Créé le: 20.08.2018
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Je m’appelle Lucien le chien
Lecture audio par Lucanus Cervus
On dit qu’un jour, Bobonne a perdu la boule…
On dit qu’heureusement Lucien était là…
Découvrez cette histoire contée par Lucien le chien.
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« Je m’appelle Lucien le chien »
La faim au ventre, ma gamelle bleue positionnée là devant moi, j’attends… À chaque soleil levé, sûr, elle se remplira grâce aux mains boudinées de Bobonne. J’aurai de quoi me nourrir pour la journée entière. La quantité ne variera pas, il y aura juste assez pour combler ma faim et pas trop pour que je garde la ligne.
Tous les jours, je retrouve mes croquettes « Happy Dog », une viande lyophilisée de premier choix, « la viande provient uniquement d’animaux fraîchement abattus » c’est écrit sur l’étiquette.
Rien que d’en parler ça me fait saliver, heureusement il y a la gamelle rouge juste à côté de la bleue, toujours remplie d’eau fraîche minéralisée. Ici, tout est sous contrôle, une vraie organisation militaire.
Quand je parle des couleurs des gamelles, je m’aventure un peu, en fait je ne sais pas, je suis dal-tonien. C’est sans doute le fait que je suis un dalmatien, un pelage blanc couvert de taches noires ou le contraire, qui perturbe ma vision.
« Arrête de baver ! Rien jusqu’à demain matin, c’est comme ça, inutile d’aboyer ou de geindre! Tu dois apprendre à gérer ta faim » a dit Bobonne.
« Bobonne » c’est ma maîtresse, je l’ai appelée ainsi parce qu’elle dit souvent que je suis un bon-bon chien-chien. Elle aime bégayer lorsqu’elle s’adresse à moi, elle dit « Fais le beau, fais le beau, donne la pa-patte… »
Une fois que je me suis exécuté, elle regarde attentivement ma « pa-patte » à cause de l’eczéma.
La vétérinaire affirme que je suis allergique au lactose pourtant je ne bois pas de lait.
C’est bien ce qu’a précisé Bobonne , pour ma défense. La vétérinaire a dit pas d’extra et faites at-tention aux chapardages. À croire qu’elle avait posé une caméra chez nous. C’est vrai que de temps en temps si l’occasion se présente je ne refuse pas de lécher une tartine que le gosse ne veut pas finir, il n’y a pas de mal à ce que j’allège le compost non ?
Ils m’ont observé pendant deux semaines, après quoi ils ont dit ce sont les biscuits « Petits LU ». Votre chien suce les « Petits LU », supprimez les biscuits vous verrez son eczéma disparaitra. Le gosse il est chouette, quand il a entendu le diagnostic de la véto, il a dit: « Je veux bien ne plus en manger si ça peut guérir « Lucien » Le gosse m’a baptisé Lucien au lieu de «le chien » parce qu’il a un peu de peine à prononcer le son chhhh… A force de lui dire chutttt chaque fois qu’il babille, le « chon ch’est » comme rétracté.
Il devait être dix heures du matin, l’horloge franc-comtoise venait de balbutier quelques coups de gong et ma vessie venait de l’affirmer. « Si Bobonne ne se pointe pas à la seconde, je vais arroser le gommier et tous les fittonias. » C’est la solution de secours, pour la crotte mieux valait serrer le sphincter.
Bobonne était pourtant la précision même. Elle était régulée comme une araignée japonaise. Elle posait le gosse à l’école sur le coup des huit heures, s’offrait un croissant beurre au café d’en face et après quelques courses, elle rentrait à la maison pour mon pipi matinal.
Mais là je ne savais pas si elle avait pris la formule petit déjeuner intégral, toujours est-il qu’elle n’était pas là. L’horloge avait beau sonner à en perdre haleine, j’étais là abandonné comme au bord d’une autoroute, un premier jour de vacances.
J’ai commencé à angoisser et quand j’angoisse, je ne me contrôle plus, j’ai mangé toute la gamelle d’un coup, j’ai crotté le canapé crème, j’ai jappé à qui mieux mieux.
Que n’avais-je fait… Une forte odeur d’urine trahissait mon action et le doux parfum de cire du par-quet n’arrivait pas à masquer mon méfait.
J’ai ouvert la fenêtre afin d’aérer au mieux la pièce puis j’ai patienté longuement, personne.
