Créé le: 14.08.2025
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Inversion des rôles
Dans la vie, le hasard nous conduit toujours à des rencontres inattendues avec le passé qui nous font réfléchir sur le présent, comme les scènes d'une pièce de théâtre écrite par la vie elle-même. Et quoi de mieux qu'un wagon de train pour servir de scène à une telle pièce ? Levez le rideau !
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« – Cette place est-elle encore libre ?
– Hmm ? » C’est tout ce que Marc parvient à dire avant que l’interrogateur ne s’assoie sur le siège en face de lui, sans attendre de réponse. En réalité, il aimerait répondre quelque chose comme « Mais, il n’y a pas d’autres places libres ? » oubien « C’est la première classe, la deuxième se trouve un wagon plus loin ! », car cet homme n’a tout simplement pas l’air de quelqu’un qui appartient à la première classe.
Marc aime prendre le train. Pas d’embouteillages, pas de stress, généralement à l’heure à destination, mais ce qu’il n’aime pas, c’est voyager avec d’autres personnes, ce qui ne peut malheureusement pas toujours être évité dans un train. Peut-être que ce passager veut encore discuter avec lui ? Que Dieu l’en préserve ! Se pourrait-il que l’homme soit en train de le dévisager ?
« Euh, on se connaît… ? » Demande son interlocuteur dont le visage reflète à la fois la reconnaissance et l’incertitude.
« Non, je ne crois pas » répond précipitamment Marc en secouant la tête avec un sourire de regret et saisit rapidement son téléphone portable pour s’occuper.
L’homme ne semble pas céder et continue à le regarder sans détour, jusqu’à ce qu’il demande, un peu incertain :
« Marc ? Serait-ce possible ? »
Marc lève la tête, surpris, et examine maintenant l’homme de plus près. Il porte un jeans délavé sur des chaussures lourdes, retenu par une large ceinture avec une grande boucle sur laquelle sont représentés deux pistolets croisés. Il porte un t-shirt avec le logo d’un groupe quelconque, mais qui lui semble familier, ainsi qu’une veste en cuir noire qui a déjà connu des jours meilleurs. Il porte des lunettes à monture métallique avec des verres légèrement teintés, une barbe épaisse, et sespremiers cheveux blancs ainsi que les premières rides indiquent à Marc qu’il doit avoir le même âge que lui. Ce regard plus attentif lui confirme également qu’il ne peut probablement pas s’agir d’un passager de première classe, cependant il ne le reconnait toujours pas. Qui est-ce et comment connaît-il son nom ?
L’homme comprend dans le regard de Marc que celui-ci ne sait pas qui il est et continue :
« Marc ! Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, Jean ! »
Un Jean ? Marc passe en revue toutes les personnes portant le nom de Jean qu’il connait et il n’y en a pas beaucoup. Mais non, aucun d’entre eux n’est cet homme. Alors… Quelque chose au fond de sa mémoire s’agite, cependant il n’arrive pas vraiment à saisir le souvenir. Cela doit faire longtemps.
– Oui, je m’appelle Marc, mais d’où … ?
– C’est moi, Jean de la classe Terminale B2 !
Marc essaie de se souvenir de ses années de lycée et de ses camarades de l’époque, d’abord sans succès. Mais voilà que le brouillard dans la tête de Marc semble se dissiper lentement et qu’un souvenir, d’abord encore vague, fait son retour dans sa conscience. Malgré tout, cela dure encore quelques secondes, tandis que les deux hommes se regardent et que les champs de céréales défilent à l’extérieur devant la fenêtre.
Finalement, Marc est assez sûr de lui, même si le Jean dont il se souvient à l’école n’a pas grand-chose en commun avec cet homme.
« – Jean ? C’est vraiment toi ? Mon Dieu, je ne t’ai pas reconnu !
– Eh bien, cela fait maintenant 30 ans que nous nous sommes vus pour la dernière fois, et le temps n’est visiblement pas passé sans laisser de traces ! Pour être honnête, je ne t’ai pas reconnu non plus au début, et après, j’étais tout sauf sûr que c’était vraiment toi. Finalement, à l’école, tu étais différent, rebelle, tu t’habillais comme un rockeur. Tu étais… enfin, on peut dire que tu étais le cauchemar de tous les professeurs et de beaucoup de tes camarades de classe, surtout pour les intellos comme moi. Et maintenant, regarde-toi ! Costume, cravate et attaché-case ?
