L’adolescent du premier rang me fixe d’un regard sombre et provocateur, continuant à renvoyer vers le sol la maudite sphère orange qui rebondit vers sa paume inlassablement. Je n’ose regarder ma montre. Ce n’est pas dans le texte, tout comme cette interruption. L’instant me paraît durer une éternité. La représentation touche à sa fin, je dois aller au bout de la représentation…

–       Jeune homme, s’il vous plaît, vous perturbez la pièce.

–       …

–       Jeune homme, s’il vous plaît, je vous prie de cesser immédiatement ce manège.

–       …

–       Je vous prie de quitter la salle immédiatement.

–       …

–       Quittez la salle sur-le-champ où j’appelle un membre de la direction.

Mon ton est calme, mais intérieurement, je n’en mène pas large. Je viens de briser le quatrième mur, celui qui me sépare du public. Ce n’est pas prévu, pas dans cette pièce, pas dans ce rôle. C’est bien précisé dans mon contrat d’engagement: «cours dispensé en mode ex cathedra».

L’adolescent se lève, sans prendre la peine de repousser sa chaise contre le bureau. Je pensais qu’il allait simplement accéder à ma requête en quittant la salle discrètement. Au lieu de quoi, je le vois se diriger, ballon à la main, droit sur moi, passant sur l’espace scénique situé à la hauteur du public et non surélevé comme un plateau classique, pour les besoins de la mise en scène. Il se campe face à moi à une trentaine de centimètres, son regard noir de rage planté dans le mien. Je sens son souffle sur mon visage. Il me dépasse d’une bonne tête et il tremble de fureur contenue. Garder la face, même si la situation m’échappe. Va-t-il me frapper? Et que faire s’il lève la main sur moi en pleine représentation? Alors que j’en suis là de mes réflexions tout en soutenant son regard et en lui montrant la porte, conservant, en apparence, un calme olympien. Il éructe:

–       Qu’est-ce qu’elle a cette salope? Elle a ses règles?

La salle retient son souffle.

Malgré toute ma concentration, toute ma volonté, l’espace d’un instant, je sors de mon rôle:

–       Sortez d’ici, vous et votre maudit ballon. J’en référerai à votre prof principal et à la direction.

Le jeune homme a quitté la salle en claquant la porte.

Devant moi, vingt-trois jeunes abasourdi-es se demandant sans doute comment je vais reprendre le fil des événements à quelques minutes de la fin de la représentation. J’ai repris, où j’en étais, réendossant mon rôle d’enseignante.

Quand la fin de l’heure a retenti, j’ai laissé le public quitter la salle. Une jeune femme, un peu plus âgée que moi, a fermé la porte avant de revenir sur ses pas:

–       Madame V. ce qui s’est passé pendant cette heure de cours est inadmissible. Cet élève sera renvoyé de l’établissement pendant au moins deux semaines. Par ailleurs, il est évident que vous rencontrez d’importantes difficultés dans votre gestion de classe. Je ne plaiderai pas en faveur de votre reconduction à ce poste l’an prochain.

RIDEAU

Commentaires (2)

Starben Case
23.10.2025

Intéressant ce glissement d'un espace sécurisé à un espace de danger imprévu. Ca me renseigne sur l'espace sacré de la scène qui reste séparée du public, pour bien distinguer la limite entre la réalité et l'imaginaire où tout est permis. Effectivement, le jeune franchit le tabou. Il n'aura qu'une retenue alors que l'enseignante perd son job. La réalité est parfois plus dure que la fiction... Merci Lola.

L.

Lola C. Videli
18.11.2025

Merci pour ce commentaire Starben Case! Effectivement, je souhaitais explorer la question du 4e mur, cette frontière entre public et espace scénique. Et j'aimais beaucoup l'idée d'explorer l'espace de l'enseignant-e comme un espace scénique, tant, quand on enseigne, on tient souvent un rôle, à plus d'un titre!

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