Vers midi, ils sont arrivés, Bobonne et le gosse. Aucune excuse. Bobonne n’a même pas vu que je m’étais lâché, c’est le gosse qui a gentiment dit : « Je crois que tu n’as pas sorti Lucien. »
Une odeur de sardines grillées vint me chatouiller le museau avant qu’on sonne à la porte…
Qui peut donc venir troubler notre repas ? C’était la concierge, une femme toujours parée d’un balai et vêtue d’un tablier à carreaux qui lui rappelait sa maison lisboète tout en azulejos, est arrivée pen-dant le repas… « Je suis désolée de vous déranger… Surtout le jour du rôtit… C’est bien oune rôti, non ? ». Elle voulait savoir si tout allait bien, après quelques politesses supplémentaires, elle a dit que le voisin s’était plaint de moi… « Vous ne devriez pas le laisser aboyer… Vous savez si le voi-sin téléphone à la régie, ça pourrait poser problème, moi ce que j’en dit c’est pour éviter les en-nuis… » Elle a conclu par un « Bouuuan appétit! » et elle est partie. Après quelques minutes, elle est revenue pour ajouter que ce serait bien de vider notre boîte aux lettres parce qu’elle débordait … « Moi ce que j’en dit c’est pour éviter les ennuis… Il a l’air bon le rôti… » Elle a finalisé sa remarque par un nouveau, tonitruant,« Boooouan appétit! ».
Bobonne m’a regardé avec ses yeux de fin de mois et elle a grogné. J’ai été me cacher derrière le rideau jaune moutarde jusqu’au moment du café.
C’était l’heure que le gosse retourne dans son chenil, cette fois j’ai pu sortir et venir avec eux, sans doute l’effet de la remarque de la concierge.
Je devrais gueuler plus souvent, ça m’offrirait plus de sorties.
Au retour, il s’est passé un drôle de truc, Bobonne ne retrouvait plus le chemin de la maison. Au début, j’ai cru qu’elle avait envie de prolonger la promenade mais son parcours était comme désor-donné, elle prenait une rue inconnue puis revenait sur ses pas, c’est pendant ces moments d’égarement que j’ai remarqué quelques gouttes de sueur qui perlaient le long de ses tempes, j’ai compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. Elle regardait autour d’elle comme si elle décou-vrait notre quartier pour la première fois, elle avait l’air angoissé.
Elle est entrée chez un fleuriste et a demandé un café crème avec un croissant au beurre. Le fleu-riste, un homme efféminé, tablier bleu plein d’émoticônes roses pour motif, l’a regardée avec ses grands yeux bleus azur, il ne savait pas si elle plaisantait ou non. Il lui a demandé de reformuler sa demande et là, elle s’est mise à sangloter et a dit : « Je suis perdue …. Je ne sais pas ce qui m’arrive… Je suis complètement à l’Ouest ». Le fleuriste à la crinière rousse et à la barbe soignée a soupiré et a proposé à Bobonne de s’asseoir. Il lui a dit qu’il n’avait pas de viennoiseries ni de bois-sons sophistiquées mais qu’un bon verre d’eau fraîche pourrait sans doute l’aider. « Moi quand je vois mes fleurs qui fatiguent, je coupe les tiges et je leur donne un peu d’eau fraîche ».
Sa boutique était un régal pour ses senteurs, des bouquets de roses, de gentianes et d’orchidées s’aventuraient dans ma truffe. Pendant que je m’extasiais de toutes ces fragrances, il s’est rendu dans son arrière-boutique et est revenu avec un grand verre rempli à ras bord. Il n’a pas pensé que moi aussi je pouvais avoir soif… Sa sensibilité était passée du règne végétal à celle de ses sem-blables en sautant allègrement ma congrégation, j’avais beau tirer ma langue jusqu’au sol, il n’était pas sensible à ma présence …Il devrait aller chez un vétérinaire pour ses yeux, malappris! Bobonne s’est inquiétée… « Vous n’allez pas me couper la tige » Le fleuriste a éclaté de rire, tout son corps s’est mis à onduler comme une tulipe un jour de grand vent sur une plaine de Haarlem. Une fois calmé, il a demandé à ma maîtresse où nous habitions. Bobonne était incapable de répondre à la question. Il a demandé si j’étais bien son chien, là elle a dit : « oui ». Il a demandé comment je m’appelais… Elle a répondu, le chien s’appelle Lucien. Plusieurs clients patientaient poliment pen-dant cet échange. Le fleuriste fatigué de jouer les bons samaritains et retrouvant ses clients, propo-sa à Bobonne de faire appel à moi. « Lucien doit avoir du flair, laissez-le vous guider jusque chez vous… Désolé mais je dois m’occuper de ma clientèle ».
