Créé le: 04.08.2025
53
0
1
Home cinéma
Quand on abuse de la télécommande, il peut s’avérer dangereux de regarder un film en trois dimensions.
Reprendre la lecture
Personnages
Sandra
Cédric, fiancé de Sandra
Zazie Gy
Sacha Gy, mari de Zazie
Scène 1
Dès l’ouverture du rideau, les spectateurs doivent comprendre que la scène se divise en deux zones : la moitié gauche (côté jardin) est entièrement recouverte d’une moquette grise ou verte sur laquelle Cédric, nippé comme un loubard, attend quelqu’un ; la moitié droite, au sol nu, est meublée d’une table basse et d’un couple de fauteuils qu’occupent Zazie et Sacha. La moitié gauche représente un film que les époux Gy regardent sur leur home cinéma en trois dimensions. Zazie tient une télécommande qui va jouer un rôle important.
CÉDRIC :
L’indomptable Sandra n’est pas très ponctuelle,
malgré sa montre suisse aux aiguilles cruelles.
Mais j’aime son retard qui me donne le temps
de rêver sans tabou de son corps excitant
et de prendre plaisir à compléter la liste
des mille qualités qui font d’elle une artiste,
dont le verbe et le geste atteignent au divin.
Son langage m’enivre autant qu’un fût de vin.
Les mots qu’elle choisit sont empreints de noblesse
et sa voix me dévoile un coeur plein de tendresse.
Comme une ballerine, elle a des mouvements
dont la grâce parfaite offre de beaux moments.
(Jeune, jolie et portant des habits très chics, Sandra fait son entrée. Sa démarche est lourde et masculine. Une grande vulgarité se dégage de ses manières de poissarde. Elle donne une rude claque dans le dos de Cédric et parle avec l’accent des bas-fonds.)
SANDRA : Salut tête de noeud ! D’accord, je radine avec une plombe de retard ! Normal que tu renaudes… Esscuse ta poule, my darling ! C’est la faute au singe, ce vioc vicelard. Il m’a collé au derche après le turbin pour me dégueulasser les esgourdes avec des vannes sacrément vachardes. Y en a, j’te jure !
SACHA, à Zazie : Tu peux appuyer sur « pause », s’il te plaît ? J’aimerais vérifier quelque chose.
(Zazie appuie sur la télécommande. Aussitôt, Cédric et Sandra s’immobilisent. Sacha se lève, s’approche de Sandra, se couche de manière à mater sous sa jupe et revient vers sa femme.)
SACHA : C’est bien ce que je pensais : elle n’en porte pas ! J’ai lu dans un magazine qu’elle déclarait ne jamais en porter quand elle jouait. (Sacha se coule dans son fauteuil.)
ZAZIE : Oui, j’ai lu le même article. Très intéressant, d’ailleurs. Selon Stanislavski, relayé par Strasberg, ne pas en porter peut aider une hystérique à tenir son rôle avec toute la retenue nécessaire à l’art dramatique infrasymboliste.
SACHA : Brecht ajoute que cela provoque un effet de distanciation, car la comédienne sait qu’elle n’en porte pas, tandis que son personnage n’est pas supposé n’en pas porter.
ZAZIE : Cette petite a de la chance : elle travaille avec des metteurs en scène avisés qui lui donnent d’excellents conseils.
SACHA : Elle est en de bonnes mains…
ZAZIE : Que de mauvaises langues disent baladeuses.
SACHA : Rumeurs malveillantes sans nul autre fondement que celui que j’ai vu !
ZAZIE : Puis-je appuyer sur « play » ?
SACHA : Vas-y Zazie !
(Zazie appuie sur la télécommande. Cédric baise la main de Sandra. Celle-ci l’essuie sur sa jupe, à l’arrière.)
CÉDRIC :
Il n’y a pas de mal à ne pas être à l’heure.
Si je me plains de toi, que sur le champ je meure !
C’est si bon de t’attendre à l’ombre d’un cyprès
que mon coeur est comblé lorsque tu m’apparais.
SANDRA : C’que tu causes bien, mon cochon ! J’espère que ton morlingue est en cloque d’une floppée de gros biffetons, because je crève la dalle, moi ! Et pas question de me farcir de la barbaque nazebroque chez Gégène-le-Toulousain ! J’veux becter de la tortore impec, moi, avec un Beaujolpif qui se respecte ! Pour ça, faut de l’artiche, mon coco !