– C’est vrai… je me souviens de toi. Et maintenant, regarde-toi !
Tout semble être dit et un silence gênant s’installe entre eux.
Marc se détourne brièvement et regarde par la fenêtre en se demandant comment il pourrait se sortir de cette situation. Finalement, Jean et lui étaient loin d’être les meilleurs amis du monde pendant leur scolarité. Au contraire ! N’avait-il pas fait saigner le nez de Jean une ou deux fois ? C’était il y a si longtemps, et à vrai dire, il ne voulait plus s’en souvenir. Il n’était pas fier du Marc qu’il avait été et de ce qu’il avait fait avant tout aux autres.
« – Qu’est-ce que tu es devenu ?
– Hmm ? Marc sort de ses pensées.
– Qu’est-ce que tu es devenu ? répète patiemment Jean en ajoutant : Tu ne jouais pas dans ce groupe ? C’était de la batterie ou de la guitare ? Est-ce que ça a donné quelque chose ? À l’époque, tu étais pourtant fermement convaincu que vous alliez percer après l’école, n’est-ce pas ?
– C’était la guitare électrique. Mais non, le groupe s’était rapidement séparé après l’école. L’un a commencé ses études, l’autre a déménagé, et moi aussi j’avais… d’autres projets »rétorquent Marc avec hésitation.
– Et puis tu as abandonné, tu as laissé tomber ton rêve, juste comme ça ?
– Oui… ça s’est passé autrement. Confirme Marc à contrecœur.
– Oui, je vois ça, dit Jean, étonné, en scrutant Marc de la tête aux pieds. Alors, qu’est-ce que tu fais maintenant ?
– Moi ? Je dirige une agence générale d’une grande compagnie d’assurance.
– Wow ! Toi ? Marc le rockeur ? Marc le voyou ? J’ai du mal à le croire ! »
La conversation commence à devenir désagréable pour Marc. Il ne voulait plus s’en souvenir. Pour détourner l’attention de lui-même et de son passé peu glorieux, il renvoie la question « Et toi ? Tu ne voulais pas commencer des études ? Qu’est-ce que c’était déjà ? Droit ou médecine ?
Jean rit à gorge déployée :
« C’est vrai, tu as raison, je n’ai pas le droit de m’étonner de ton changement ! » et après une courte pause il reprend : « Oui, je voulais devenir médecin. Mais non, ça ne s’est pas fait, ou plutôt j’ai changé moi aussi. Je suis musicien et je joue de la batterie dans un groupe. »
C’est maintenant au tour de Marc d’être surpris. Sans voix et incrédule, il fixe Jean. Sa curiosité est maintenant bien éveillée.
« Billets s’il vous plaît ! » La question du contrôleur frappe Marc et Jean de manière inattendue, si bien que celui-ci doit répéter la question, déjà un peu plus impatient.
Alors que Marc cherche encore son billet dans son porte-monnaie, Jean présente déjà le sien et le récupère sans problème après un bref contrôle. C’est donc bien un passagerde première classe, pense Marc, un peu honteux des préjugés qu’il avait à l’égard de Jean peu de temps avant que le contrôleur ne vienne. Et après avoir contrôlé le billet de Marc, il se tourne déjà vers les passagers suivants, sans aucun commentaire.
C’est maintenant Marc qui retrouve la parole en premier.
« – Pourquoi as-tu changé d’avis ?
– À la fin de l’école, j’ai passé ma maturité comme prévu. Mais lorsqu’il s’est agi de commencer les études, j’ai pensé que je passais à côté de quelque chose dans la vie, que cela ne pouvait pas être mon avenir. Et pour être honnête… tu n’y étais pas pour rien.
– Quoi, moi ? Je sais que je n’ai pas été gentil avec toi à l’école… Dieu sait que je ne l’ai pas été ! Mais qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu abandonnes tout ?