J’avais compris ma mission mais quand chien a soif, il sait qu’elles sont ses priorités.
Juste à côté du fleuriste, il y avait un estaminet qui savait que la gente canine existait. J’entrais dans l’établissement, espérant que cette fois, on penserait à moi.
Bobonne avait travaillé dans sa jeunesse dans un bar, je le précise car vous comprendrez mieux son comportement. Dès que nous fûmes entrés, elle se dirigea derrière le comptoir, constata que la vaisselle était sale et ni une ni deux, elle prit une éponge et fit la vaisselle.
Tout en frottant, elle se mit à chanter :
« Moi j’essuie les verres au fond du café
J’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver
Mais dans ce décor banal à pleurer
Il me semble encore les voir arriver… »
Le patron interloqué, un patron à moustache grise, s’écria : « Qu’est-ce qu’elle fait la bour-geoise? Elle se prend pour la môme Piaf ? »
Bobonne poursuivit sans répondre.
« Ils sont arrivés
Se tenant par la main
L’air émerveillé
Comme deux gamins
Portant le soleil
Ils ont demandé
D’une voix tranquille
Un coin pour s’aimer »
(Paroles de Les Amants d’un jour)
« Mais enfin, Madame… Vous avez un joli brin de voix mais ça ne se fait pas. Pas comme ça ! Si vous voulez boire quelque chose, je suis à votre service, si vous n’avez pas les moyens pour cela, je veux bien vous donner un verre d’eau mais de grâce laissez ma vaisselle et allez chanter ailleurs. « Bobonne comprit qu’elle avait fait une bêtise…. Elle se mit à larmoyer et repris sa formule spa-tiale: « Je suis à l’Ouest … C’est Lucien qui m’a conduit jusqu’ici à cause du fleuriste qui coupe les tiges… » Moustache » la regarda, il pensa qu’elle était saoul… « Je vais vous offrir un café bien noir après vous verrez ça ira mieux. Je vais donner un peu d’eau à votre clebs ».
Je n’aime pas trop qu’on me désigne ainsi mais je n’allais pas faire le difficile puisqu’on pensait en-fin à moi. Après avoir bu d’un trait la soucoupe et aussi parce que les odeurs de vinasse m’incommodaient je décidais qu’il était temps de rentrer à la maison. Je partis comme une fusée, j’avais oublié que j’étais attaché à la patronne. Bobonne prise dans le mouvement s’écrasa à terre. Le choc eût un effet bénéfique, elle retrouva ses esprits… Après s’être excusée mille fois auprès de Moustache, nous prîmes congé. La notion du temps se réveilla en elle et nous courûmes jusqu’au chenil qui en fait se nommait l’école du gosse. Nous arrivâmes à la fin des études surveillées, juste avant que les portes se ferment. Bobonne demanda au surveillant où était le gosse. « Chère Ma-dame, nous sommes heureux de vous voir, nous étions inquiets… Votre fils est resté un long mo-ment ici, nous avons tenté de vous joindre sans succès… Ne vous voyant pas venir, votre concierge qui a aussi sa fille dans notre établissement a proposé de raccompagner votre enfant à la maison ».
Bobonne soupira plusieurs fois profondément avant de décider qu’il était temps de regagner notre domicile. Elle pensa que si notre concierge était parfois pénible, il fallait reconnaître qu’elle avait aussi le sens de l’initiative. Comment la remercier sans devoir lui conter le pourquoi du comment des moments d’égarement… « Je sais, je l’inviterai un de ces jours à la maison, il me semble qu’elle reluquait avec envie mon rôti de midi. C’est sans doute pour ça qu’elle n’arrêtait pas de prononcer avec fougue son Boooouan appétit! » se dit-elle.
Le gosse était content de me retrouver, il me fit un gros câlin pendant que sa mère faisait des cour-bettes à notre concierge.