Scène 2
Pendant cette scène, Cédric et Sandra font quelques gestes stylisés qui ne doivent pas passer inaperçus.
CÉDRIC, en sortant un pistolet qu’il pointe vers Sandra :
Tu me vois au regret d’annuler ce festin…
mais avec six pruneaux logés dans l’intestin,
tu ne souffriras plus d’une faim dévorante.
Je me dois de t’offrir une mort fulgurante,
car je t’aime si fort que j’en perds la raison.
L’amour que je te porte est devenu poison.
Il m’empêche de vivre, il me rend imbécile,
il me fait débiter des rimes trop faciles.
Par bonheur, il existe un remède puissant
pour ceux qui n’ont pas peur de répandre le sang.
SANDRA : C’est pas possible, j’ai la scoumoune ! Tomber sur un viceloque aussi chabraque ! Hé, du con ! si t’en as marre de me tringler, t’as qu’à te faire exploser les valseuses avec ton flingue de tantouze ! Mais laisse ma viande en bon état ! tu piges ?
CÉDRIC :
Je comprends ta stupeur et ton juste courroux.
Quoi de plus révoltant que d’être au bord du trou ?
Mais avant de crever, retrouve le sourire
et la foi salvatrice… Il est temps que je tire !
Scène 3
Zazie appuie sur la télécommande. Cédric et Sandra se figent.
ZAZIE : Ah non ! les drames, je n’aime pas ça ! Revenons en arrière !
(Zazie appuie sur la télécommande pour déclencher un « retour rapide ». Cédric et Sandra refont la scène 2 à l’envers et en accéléré, d’où l’importance d’avoir auparavant choisi des gestes qui se remarquent bien. À l’aide d’un enregistrement, il est possible d’inverser aussi les paroles (ce n’est pas indispensable, mais cela renforcerait l’effet comique). Dès que Cédric a remis en poche son revolver, Zazie appuie sur la télécommande.)
ZAZIE : Et maintenant, pause !
(Évidemment, Cédric et Sandra s’immobilisent. Zazie va vers Cédric, lui retire son pistolet de la poche et le remplace par le collier de diamants qu’elle porte depuis le début de la pièce. Puis elle retourne à sa place et dépose l’arme sur la table basse. Elle appuie sur la télécommande.)
ZAZIE : Play !
Scène 4
Cette scène est un détournement de la scène 2. Les dialogues sont modifiés, mais les gestes et les déplacements demeurent inchangés.
CÉDRIC, en sortant le collier qu’il présente à Sandra :
Il me faut à regret différer ce festin…
mais avec ces joyaux d’un royaume lointain,
tu ne souffriras plus d’une faim dévorante.
Je me dois de t’offrir ces pierres fulgurantes,
car je t’aime si fort que j’en perds la raison.
L’amour que je te porte est sans comparaison.
Il m’amène à mieux vivre, il me rend volubile,
il me fait composer des rimes très habiles.
Quel bonheur d’exister quand un désir puissant
vous guérit de la peur et vous fouette le sang !
SANDRA : C’est pas possible, j’ai la baraka ! Tomber sur un caïd aussi bath ! Hé, beau gosse ! si t’en a pas marre de ma tronche, t’as qu’à me foutre un polichinelle dans le tiroir ! Ma viande, elle est rien que pour toi, tu piges ?
CÉDRIC :
Je comprends ton ardeur et ton air triomphant.
Quoi de plus merveilleux que de faire un enfant ?
Mais avant d’être mère, accepte de reluire
sur un parvis d’église… Il est temps de construire !
Scène 5
SACHA : Tu peux appuyer sur « pause », s’il te plaît ?
(Zazie obéit. Cédric et Sandra s’immobilisent.)
SACHA : Ça devient gnangnan. J’ai une idée : programme la suite en kinyarwanda-kirundi, rien que pour la musique des mots !
ZAZIE : Okay ! (Elle appuie sur plusieurs boutons de la télécommande.)
CÉDRIC :
Cumi na kabiri uwagatandatu
urufufunguzo akazi nta muntu
(Cédric accroche la rivière de diamants au cou de Sandra.)
