Créé le: 13.08.2024
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Grand-père

Fiction, Genève, Histoire de familleAu-delà 2024

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© 2024-2025 1a La Lutine

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Chapitre 1

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Aujourd’hui, j’entreprends l'escalade de l’ardente montagne du souvenir impossible, qui me permettra de te rejoindre, quelque part, là-haut, dans les sommets de l’inconnu.
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Grand-père.

Ton évocation n’est qu’une abstraction abrupte de la pensée. Il n’y a ni émotion, ni souvenir qui me raccroche à un commun passé. Juste de vieilles lettres, des textes en vrac et des photos éparses en noir et blanc, conservées en héritage. Tu étais un très bel enfant. Cheveux bien coiffés, alignés sur une élégante raie, un regard bleu pénétrant et toujours proprement habillé.

Et puis l’adolescence. Incorrigible romantique, tes premiers flirts avec les filles furent pénibles et boiteux. Tu rêvais d’un idéal féminin, fixé entre le type romain et grec, qui ne se matérialiserait au final jamais. Mais cette gaucherie de débutant fut bien vite rattrapée avec une première aventure pour le moins incongrue. Étudiant en médecine, tu as rencontré une jeune femme de trois ans ton aîné, qui voulait ni plus ni moins un enfant « de toi ». Elle te trouvait beau, justifia-t-elle simplement. Mais elle ne voulait ni histoire sérieuse ni grand amour vivifiant. Dans un esprit de pure charité, tu n’as pas bronché et as accédé à sa demande. Vous avez eu un petit garçon, que tu n’as jamais revu. Peu importe. Peu après, il y a eu grand-mère. A qui tu as fait la cour, m’a-t-on dit, comme dans les contes pour enfants. Mais à quoi bon, puisqu’au final, une fois mariés, vous vous disputeriez tout le temps. Enfin bref… Tout ça, pour moi, ce ne sont que des balivernes ! Des histoires sans queue ni tête ! Je n’ai que faire des « on-dit » et autres bobards pour adultes bien-pensants. Ce que je veux, c’est voir grand-père en « vrai » !

 

J’ai passé ma jeunesse à idéaliser ce grand-père qui m’a été raviné. Je m’explique. Enfant non-reconnue et pas franchement désirée, j’ai grandi coupée de la moitié de ma famille. Mon père ayant opté pour une vie de fringuant célibataire après une courte liaison avec ma mère, j’étais devenue le cadeau empoisonné dont il fallait au plus vite se défaire. Le reste de sa famille a suivi le pas. Je fus ainsi reniée de tous, exception faite de l’une de ses sœurs. Vivant de manière assez isolée, elle n’avait pas intérêt à se départir de moi. En grandissant, j’étais devenue sa principale interlocutrice. Aussi, cette vieille dame légèrement bossue parlait de moi comme étant une de ses « très bonnes amies ». Lorsque je venais lui rendre visite dans son appartement sentant le vieux bonbon et la camomille, ma tante se plaisait en ma présence à déballer tout le linge sale familial, toutes générations confondues. Avec le recul, je crois que cela ne matérialisait nul esprit de revanche à l’égard de ceux et de celles qui l’avaient délaissée, non, je crois plus simplement que cette dysenterie verbale (qui ne touchait pas uniquement les sujets familiaux) lui était une nécessité aussi vitale que le manger et le boire. Dans ses ragots, personne n’était épargné. Et quand elle parlait de mon grand-père, c’était pire. Elle semblait conserver une franche rancœur envers lui, pour diverses raisons qu’il est inutile de détailler ici. Mais entre deux blâmes, elle me montrait tout de même ses écrits, ses travaux, ses correspondances avec des amis pontes de la médecine, chefs politiques et autres exploits… A défaut d’admirer un père, il me fallût admirer un grand-père.

C’est comme ça que je m’explique ma fascination pour toi. Bâtarde établie, j’ai toujours revendiqué cet état de chien non-pucé, et m’identifie volontiers à une sorte de bête sauvage. Peu éduquée, j’ai arrêté mes études au secondaire. Après quelques années d’errance, j’ai entrepris un apprentissage aux CFF. J’aime bien ça, les paysages qui défilent. La dissolution des figures. La fulgurance des rencontres et l’altération des visages. J’ai ainsi servilement réussi cette formation de trois ans qui m’a permis de devenir contrôleuse de trains. Dans ma volée, j’étais la seule fille. Cela m’a permis de limiter mes amitiés. Je n’ai jamais été une grande bavarde. Mais j’aime bien écouter. Célibataire et sans enfant, j’ai emménagé dans un petit studio en centre-ville. Pour occuper mes heures vides, je me suis mise à la lecture de poésie. Cela va de Michaux à Verlaine, ou alors Lamartine. Je ne suis pas compliquée, tant que ça cause.