– Je pense que c’était ta rébellion contre les règles, le fait de nager à contre-courant, ta confiance en toi, ta conviction indomptable de pouvoir percer avec ton groupe. Ne te méprends pas, à l’école je te détestais et je te craignais, et pourtant tu m’avais aussi impressionné. J’ai donc tout laissé tomber, j’ai fait des petits boulots pour gagner de l’argent et je suis parti en voyage. Je ne sais pas si tu le savais, mais je jouais un peu de batterie à l’école. »
Marc secoue la tête avec regret.
« En tout cas, j’ai maintenant consacré plus de temps à la pratique. J’ai commencé petit, j’ai fondé un groupe qui s’est séparé sans succès. Mais j’ai fini par rejoindre un autre groupe. Nous jouions tous les week-ends, tandis que nous effectuions notre travail du lundi au vendredi pour gagner notre vie. Pendant longtemps, nous n’avons pas eu de succès, mais petit à petit, les choses se sont améliorées : les premières participations à des festivals, le premier contrat avec une maison de disque. Nous ne sommes jamais devenus vraiment riches, mais cela nous plaît encore aujourd’hui et nous n’avons pas de mal à en vivre. Tu as peut-être entendu parler de nous ? Nous nous appelons les Yellow Pistols.
– Quoi, les Yellow Pistols ? C’est vous ? Bien sûr, j’ai entendu parler de vous. Non pas que j’ai déjà assisté à un de vos concerts, mais vous êtes déjà connus.
– Oui, c’est nous et c’est à toi que je le dois. Mais maintenant, raconte-moi pourquoi tu es ce que tu es maintenant et pas à ma place ?
C’est maintenant au tour de Marc de raconter son histoire avec hésitation.
– Après la dissolution du groupe, je suis tombé dans un trou, j’ai réalisé qu’à part une grande gueule, je n’avais pas grand-chose à offrir, que mes amis de l’époque ne valaient pas grand-chose et que je devais agir si je voulais encore tenir la barre. Je pense que je t’admirais aussi parce que tu savais ce que tu voulais faire et que tu savais que la vie ne se résume pas à l’amusement et à la rébellion, du moins si l’on veut obtenir quelque chose. Ma petite amie de l’époque, qui est aujourd’hui ma femme, m’a certainement aidé, car elle a vu plus que le rockeur en moi et m’a mis sur la bonne voie. Oh, je ne voulais pas dire que tu…
– Non, non, c’est bon ! Je sais exactement ce que tu veux dire. Wow, nous nous sommes donc inconsciemment influencés l’un l’autre pour changer de vie, en échangeant les rôles !
– Oui, on dirait bien. » Confirme Marc, pensif. Tous deux restent silencieux un moment, ils doivent d’abord assimiler ce qu’ils ont entendu.
Le train, qui s’était arrêté peu avant, a redémarré en cahotant. Un groupe de jeunes hommes, nouvellement arrivés, traverse le wagon en riant et en discutant bruyamment, en direction du dernier wagon du train, lorsque le dernier du groupe regarde ouvertement Jean et semble le reconnaître.
« Hé les gars ! Attendez un peu ! Vous ne croirez pas qui est assis ici ! Le batteur des Yellow Pistols ! » puis s’adressant à Jean « Votre dernier album était tout simplement génial ! Je suis un grand fan ! »
Le groupe – définitivement pas des passagers de première classe, pense involontairement Marc – assaille littéralement Jean, qui semble visiblement apprécier d’être reconnu et répond patiemment aux questions qui pleuvent littéralement sur lui, tout en signant des autographes. Pendant ce temps, Marc se sent un peu mal à l’aise et observe Jean. Il doit admettre que Jean semble définitivement mieux adapté à être une d’une star de la musique qu’il ne l’aurait jamais été.
Le groupe prend finalement congé et continue à marcher dans le couloir.
« Où en étions-nous ? reprend Jean.
