Créé le: 14.08.2025
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Fausse couche

CultureComme au théâtre 2025

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© 2025 1a Vaneyk

Quand le musée devient théâtre. Les acteurs y apportent leurs touches de couleur. Tableaux ou scènes ? Toile ou décor ? Voile ou rideau ? Clair-obscur ? Drame ou comédie ?
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Le triptyque

 

 

Pablo et Salvador sont des musées ambulants. Tatoués des pieds au nez. Des adeptes de la peinture sur soi.
Ils sont à la recherche d’un fait d’armes. Beaucoup plus retentissant que celui d’une lointaine excursion scolaire. Quand ils ont gespuckt, craché en allemand, du premier étage sur la renommée mosaïque de Dionysos, qui donna naissance au musée romain-germanique à Cologne.
—   J’ai une idée. Si on allait taguer le Vanek à Gand. Il y a une exposition mondiale.

 

 

—   Vous l’avez fameusement cochonné, le chef-d’œuvre. Vous êtes vraiment des iconoclastes.
La professeure émérite de l’Université de Louvain, Camille Vandestraat, a défrayé la chronique. Selon elle, les restaurateurs internationaux, mandatés par la région flamande, auraient enlevé une couche de trop : la couche originale de Jan Van Eyck, représentant l’Agneau mystique.
Camille, une mauvaise coucheuse ?

 

 

Paul et Michèle, un couple wallon pas très porté sur la peinture. L’état défraîchi de leurs pièces de vie et de leurs châssis de fenêtres en témoigne.
—   Michèle, mon ange, pour utiliser notre bongo, nous pourrions aller passer un week-end à Gand. Pour visiter l’exposition Van Eyck. Une révolution optique et ainsi admirer le triptyque de l’Agneau mystique. Il vient d’être complètement restauré.

 

 

Musée des Beaux-Arts de Gand (Belgique)

 

La visite

 

Camille est une Flamande taillée dans le roc. Elle s’appuie sur ses statuts : professeure d’université en histoire de l’art, éméritat, restauratrice attitrée. Elle en fait voir de toutes les couleurs à ces jeunes blancs-becs qui, selon elle, bousillent la tâche. Camille est assez incisive. Elle n’a pas son pareil pour noircir leur tableau.
La bataille de pinceaux et cutters entre anciens et modernes a fait tache d’huile. À la télévision et aussi sur la toile. La région flamande, qui a investi dans ce projet grandiose de restauration, est obligée de recadrer sérieusement la vieille dame revêche.
Elle est redevenue guide à l’exposition.

 

Camille reçoit aujourd’hui des étudiants suivant un cours d’histoire de l’art. Ils ont fait le long déplacement depuis Paris pour s’initier aux merveilles des perspectives créées par Jan Van Eyck. Paul reconnaît Camille Vandestraat pour l’avoir vue à la télévision flamande. Inconsciemment, il délaisse Michèle et se met machinalement à suivre le groupe, comme aimanté par les propos de la guide :
—   Jan Van Eyck est l’un des plus grands génies de l’art pictural. Il a perfectionné la technique de la peinture à l’huile. Ses procédés étaient secrets d’État. Ils ne pouvaient pas quitter la Bourgogne. Jan Van Eyck a révolutionné la perspective. C’est un maître du détail, du vêtement, des miniatures. Il avait un sens très développé de l’observation. Il était très en avance sur son temps…

 

Camille se déplace légèrement et décrit ensuite le fameux tableau Les époux Arnolfini.
—   … Van Eyck représente ici, de manière très théâtrale, le mariage secret du riche marchand et de sa femme… déjà enceinte. Van Eyck serait le témoin de cette union.
Il l’atteste par ces mots Johannes de Eyck fuit hic 1434  écrits sur le haut du miroir convexe, situé à l’arrière-plan.
Mais surprise, dans l’image renvoyée par le miroir, l’homme ne tient plus la main de la femme et le chien, symbole de fidélité, n’est pas représenté…
Le reflet du miroir suggère que le couple était infidèle…
Conclusion : le peintre était aussi un expert pour faire parler ses tableaux…

 

Dans un coin de la salle, La responsable du groupe interpelle Paul dans son français pincé de Paris.
—   Dites, cher ami, vous n’en avez jamais marre de jouer les coucous, les ventouses ?
Nous avons déboursé une somme considérable pour bénéficier des commentaires de la guide et vous en profitez sans vergogne… gratis pro Deo !
—   Attendez un peu, chère amie… (Paul adore imiter l’accent parisien)… j’ai payé mon entrée pour admirer les trésors de l’exposition en solitaire dans le calme et le silence. Devrais-je dès lors, chère amie, tels les compagnons d’Ulysse, me boucher les oreilles de cire, pour ne pas entendre les sirènes d’une guide, rémunérée par vos soins ?

 

Quelque peu marri par cette altercation, Paul s’empresse de rejoindre son épouse.
—   Michèle, mon ange, si on allait se restaurer… D’abord la bouffe, après la culture.

 

Paul et Michèle sont des enseignants retraités. Comme les tableaux des Van Eyck. Lui, prof de néerlandais ; elle, de math. Le couple est exténué. La visite est ardue, mais intéressante.
Jan Van Eyck avait inventé une machine à fabriquer les perspectives de ses tableaux. De quoi plaire à Michèle. Paul a étudié la culture flamande, surtout la littérature. Venir admirer le triptyque de Jan Van Eyck dans le cadre d’une exposition mondiale est un must pour lui.

 

Pablo et Salvador sont prêts à l’action. Ils déambulent dans les différentes salles sans marquer le moindre intérêt pour les tableaux, écrans et mises en scène célébrant la magnificence du peintre.
Leur attention se porte sur les gardiens. Un par salle. L’air un peu somnolent. Pas très baraqués. Ils seront du petit bois sous le feu du karatéka et du tireur de savate boxe française.
Le musée regorge de caméras. Ils seront filmés sous tous les angles, c’est certain. Ce n’est pas plus mal. C’est la rançon de la gloire. Heureusement, les sorties de secours ne manquent pas.

 

Comme dans les grands courants en peinture, nos deux compères incarnent deux tendances : le taggage soft et hard. Un différend les oppose toujours quant à la nature des tags à apposer sur le retable. Ils décident de se rendre à la cafétéria pour discuter le coup et prendre une décision finale.

 

Michèle et Paul y sont déjà attablés.
—   Paul, regarde-moi ces deux lascars. Ils ont du répondant dans le pantalon. Encore mieux que les stars du porno.
—   Vous êtes incroyables, vous les femmes, vous dévisagez toujours la gent masculine en dessous de la ceinture… Mais c’est vrai qu’ils sont vachement bien équipés, ces deux cocos-là. Ils ont peut-être coincé leur portefeuille dans leur slip. Ce n’est pas une mauvaise idée avec tous les pickpockets qui rôdent aux alentours des musées. Et mettre sa bourse dans son slip, le raisonnement se tient.

 

Et Paul d’embrayer avec l’histoire de son frère Léonard. Il avait acheté une maison en France à un Anglais. Il avait rendez-vous à la cafétéria du British Museum, pour payer une partie de la somme en noir. La surprise du gentleman William, quand Léonard a sorti une enveloppe de son slip. Le long voyage en train l’avait passablement jaunie et défraîchie. L’argent – même noir – n’a pas d’odeur, mais quand même. Léonard a dit au vendeur qu’il pouvait recompter l’imposante liasse de livres sterling. Celui-ci lui a répondu, avec une moue dégoûtée :
—   No. I trust you ! Je vous fais confiance !

 

Salvador et Pablo doivent finaliser leur plan d’action.
—   Tu as vu les deux petits vieux au fond. Ils mériteraient bien une bonne restauration.
—   Oui, un bon petit coup de laque dont nous avons le secret.
Salvador voulait dessiner une aguichante top biche qui recouvrirait l’Agneau. Ambition artistique et louable pour un faussaire. Mais Pablo préconisait de cribler la peinture de croix… gammées. Avec un petit nichon et un phallus par-ci par-là. De quoi être certain de décrocher la une dans les journaux. Le tableau final nous dira lequel des deux artistes a emporté la mise.

 

Paul et Michèle abordent la dernière salle. Ils s’attendent à découvrir le triptyque dans toute sa splendeur : l’apothéose de leur visite et de leur minitrip à Gand. La déception est égale à l’attente : pas de trace du chef-d’œuvre tant convoité.
Paul aperçoit Camille Vandestraat. Elle vient de terminer sa visite guidée. Les deux « gros zizis » sont là aussi. Ils ont l’air raplapla. Les musées, cela fatigue, les gars !

 

Paul enrage. Il interpelle le gardien :
—   Meneer, mag ik u een vraag stellen? Spreekt u Frans ?
—   Naturellement. À Gand, on connaît bien le français. Notre musée a d’ailleurs été français à l’origine. Vous savez que Gand était la capitale du département de l’Escaut et en 1798…
—   Monsieur, je n’en ai cure. Épargnez-nous ces considérations historiques. Je suis venu expressément à votre exposition pour admirer le triptyque des frères Hubert et Jan Van Eyck, des Flamands originaires de la Principauté de Liège, si je ne m’abuse.
—   Haha ! Het Lam Gods ! L’Agneau mystique ! Le chef-d’œuvre ! Il n’est plus ici. Il a repris sa place… dans la cathédrale Saint-Bavon.
—   Mais, attendez un peu. C’est ici au Musée des Beaux-Arts qu’on l’a restauré. Et on l’aurait ramené en ville juste avant l’exposition. C’est vraiment du n’importe quoi.
—   Monsieur, vous ne comprenez rien à rien. Van Eyck, c’est du business pour la région flamande, pour la ville, pour l’hôtellerie…
Il faut bien que les curés reçoivent leur part du gâteau également.

 

Et Paul, se détournant de son interlocuteur, d’en rajouter une dernière couche en vociférant :
—   C’est un scandale. C’est insensé. C’est vraiment du belge. Je connais bien le Premier ministre De Croo. Il est gantois. J’exige le remboursement de mon ticket d’entrée.

 

Paul est démonté. Hors de lui. Les « gros zizis », friands de scandale, se sont rapprochés. C’est alors que Camille intervient :
—   Monsieur, calmez-vous s.v.p. Vous êtes dans un musée ici…

 

Cependant, cette historienne de l’art apprécie les Wallons qui s’intéressent à la culture flamande. Et, grande surprise, magnanime, elle fixe un rendez-vous le lendemain matin à 9 h 00 précises à la cathédrale Saint-Bavon.
—   Monsieur, venez avec votre épouse et vos deux fils.

(Son regard se dirige vers les tatoués.)

 

 

Tableau final

 

 

Esplanade de la cathédrale Saint-Bavon. 9 h 00. Tout le monde est au rendez-vous : Camille, Paul, Michèle et les petits zizis. Grâce à Camille, le groupe dépasse la file interminable de visiteurs. Michèle repense avec effroi à sa visite de la Chapelle Sixtine, coincée dans une marée humaine et levant difficilement la tête pour admirer le chef-d’œuvre de Michel-Ange.

 

La cathédrale est plongée dans la pénombre. Les visites ne commencent qu’à dix heures. Nous nous dirigeons vers le baptistère. Paul se remémore son professeur de dessin à Saint-Roch, René Janssen. Il lui avait fait découvrir de maîtresse façon l’œuvre de Brueghel.
Ses toiles étaient le théâtre de la vie des petites gens.

 

Le retable est fermé. Camille déploie les panneaux en bois peints. Elle actionne les projecteurs. La mise en scène est grandiose. Les yeux sont éblouis, ils en voient de toutes les couleurs. Camille est exceptionnelle. Elle fait parler les personnages et le décor. Elle emporte avec délice ses hôtes dans une extase. Elle les met en communion avec la peinture et le peintre lui-même. Un grand moment de musée qui marque une vie.

 

Le lecteur perspicace aura remarqué que les tatoués n’avaient pas emporté leur aérosol. Mais ils n’ont pas abandonné leur projet de taguer Van Eyck pour autant. Ils veulent réaliser un triptyque en son hommage sur le mur de leur ancienne école. En faire un musée en plein air.

 

Et Paul se fait fort de raconter leur expérience merveilleuse dans une nouvelle très picturale. Hissée sur le podium des lauréates ? Ou fausse couche ? Rideau.

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