L’histoire aurait pu se clore ici mais force est de constater que les jours suivants Bobonne perdait la tête. Certains jours, je n’avais rien à manger, elle oubliait de remplir mes gamelles, d’autres jours, elle les rechargeait trois ou quatre fois. J’ai dû m’adapter à ce désordre alimentaire et je ne man-quais pas de planquer quelques croquettes sous le canapé les jours d’abondance pour ne pas périr les jours de disette. Le gosse régulièrement était ramené à la maison par la concierge. Tout le quar-tier s’inquiétait pour Bobonne. Parfois on lui cherchait des excuses, on disait: « elle est fatiguée, elle est surmenée, d’autres disaient qu’elle avait un amant et qu’elle oubliait ses tâches et devoirs ».
Enfin, la véto déclara, elle doit être « Alzheimer » faudrait peut-être consulter un spécialiste.
Bobonne fût hospitalisée quelques jours.
Les soignants après s’être inquiétés de la situation familiale de Bobonne et avoir cherché comment on pourrait survivre à son absence déclarèrent que nous avons la chance d’avoir une concierge si attentionnée qui était d’accord de nous aider, ainsi qu’un chien si malin, ils parlaient de moi, qui pourrait donner un peu d’affection à son enfant. Nous devrions réussir à ne pas chambouler nos vies.
Cinq jours, plus tard, Bobonne revint à la maison, elle avait un grand cahier noir, où elle avait écrit tout ce qu’elle devait faire à chaque instant. Il lui avait dit vous regardez l’heure, vous faites ce qui est écrit dans le cahier et vous mettez une petite croix pour indiquer que c’est fait.
Souvent au moment de rédiger son rapport, elle observait son poignet non seulement pour lire l’heure mais aussi à cause de l’eczéma qui s’y développait. Son épiderme ne supportait pas le bra-celet de sa montre. Elle regardait sa peau et s’inquiétait… « Qu’est-ce que j’ai donc à la pa-patte? »
Je ne sais pas lire mais il me semble qu’elle suivait scrupuleusement ce qui était noté sauf qu’un jour, elle m’a donné des nuggets-frites pour le repas et le gosse a dû manger mes croquettes, à part ce genre d’incident, tout semblait normal sauf que Bobonne s’est mise à marcher à quatre pattes
Elle est venue vers moi pour me renifler avant d’enfiler la laisse. Elle a ondulé le popotin en me suppliant de bien vouloir la sortir. J’ai accepté et j’ai promené Bobonne dans le quartier. Heureuse-ment c’était au milieu de la nuit et je crois que personne n’a perçu notre manège.
Bobonne était perdue , c’est comme si elle se fondait au monde qui l’entourait, certes son anatomie n’avait pas encore changé mais son esprit, sa personnalité ne faisait plus corps avec elle-même. La frontière qui sépare les êtres aux autres était en train de disparaître, Bobonne n’était plus Bo-bonne…
Qui d’autre que moi-même pouvait saisir pleinement ce qui arrivait. Il s’agissait de protéger le gosse, il avait une vie à construire, on ne pouvait pas le mettre en danger.
Soucieux de son état mental, j’ai décidé de tout consigner dans le carnet noir afin que son médecin puisse suivre l’évolution de sa maladie.
Si vous lisez cette histoire cela signifie que vous êtes médecin, si vous ne l’êtes pas cela signifiera que vous êtes une personne bien curieuse puisque ces mots ne vous sont pas adressés. Je vous prie de garder secret tout ce que je viens de révéler au risque que je vous poursuive en justice.
J’espère prochainement retrouver ma condition canine et que Bobonne puisse reprendre ses habi-tudes avant que le gosse ne soit plus un enfant.
J’ai préparé le rôti promis. La concierge est venue, elle a troqué son tablier à carreaux pour une robe pourpre et elle a dit qu’elle se réjouissait de goûter ma cuisine. Elle est gentille la concierge, elle a fait semblant de ne pas se rendre compte que j’étais un chien. Elle a ouvert bouche et lancé sa réplique préférée : « Boooouan appétit! ». Après avoir mangé quelques bouchées, elle a déclaré:« Looucchien » vous êtes un vrai « cooordoune bleu , j’espère que voous me donnerez la recette ? » J’ai aboyé une seule fois ce qui veut dire oui. Elle a remué son popotin ce qui veut dire qu’elle était contente. Avant de partir, elle m’a pris dans ses bras pour m’embrasser et je lui ai badigeonnée le museau d’un grand coup de langue.
Demain, je lècherai les assiettes, je les rangerai dans le vaisselier et déposerai ma gamelle bleue là où elle doit être.
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