 

Et puis un jour, ça m’a pris à mon tour. J’ai eu moi aussi, envie de causer. De te causer. Je ne pouvais plus simplement me contenter de vieilles histoires qui miment le son de ta voix. Je voulais l’entendre avec fracas. Cette voix qui faisait trembler tout Genève. Cette voix à la fois délicate et frénétique. Tendre. Qui aurait dû me susurrer ces mots que toutes les petites-filles entendent de la bouche de leur grand-père. J’ai longtemps tâtonné. Hésité. Avant de me décider à te rencontrer. Et puis ce fut fait.

Après exactement vingt-cinq printemps. L’écho de cette pensée qui buttait contre les parois de ma volonté l’a mise en action. C’est cette vieille tante qui m’a indiqué le cap pour cette grande traversée. Aussi, elle m’a chuchotée à l’oreille : « il te reconnaîtra à coup sûr, tu lui ressembles tellement ». A ce qu’il paraît, j’aurais hérité de ton étrange beauté. Ton épaisse tignasse et tes yeux grand ouverts. Mais tout le reste n’est que fable. J’ai une petite bouche en cerise, en antithèse avec tes grandes lèvres charnues qui s’agitaient avec ferveur en faveur de toutes les grandes causes de ton temps, le visage cendré, suis le plus souvent d’humeur mal lunée et situerais mes assises politiques plutôt à « droite » (alors que tu te revendiquais ouvertement communiste).

 

Mais écoute cela. Aujourd’hui, cette frontière doit être franchie. Et le secret de ta demeure, percé. Je ne veux pas vivre dans une demi-vérité. Ou pire, mourir dans un plein mensonge. Je veux tout savoir.

 

Je planifie une pleine journée qui te sera consacrée. Partir à la rencontre du vieux médecin sur son arbre perché. Excitée comme une puce, je planifie chaque détail de nos retrouvailles. Je mentalise chaque geste, chaque parole prononcée. En entrée, j’hésite entre un chaleureux « bonjour grand-père », un sobre mais confus « bonjour Monsieur », ou un « bonjour » tout court…  Ces vétilles verbales qui dans un premier temps m’amusent finissent par me faire perdre le manger et le dormir.

Mon agenda est fait. Je partirai. Demain à l’aube, je partirai.

 

J’enclenche mon réveil. Mais je ne dors presque pas. Mes yeux peinent à se fermer. Sur le plafond, mes sentiments se fixent. Je crois qu’au milieu de la nuit, je pleure un peu. J’ai peur de ne pas être reconnue. Pis encore, que mes espoirs soient déçus. Que tu ne sois qu’un homme parmi les autres.

 

A l’heure où les coucous chantent, je commence à bailler. Quelques minutes de flottement, et puis c’est déjà l’heure.

L’aube s’est levée. Et moi avant elle. Munie d’une paire de bottes, je m’apprête à voyager. Destination, la montagne de Veyrier. Je porte un sac, léger. Dedans : l’essentiel, une bouteille, et quelques bricoles à manger. Je m’y rendrai à pied.

Chapeau de pluie et coupe-vent. La météo annonce de l’instabilité dans ses prévisions. Averses et chaleur se partageront la journée à mi-temps.

L’heure est au soleil naissant. J’enfile un solide short avec de grosses poches à l’avant.

 

Départ au son du clocher.

 

Le laurier, le myrte et le lierre m’accompagnent. Je suis seule dans la rue. Les immeubles dorment encore.

J’ai piqué une fleur sur ma poitrine. Une anémone en papier, trouvée en brocante à Plainpalais. Elle éclaire ma tenue, un peu trop monochrome à mon goût.

 

Au début, le chemin est leste et balisé, presque enfantin. Ça va tout droit. Pas de bifurcation ou de montée abrupte. Les pavés vous tiennent par la main (ou plutôt par la plante des pieds) et on a tout l’horizon rien que pour soi.

C’est le début de la belle saison.

 

Le souffle est lent, régulier. Le pas reste léger.

 

Et puis des panneaux commencent à limiter votre champ de vision. Il faut prendre à gauche, deux fois à droite, longer le ruisseau et arriver à un champ.

J’ôte mes chaussures un instant pour me rapprocher du courant. Devant moi, un halo diffus, sans clarté, reflète le visage que je laisserai derrière moi. Le ruisseau crache du petit bois et quelques pierres. Elles sont étalées, là, comme une ancienne richesse. J’en porte une à mon cœur, puis l’enfouis dans l’une de mes poches. J’amasse ainsi plusieurs petits cailloux, que je choisis avec minutie pour leur éclat qui mime les pierres précieuses.

La route est encore longue ! Aussitôt le butin rassemblé, je cours à travers champs. Je ne renfile pas mes bottes. Mes pieds ont besoin d’un temps pour se sentir exister.