SANDRA : Murakoze ! Umunsi mukulu akamaro. Si mbishobora. Mbabarira mirongo inani ! Gusubiramo urukundo ipikipiki divayi. Wo kagira imana we ! Nimundide !
SACHA : Pas mal, pas mal ! Fais « pause », mon chou !
(Zazie appuie sur la télécommande. Cédric et Sandra se figent.)
SACHA : Et maintenant, fais-les parler en suisse-allemand !
(Cédric et Sandra sortent de leur immobilité.)
SANDRA : Ah non ! Tout, mais pas ça ! Faut pas déconner, les viocs ! Plutôt clamser que de bonnir mes répliques en suisse-toto !
CÉDRIC :
Je partage l’avis de ma tendre complice :
veuillez nous épargner ce terrible supplice !
(Zazie et Sacha, en proie à l’étonnement puis à l’indignation, se lèvent. Ils déversent leur fiel sur Cédric et Sandra.)
ZAZIE ET SACHA, ensemble : Quoi ?
ZAZIE : Mais je n’ai pas appuyé sur « play » !
SACHA : Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
ZAZIE : Qu’est-ce qui vous prend ? Vous ne pouvez pas ! Vous n’avez pas le droit !
SACHA : Ma parole, c’est de l’insubordination ! Vous finirez aux galères !
ZAZIE, en s’approchant du bord de la moquette qui délimite la zone où le film se déroule : C’est moi qui tiens la télécommande, vous m’entendez ? Alors vous allez m’obéir, c’est compris ? Il vous est défendu de bouger, interdit de parler tant que je ne vous ai pas libérés du mode « pause » ! Vous n’avez aucun choix ! Vous devez vous soumettre aux lois les plus élémentaires de la technologie et de la politesse, un point c’est tout !
(Sandra, d’un geste brusque, arrache la télécommande des mains de Zazie et appuie sur un bouton en criant :)
SANDRA : Pause !
(Zazie et Sacha s’immobilisent, la première tout près de la moquette, le second à équidistance de son fauteuil et de sa femme.)
Scène 6
SANDRA : Ha ! ha ! ha ! Maintenant c’est moi qui tire les ficelles ! Ça va chier ! Vous allez en baver, charognes de bourges ! Cédric, chourave le morlingue au vieux bouc et ramène-moi l’oseille !
(Cédric s’approche de Sacha, lui prend son porteflouze, en retire les billets, jette par terre l’étui vide, revient vers Sandra et lui tend sa récolte.)
SANDRA : Merci bébé ! Je te ferai une bouffarde au loinqué d’une lourde. En attendant, tiens-moi ça ! (Elle lui passe la télécommande et lui arrache des doigts les billets qu’elle se met tout de suite à compter.) Pas mal ! Pas mal ! Ça suffira pour me faire gonfler un peu les roberts. (Elle fourre l’argent dans son corsage et lance à Sacha :) À nous deux, raclure de pelle à merde ! (Elle s’approche de Sacha, se plante devant lui, le toise en relevant le menton. D’une poche ou d’un sac à main, elle sort un bâton de rose à bouche. Elle s’en sert pour colorer les lèvres de Sacha. D’un geste vif, elle enlève la perruque qu’elle portait jusqu’alors et la fixe sur le crâne de Sacha. Elle ôte sa jupe-portefeuille et se tourne vers le public qu’elle apostrophe ainsi :) Je sais que vous êtes déçus, les mecs, mais je porte toujours une culotte sous ma jupe ! (Elle met la jupe à Sacha, contemple son oeuvre et regagne la moquette, où elle reprend possession de la télécommande qu’elle pointe aussitôt vers les époux Gy. Elle presse un bouton.) Spectacle !
(Zazie et Sacha s’animent.)
SACHA : Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. [1] Quoi ? Est-ce possible ? Plus un seul radis ? Je suis à deux doigts de suffoquer. En trois coups de cuiller à pot, on m’a tout pris, on m’a saigné à blanc. Si je tenais le coupable, j’exigerais qu’on le tire à quatre chevaux, qu’on le scalpe en cinq-sec et qu’on l’envoie six pieds sous terre ! Ce vampire a brisé ma vie : sept ans de malheur ! Non, dans huit jours je serai déjà mort de chagrin. Si je ne récupère pas très vite ma fortune, il y a neuf chances sur dix que j’agonise dans les pires tourments. Je suis dans le trente-sixième dessous ; je tourne en rond ; je fais les cent pas ; je souffre mille morts. Mon argent ! mon argent ! mon argent ! que ma plainte résonne à l’infini !