Marc ne peut plus se retenir :
– Hé Jean, pour ce que je t’ai fait pendant l’école, je voudrais tiens à m’excuser auprès de toi ! Je me suis comporté de manière pathétique avec toi. Je pense que c’était, comment dire, une sorte de masque. Je croyais être quelque chose parce que j’étais craint et souvent aussi un peu admiré. J’étais le centre de l’attention, avec de faux amis qui me confortaient dans cette idée. Mais ce n’était pas vrai et ça ne tenait pas la route… Encore une fois, désolé. »
Jean est manifestement un peu pris au dépourvu par l’aveu de Marc et ne répond pas tout de suite, si bien qu’un bref silence s’ensuit, accompagné uniquement du léger cliquetis des roues.
« Maintenant, acceptez vos excuses ! » s’exclame une voix pleine d’espoir de l’autre côté de la voiture.
Marc et Jean tournent la tête en même temps et regardent d’un air perplexe la femme d’un certain âge qui est assise là avec un homme également âgé et qui les regarde avec un air d’attente.
« – Vous devez m’excuser d’intervenir et d’écouter votre conversation depuis un moment, mais vous devriez vraiment accepter ces excuses. »
Son partenaire en face d’elle semble un peu mal à l’aise avec cette intervention, mais hoche la tête en signe d’approbation.
C’est Jean qui réagit le premier :
« – Vous avez sans doute raison Madame ! et s’adresse à son ancien camarade : Merci Marc ! Mais ce n’est vraiment plus nécessaire, après tout, je te dois manifestement beaucoup.
– Super ! se réjouit la femme en s’adressant à Marc : Ça fait du bien de pouvoir se débarrasser d’une telle culpabilité, non ? Etaprès un moment, elle poursuit pensivement : Souvent, dans la vie, nous laissons tant de non-dits et les remettons à un jour lointain qui, souvent, ne vient pas.
– C’est sans doute vrai. Confirme Marc, et Jean, pensif, hoche la tête presque imperceptiblement.
L’homme plus âgé se penche et pose sa main sur le bras de la femme.
« – Nous devrions nous préparer, la prochaine station est la nôtre.
– Bien sûr ! répond la femme puis s’adresse une nouvelle fois à Marc et Jean avec un sourire : Nous allons bientôt descendre. J’ai été ravie de vous rencontrer et d’apprendre votre histoire. »
Alors que le train ralentit déjà sensiblement et que le charmant couple se lève péniblement pour ramasser les sacs, Jean s’adresse à Marc « Malheureusement, c’est ici que je descends aussi. Nous devrions nous revoir prochainement, je pense que nous avons encore beaucoup de choses à nous raconter. »
Marc, encore un peu déconcerté par sa rencontre inattendue dans le train, prend un moment, mais acquiesce « Bien sûr ! Voici ma carte. Comment puis-je te joindre ? »
Jean sort son billet désormais inutile de sa veste en cuir et y note rapidement son numéro de téléphone qu’il tend à Marc :
« Tiens ! Et n’attendons pas encore 30 ans avant de nous revoir. À bientôt ! » Il serre encore la main de Marc avec fermeté et se précipite déjà vers la sortie la plus proche.
Marc le suit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse de son champ de vision.
Peu après, le train se remet en marche. Marc regarde par la fenêtre mais ne perçoit pas vraiment le paysage qui défile, trop concentré à réfléchir à ce qu’il vient de vivre. Qui aurait pensé qu’il était un modèle pour d’autres et vice versa ? Ils ont ainsi échangé les rôles, des rôles dans une pièce de théâtre que seule la vie peut écrire.
Il se demande où se trouve sa vieille guitare électrique et s’il en maîtrise encore les touches ? En tout cas, il devrait prochainement assister à un nouveau concert. Et pourquoi pas un concert des Yellow Pistols ?
Ainsi plongé dans ses pensées, il lui faut un moment pour qu’une autre chose lui vienne brusquement à l’esprit et le fasse sursauter. Mais seulement un instant, puis il ne peut s’empêcher de rire de son inattention et se frappe le front avec la paume de la main
« Je suis bête ! C’était aussi ma station, celle où j’aurais dû descendre ! »
Il va manquer son rendez-vous. Mais qu’importe, il n’est pas d’humeur à s’occuper d’assurances en ce moment.
Toujours en souriant, il est brièvement interpellé :
« Cette place est-elle encore libre ? » Et sans hésiter, Marc répond en souriant « Mais bien sûr ! »
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