 

De mes jambes nues, mon pied frôle l’ivraie. Une odeur humide d’herbe perlée me grise. L’âme exaltée, je me sens comme une romantique, prête à conquérir la Rome antique.

 

Je rallie un bosquet, qui est prêt à m’accueillir. Ne reste que la montagne à escalader. Je ne suis pas d’une grande nature sportive, et connais parfaitement mes limites. Toutes les demi-heures, je sais que je devrais m’arrêter. Je sors alors ma gourde, et bois quelques gorgées d’eau fraîche. Enveloppée par une légère brume matinale avec mes souliers à nouveau enfilés, je disparais dans la forêt. C’est le début des tribulations.

 

Parvenue à une hauteur d’un demi kilomètre, j’expire : « Quelle idée idiote cette randonnée ! J’aurais dû prendre le téléphérique ! »

Ma voix n’est plus qu’un bourdonnement pour mes oreilles. Les yeux levés, pour éviter de regarder en bas, j’hésite à faire volte-face. A ce moment, j’aperçois une silhouette descendre à contre-sens avec deux bâtons dans les mains. C’est un randonneur. Il doit avoir la soixantaine, mais semble moins abîmé que la soussignée. Il me demande à plein poumons : « vous aussi faites l’aller-retour à pied ? » La sueur ruisselle sur mon dos, je peine à répondre. Pour économiser un peu d’eau de ma bouche, je fais signe d’un « oui » de la tête. Le vieil homme me tapote le dos, suivi d’un « bon courage ! » plein de camaraderie et puis disparaît. Le visage rouge, plus de honte que de fatigue, je poursuis sur l’infâme sentier.

 

La brousse laisse peu à peu place à une rocaille qui envahit tout. Je pivote ; des rochers semblent se pencher, se rapprocher jusqu’à ne me laisser qu’un mesquin passage. Je reviens à chaque fois sur le sentier, légèrement penchée, jusqu’à ce que mes mains agrippent les parois rocheuses aux alentours. Aïe. Un passage escarpé. Je m’échine à rester consciente de chacun de mes gestes, ne pas quitter le sentier et accessoirement la vie. Mais une fois le passage dangereux terminé, en voilà un deuxième qui vient m’assiéger ! Malgré le vertige, je regarde toujours droit devant moi ; mon passé me tire vers l’avant, et me maintient en équilibre. Chaque pas est lent, calculé, méritant.

 

A quelques centaines de mètres du sommet, je me surprends à accélérer. Je repense à toi, grand-père. Dans l’éblouissante clarté qui rallie la terre au ciel, je m’efface loin du sentier.

Tu es là, quelque part, dans cette clarté.

 

Et puis enfin !… ça y est !  La ligne est devenue horizontale. Je peux à nouveau respirer ! Sur ce chemin neuf, je m’abreuve encore un peu et mange quelques fruits secs que je retire par poignées de leur sachet. Une fois repue, je reprends la route avec une énergie retrouvée.

 

En avançant, je découvre un pauvre filet fait d’eau et de terre, qui peine à contenir quoique ce soit dedans. Il pousse avec grand peine sa traversée, et semble à tout instant prêt à se tarir. On ne sait pas d’où il vient. On ne sait pas où il va. Il coule. Pour combien de temps encore… Qui saurait dire ?

 

Une soudaine averse traverse le paysage. Peut-être une symbolique colère de ta part, pour me punir d’avoir osé braver cet interdit tacite, et d’être partie à ta poursuite ? Il n’y a pas de ciel noir ou de gros nuage menaçant recouvrant entièrement le toit du monde. Le soleil est haut, et la pluie ruisselle en hécatombe. Je ne crains aucune goutte. Mon coupe-vent me protège avec l’efficacité du bouclier contre le dragon. Je lève une large capuche, et avance à pas de géant.

 

La pluie s’arrête. Et moi aussi. Mon cœur se serre.  S’entrouvrent les portes du Paradis et de l’Enfer.

 

Dans cet enclos à ciel ouvert, je découvre un amas de vieilles pierres. Petit Poucet rêveur, je suis cette première rangée qui traverse le jardin du grand-père.

 

Sur ta tombe est gravé mon nom. Celui que je n’ai pas pu porter. J’y appose une petite pierre bleue. Avec la pluie, elle a les reflets du saphir. A genoux, je te lis un poème. J’ai choisi un passage de Lautréamont. Chant troisième.

 

« Mais elle s’écriait, en me sautant au cou, qu’elle n’y reviendrait plus.

Le lendemain, elle s’échappait de nouveau, è travers les marguerites et les résédas ;

parmi les rayons du soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères ;

ne connaissant que la coupe prismatique de la vie, pas encore le fiel ; »

 

Les mots forment des montagnes. Et au-delà… la poésie.

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