SANDRA : Pause ! (Elle appuie sur la télécommande et les époux Gy se figent.) Quel tocard, ce cabot ! Qu’est-ce qu’il est tartignolle quand il jacte ! Il me brise les miches !
CÉDRIC :
Ce radin m’exaspère : il n’est bon qu’à compter !
Dieu qu’il dit mal son texte, il ne sait pas conter !
SANDRA : Bon, je continue ! Mais ce cave nullard, il ferait bien de la boucler, sinon je lui crame les roustons ! (Elle appuie sur la télécommande.)
ZAZIE : Sacha, que tu sois devenu pauvre, j’aurais pu m’en accommoder. J’ai suffisamment de romantisme pour chérir un homme ruiné. J’aurais même accepté de dormir sous les ponts, serré contre toi. Nous aurions vécu d’amour, d’eau pas toujours fraîche et de mendicité. (Elle saisit le pistolet qui se trouve sur la table basse.) Mais que tu sois un vulgaire travelo, ça, vois-tu, je ne peux pas le supporter ! (Elle tire sur Sacha, qui s’écroule raide mort. Elle lâche son arme.) Mon Dieu, qu’ai-je fait ? (Elle prend son téléphone portable et compose un numéro.) Allo Isis ? Ici Zazie ! C’est épouvantable, je viens de tuer Sacha ! (Silence.) Non, bien sûr que je ne l’aimais plus ! Cela fait six mois que je le trompe avec José. Mais tout de même, ça me bouleverse de l’avoir assassiné ! Tu peux comprendre ça, non ? Je tremble, j’ai la fièvre, je me sens mal ! (Silence.) Avec un revolver. (Silence.) Non, je ne pense pas qu’il ait souffert. Mais moi je souffre ! Je me sens coupable, j’ai peur, je suis affolée ! C’est affreux ! Et Sacha qui gît là, tout près de moi ! Je n’ose pas le regarder. (Silence.) Je crois qu’il commence à puer. L’odeur des cadavres m’a toujours incommodée. J’ai envie de vomir.
SANDRA : Hé mémère ! t’as tes ours, ou quoi ? Tu commences à nous gonfler sévère avec tes états d’âme de fillette ! Quand on bute son légitime, faut assumer, bordel ! Je coupe le son ! (Elle appuie sur la télécommande.)
(La conversation téléphonique de Zazie se poursuit sur le mode du mime pendant une à deux minutes. La comédienne mettra ce temps à profit pour passer progressivement, par la seule force de l’expression corporelle, du registre de la douleur à celui de l’insouciance, voire d’une certaine gaieté.)
CÉDRIC :
Remets le son, Sandra ! Je crois que la pleureuse
a cessé de se plaindre : elle a l’air presque heureuse.
(Sandra appuie sur la télécommande.)
ZAZIE, avec un débit rapide : De mon esprit si sage et si sensé, j’ai chassé Sacha, ce singe à chichis, ce Suisse aux six sous. Sans ce sot Sacha, je suis sans souci, c’est sensass ! Oh, je suis si chanceuse, Isis ! J’ai changé. Est-ce aisé ? Juges-en ! J’encense Jésus et sa science, et j’ai choisi José, son sosie si saint, si chou, si chaud. Je suis sa chose et j’assèche son zizi. José, ce zazou zinzin, sans cesse ose. Aussi, j’en zézaie.
SANDRA : Assez ! Ce sujet s’use. Sans son, ça change ! (Elle appuie sur la télécommande pour couper le son.)
CÉDRIC :
Si tu veux mon avis, ma gentille alouette,
il n’est pas suffisant de la rendre muette.
Mes yeux sont fatigués de voir cette catin.
N’est-il pas temps que nous… Fais-moi plaisir : éteins !
(Sandra sourit d’un air complice. Elle appuie sur la télécommande. Les lumières s’éteignent. Rideau !)
[1] Ces phrases célèbres, je les ai volées à l’Avare, ce qui ajoute à sa douleur.
Commentaires (0)
Cette histoire ne comporte aucun commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire