Créé le: 11.08.2024
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Il était une fois…
Les histoires étant ce qu’elles sont, les us exigent de les amorcer par la traditionnelle formule que vous devinez d’avance.
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En guise de préambule et pour briser un peu l’orthodoxie, je souhaiterais auparavant m’inquiéter de votre confort, car cette intrigue quelque peu alambiquée — le mot est faible mais fort à propos — pourrait vous retourner quelque peu la binette, et quitte à profiter de l’ivresse, autant se cuiter en étant installé le plus douillettement possible.
Pendant que vous améliorez votre ordinaire en ajustant la position de votre séant, permettez-moi donc d’aborder l’apophtegme cérémonial :
Il était une fois un prince, nommé Jerry, qui allait se transformer en bonhomme de neige. Il ignorait encore tout de ce destin, ce qu’il savait au fond de lui, c’est qu’il n’était pas tel qu’on voulu qu’il fût.
Sur les conseils de son majordome, il s’en alla à la poste. Il y trouverait, lui avait dit le vieux Walt, un service de qualité qui pourrait l’aiguiller dans ses tribulations existentielles.
C’était l’hiver et il avait froid… Perdu dans ses pensées, il réalisa soudain qu’il s’était réellement égaré : ce n’était point le chemin du bureau des postes !
« Bigre qu’il gèle, et où diable suis-je ? » Se demanda-t-il l’air aussi ahuri qu’une loutre devant une machine à coudre.
C’est à cet instant précis, gagné par le désespoir, qu’il fit la première des trois rencontres qui allaient à jamais changer sa vie.
Les pieds frigorifiés, le nez coulant, il ne sentait plus ses doigts, alors que la présence douce et amère de la mort, ça oui, il la sentait bien. C’est d’ailleurs celle-ci qui lui adressa la parole avec le plus grand des naturels :
« Pas chaud hein ? »
Son sang déjà froid, se glaça complètement. Le cœur battant, il dévisagea la silhouette devant lui, à peine rassuré par un curieux détail familier : la mort mangeait des pipas d’un air distrait.
« J’ai dit une bêtise ? » demanda la mort devant les yeux ébahis de Jerry, crachant négligemment le péricarpe d’une graine de tournesol.
Il faut dire que si le tableau était burlesque, la mort ne se formalisait pas de genre de situation. Pour elle, tout n’était que course vers une immuable fin, pas de quoi rire. En fait, très peu de choses l’intéressaient et lorsqu’elle ne trouvait plus de passe-temps, elle commençait à ne plus savoir comment le tuer.
La vue du prince l’avait intriguée, son vague à l’âme étant visible comme le nez qu’elle n’avait plus au milieu de la figure ; une âme en peine avançant dans un paysage morne, c’était si beau !
« Êtes-vous là pour m’emporter ? Suis-je mort de froid et est-ce là ma fin ? tremblota le prince.
— Que nenni mon ami, lui rétorqua la mort, suçotant une graine entre ses mandibules apparentes. Bien que votre enveloppe charnelle soit thermiquement au plus bas, voir cette dernière errer dans la blancheur m’a fait chaud au cœur » grinça des canines la camarde, esquissant ce qui s’apparentait à son plus beau sourire.
Je précise que Jerry était beau garçon. Menton franc, pommettes saillantes, sa charpente élancée lui donnait l’allure d’un bel orme à la coiffe automnale tombant sur des yeux ambrés. Son esprit, une souche en friche, était lui aussi fait de la même nature végétale. Oui, Jerry était quelque peu gourdiflot et niquedouille, et c’est précisément cet état qui le plongeait dans les méandres du spleen.
La mort, trouvant tant de beauté dans ce paradoxe ambulant, eut envie de graver cette image dans le marbre de ses orbites pour l’éternité. Claquant des doigts, elle emballa le beau ballot dans un linceul de glace fine, lui conférant une inaltérable résistance à la morsure du froid.
« Mazette ! s’écria Jerry, voilà que le cul ne me pèle plus ! »
Dansant de joie, il se retourna pour remercier sa bienfaitrice, mais celle-ci avait disparu ; réintégrant, après cette parenthèse, les limbes de la morosité. C’est alors que survint la deuxième rencontre…
Zozo-Pipou était un lion des neiges, solitaire et irascible. Sans doute que le nom dont il était affublé ne lui plaisait pas, car dès qu’on l’appelait ainsi, une colère noire lui remontait du tréfonds des entrailles. Lionceau, il avait fui la vie de cirque, s’était installé dans un recoin perdu et inaccessible, puis s’était fait une réputation de vieux ronchon sanguinaire à force de croquer les audacieux et inconséquents traqueurs, chargés de le ramener dans sa cage.
Le vent avait porté à ses oreilles le son de quelque hère perdu dans les étendues de son territoire. Son ventre se mit à gargouiller et il se pourlécha les babines à la perspective de ce bon repas.
Tout occupé à sa joie de ne plus avoir froid, Jerry ne vit pas la silhouette du fauve se faufiler à quelques pas de sa personne. À l’instant où le lion allait bondir, il fit volte-face et le temps s’arrêta.
Un ange en profita pour passer, mi-intrigué mi-amusé par la situation : Jerry avait les yeux écarquillés devant un fauve tout aussi ébaubi. L’ange aussi prit un air pantois quand il vit l’homme et le félin tomber dans les bras l’un de l’autre, dans une exclamation confuse de feulements et de sanglots. Il en avait l’air si baba qu’il ne vit pas le sapin qu’il se prit en pleine poire, le faisant tomber dans les pommes. Mille cierges tournoyèrent autour de son auréole, et quelques étoiles aussi.
Je vois votre abasourdissement, l’atrabilaire fauve acceptant de se faire cajoler tout en se faisant appeler par son inesthétique sobriquet, et pis, y prenant un délicieux plaisir ; c’était bien délictueux de sa part. Et bien sachez-le, ces deux larrons étaient de vieilles connaissances.
Le prépubère prince visitait régulièrement le cirque où sa condition lui avait ouvert de nombreuses arrières portes, notamment celle de la ménagerie. Il y avait fait la connaissance d’un lionceau tout ébouriffé et orphelin de son état. L’enfant et la boule de poils s’étaient tout de suite plu. Jerry avait baptisé son compagnon Zozo-Pipou et ce dernier, ravi, passait son temps à lécher le visage du garçon en glapissant de petits cris à croquer.
Le directeur du cirque, ne voyant pas d’un bon œil cette ravissante amitié, avait fait enfermer l’animal, le rendant fou de rage et de chagrin. Jerry avait également versé plus d’une larme, car on lui avait dit que son Zozo-Pipou avait été vendu. Il n’était plus jamais retourné au cirque depuis.
Les deux compères n’en pouvaient plus de vagir dans la neige, heureux qu’ils étaient de s’être retrouvé après tant d’années. Il y avait tant de papouilles à rattraper !
Tout ce hourvari avait attiré les curieux des alentour : pics aiguisés de curiosité, martres fouineuses, chouettes effraies peu craintives, tous étaient réjouis par le mignard tableau de Jerry et Zozo-Pipou qui se regardaient dans le fond des yeux, nimbés par la lueur émanant de la tête d’un séraphin aux allures de girandole cabossée, meurtri dans sa fierté et donc un peu bougon.
Jerry avait raconté à son ami d’enfance les objectifs de sa quête, et ce dernier, connaissant bien la région, s’était mis en joie de servir de guide. Au-devant de nos joyeux drilles, la lueur lunaire illuminait, la surface noire et agitée d’un conséquent torrent. La clameur du gros ru s’intensifiait en son abord, revendiquant de manière clairement territoriale, la propriété du voisinage. Si bel arbuste qu’il était, Jerry en fut abattu. Comment traverser ce flux colérique ?
Une flopée de souvenirs douloureux remonta dans sa caboche, comme autant de balises de détresses témoignants de ses impuissances passées. Le premier qui vînt s’échouer aux rivages de sa mémoire fut amer : son baptême à la piscine municipale alors qu’il ne savait pas nager. Les autres enfants s’étaient tant moqués lorsqu’il avait bu la tasse à peine rentré dans le pédiluve.
Le second fut encore plus térébrant, car lors de sa prime visite à la mer, il s’était assis sur un oursin. Le vieux Walt, lui extirpant les pointes piquantes fichées dans son arrière-train, s’esclaffait à chaque cri que poussait Jerry. L’humiliation avait été à la hauteur de sa joie de voir la grande bleue, et il traînait depuis un gros blues.
Au troisième flash-back, il se revit adolescent, apprenant la pêche sur les indications de son père. Toutes ses expériences hydriques l’ayant laissé fort aquaphobe, il s’était mis à trembler devant cinquante centimètres de baille bien calme. L’œil pater, condescendant l’espace d’un instant, n’avait plus été le même depuis.
Une larme glacée coula sur la joue gelée de Jerry, glissa sur sa lèvre sibérienne avant de tomber de son menton dans le tumulte des flots. Le puissant torrent se sentit responsable de tant de douleur et se congela tout de go, tant par la température frigorifique de la larme que par la rudesse des souvenirs qu’elle contenait.
Un calme plat et glissant régnait à présent à la surface des eaux. Penser à son passé douloureux n’avait pas été vain, bien au contraire, et tel un Jésus hiémal, Jerry marcha sur les eaux, traversant le dernier obstacle qui le séparait de sa cible et lieu de sa dernière confrontation.
En marge du village, une masure austère frappée des écussons postaux se dressait. Jerry se hissa avec angoisse sur le perron givré et actionna solennellement le heurtoir de la porte, faisant résonner de manière sinistre le glas sec et pesant de son sort.
« Qui ose me déranger à une heure aussi tardive ? tonna une voix forte.
— Je me nomme Jerry, dit le prince, je vous somme de m’ouvrir au nom du Roi, mon père ! »
Le cliquetis des clefs se fit entendre et le visage en lame de couteau du postier apparu dans l’entrebâillement, sondant Jerry de pied en cap. Dans l’ouverture de la lourde, le guichetier paraissait aussi sévère qu’un chien de garde. La pipe au bec, il soufflait de longues volutes de fumée au parfum aigre et écœurant. Il faut dire que le bougre s’était mis en branle pour lister les colis qui avaient été livrés dans la journée. Cette interruption inopinée le contrariait donc au plus haut point.
« Et quelle intrigue impose au fils du Roi de commander l’ouverture de l’office postal après les heures de permanence en vigueur ? harangua-t-il à Jerry et sa suite.
— C’est que… ânonna le prince, et bien… je…
— C’est que quoi ? s’agaçait le facteur, et bien quoi ? On me dérange, on me commande et puis on bafouille ? Môssieur le prince se prend l’envie de venir me tarabuster en pleine nuit ? Sans exposé clair et concis de ses motifs, je reste cerbère dans l’âme et séquestre l’accès au guichet ! Que Môssieur le prince se garde de passer mon propylée sans une raison valable ! »
Jerry se fit tout petit sous le houspillage vigoureux de son interlocuteur. Il ne comprenait pas pourquoi il méritait une telle animosité. Après tout, il avait franchi de nombreuses épreuves en espérant de tout cœur remettre du baume sur ce dernier, et voilà qu’un quidam vindicatif le rabrouait au lieu de lui remonter le moral, qui se retrouva dans ses chaussettes. Il se mit à bouillonner d’une colère aussi froide que sa température corporelle.
Ceux qui ont eu la chance de suivre quelques cours de physique & chimie comprendront aisément ce qui va suivre, mais pour les autres, une explication scientifique s’impose : tout corps froid abaisse naturellement la température atmosphérique environnante. Si ce corps se réchauffe subitement à de très hauts degrés, l’eau contenue dans l’air se condense subitement en fines gouttes qui cristalliseront sur le corps chaud par effet de choc thermique avec l’air encore glacé. Si l’on reporte ce processus à l’état de surchauffe subit par le prince, lui qui avait été quasiment porté à l’état de glaçon ambulant lors de sa rencontre avec la mort, vous obtiendrez le rocambolesque spectacle qui suit.
Un brouillard givrant enveloppait Jerry et d’épais flocons se mirent à tourbillonner autour de lui, le recouvrant d’une belle couche de neige. Son visage était à présent blanc et son corps entièrement nappé de poudreuse frisquette et éclatante. Le préposé postal en avait la bouche béate, laissant choir sa pipe au sol. C’était la chose la plus insolite qu’il avait vue de sa vie, un énergumène venait de se transformer, devant ses yeux incrédules en bonhomme de neige.
Jerry se sentait maintenant détendu et plein de sérénité. Il avait expulsé sa colère et un grand calme irradiait son corps nouvellement moelleux et tamisé. Il ramassa la bouffarde cassée aux pieds du postier et se mit à la mâchouiller, appréciant le bruit enneigé que produisaient ses lèvres au contact de la lentille. Il étincelait sous la lune nivéale qui faisait miroiter sa lueur sur sa peau cristalline. Le postier, interdit, se fit violence pour balbutier à son tour d’une voix faible et chevrotante :
« Heu… Si je puis être d’une quelconque utilité à votre princière majesté…
— Maintenant que vous le proposez, j’ai toujours aimé les jolis chapeaux, mon père disait toujours que je n’avais rien dans la caboche, mais que j’avais une tête à bien les porter. Je crois que j’apprécierais beaucoup d’avoir un beau couvre-chef pour mettre la cerise sur le gâteau de mon nouveau corps. Auriez-vous l’amabilité de m’en commander un depuis votre bureau postal ? »
Au comble du désarroi, le postier s’entendit répondre aussi naturellement que possible :
« Mais, bien entendu voyons, d’ailleurs vous n’aurez pas à attendre, car j’ai ma foi un très joli haut de forme qui vous irait à ravir ! Veuillez l’accepter de bonne grâce votre majesté, pour me faire pardonner d’avoir haussé le ton à votre encontre… »
Le vieux bougre espérait que ce stratagème lui permettrait de se débarrasser de ce déconcertant visiteur, et qu’il pourrait aller se rincer le gosier d’une bonne rasade de spiritueux un peu fort, car ce dont il avait été témoin ce soir l’était tout autant.
Jerry salua le badaud des postes, et pour la première fois, entouré comme il l’était de ses compagnons des bois, pics, martres, chouettes, de son acolyte félin, et d’un angelot à l’œil encore ecchymosé, il fut en paix.
Et il partit dans le brouillard,
Pipe cassée aux badigoinces,
En apparat un bolivar ;
Et il partit dans le blizzard.
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