Créé le: 13.08.2025
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Extraits d’une vie
Jeanne reçoit des nouvelles de sa grand-mère qui lui annonce être atteinte d'une maladie neuro dégénérative. Elle lui demande alors d'enregistrer des extraits de sa vie pour l'aider à ne pas s'oublier.
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Extraits d’une vie
Une jeune femme, face public.
Jeanne : La vie est théâtre. C’est ce que disait ma grand-mère. Pas parce qu’elle vivait ou pensait théâtre, elle n’avait rien à voir avec ce milieu. Non. Je crois juste qu’elle avait envie de fantaisie et de paillettes pour illuminer un quotidien ordinaire, qu’elle rêvait extraordinaire. Si je vous parle d’elle, c’est parce que cette histoire emprunte au réel, elle détricote le passé d’une famille, la mienne ou la vôtre qui sait . Elle mélange des vies, des expériences de vie, s’en arrange parfois. Elle mobilise les émotions, les plus douces comme les plus rudes. Elle se souvient des bruits, des sons mémoire qu’elle cherche à inscrire quelque part, histoire de ne pas oublier. Parce que, quand tout s’efface, les sons retrouvés, enregistrés, continuent à vibrer et le passé magnifié, d’exister.
I
Un bruit atroce. Comme une énorme déchirure. Le bruit d’un papier qu’on déchire.
Jeanne : Ce bruit… le bruit violent de ses mots. De sa lettre arrivée ce matin. Ma grand-mère, Mamita.
Jeanne sort une lettre de sa poche qu’elle lit à voix haute. La voix de Mamita se superpose à celle de Jeanne.
Jeanne et Mamita : Jeanne, je laisse courir ma main et les phrases s’écrire toutes seules. Demain, la feuille sera blanche ma chérie. Eclipse totale annoncée.
Jeanne : (Murmure) Je ne comprends pas.
Mamita (elle sort de l’ombre et entre dans la lumière) : Il n’y a rien à comprendre. Une maladie particulière du cortex cérébral. Ce que m’a dit le médecin. Un spécialiste ma chérie. Bientôt je serai sans paysage. Sans pas sur la neige, sans caresses du vent. Le soleil se voile. Ma vie se mélange. Ma tête travaille à côté maintenant. Et ce vide qui m’attend bientôt. Démence. Absence. Démence, absence, comme une rime. Riche je crois. Tu vérifieras. Ce qui m’a nourrie va bientôt se retrouver en marge de ma….
Jeanne aperçoit Mamita et la prend dans ses bras.
Jeanne : Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ?
Mamita : Te dire quoi ? Que ma main ne pourra plus cueillir les fleurs rayonnantes de la vie ? (elle caresse le visage de Jeanne) La beauté des choses va s’évanouir et glisser de l’autre côté. C’est terrible, je vais passer à côté de la fin de mon histoire, Jeanne.
Jeanne : Ce n’est pas possible, c’est…
Mamita : Pour l’instant, ce qui me ferait plaisir c’est oublier cette maladie. Mais c’est elle qui s’accroche. Je ne sais pas comment l’exprimer. Je vais passer à côté de la fin de mon histoire.
Jeanne : Tu l’as déjà dit.
Mamita : Excuse-moi ma chérie. Le monde où je vis est fait de répétions.
Jeanne : On va trouver des solutions, on va…
Mamita : Oui, tu vas m’aider, parce que ma vie va s’effacer et que je n’ai pas envie d’oublier qui j’ai été. (elle pleure)
Mamita disparaît dans le noir.
Jeanne seule.
Jeanne : Ma grand-mère m’a demandé de l’enregistrer. L’idée que le silence puisse l’aspirer, la terrifie. Elle souhaite juste gagner du temps, garder une trace des bruits du monde. Elle veut entendre le son de sa voix qui lui racontera l’histoire de sa vie avant que tout s’efface. Et elle va avoir besoin de moi pour cette voix-là.
Mamita ré-apparaît. Elle pousse une table sur laquelle il y a des légumes. Jeanne va chercher deux chaises et un enregistreur. Elles pèlent des pommes de terre.
Mamita : Les vieilles dames comme moi n’aiment pas être dérangées par le silence. Les vieilles dames comme moi, elles aiment la musique de la vie, de la rue. Et les histoires.
Jeanne : Comment elle t’est venue cette idée d’enregistrement ?
Mamita : Oh lala ma petite fille. Comme un dépliement du ciel. Tu sais, le docteur, le spécialiste et bien il m’a dit que la mémoire implicite, allait rester opérationnelle. J’ai noté ça quelque part.
Jeanne : Ma grand-mère sort alors un petit carnet à secrets qu’elle a rempli de son écriture délicate. Elle me le lit :
Mamita : Votre mémoire implicite peut durer très longtemps encore.
Jeanne : La mémoire des souvenirs lointains…
Mamita : Mais je ne suis pas certaine que le temps du souvenir dure si longtemps.
Dans ma tête c’est déjà de la confiture… Coupe-les plus fines les pommes de terre, s’il te plaît. Pour le gratin c’est mieux ! (Jeanne la regarde)
Comme si Mamita n’entendait pas sa petite fille.
Jeanne : Elle avait prévu de me préparer une purée parce que j’ai toujours aimé sa purée à la muscade.
Mamita : J’ai peur Jeanne, peur de perdre toute la beauté du monde (elle se lève. En colère et triste).
Jeanne : Je te guiderai Mamita.
Mamita : Ne plus savoir qui l’on est. C’est comment ? C’est atroce, non ?
Jeanne se lève et va mettre un disque n°2 en do mineur BWV 847. Johann Sebastian Bach
Mamita : C’est beau. (silence) Si tu écoutes bien, on devine l’urgence jusqu’à la rupture, la note plus légère, déliée, où tout s’apaise.
Jeanne acquiesce.
Mamita : Ce que j’attends de toi ma petite Jeanne.
Silence.
Jeanne : Ce que tu attends de moi, Mamita ?
Silence.
Mamita : Quand je serai prisonnière de ma carapace, je veux que ma voix résiste et me raconte qui j’ai été.
La musique prend tout l’espace. Puis cesse.
Noir.
II
Jeanne tend un micro à sa grand-mère.
Mamita : Donc je dis tout ce qui me passe par la tête ?
Jeanne : Oui, ton histoire, même décousue.
Mamita : Dans mon histoire, tu n’oublieras pas de rajouter des pas, beaucoup de pas.
Jeanne : Pourquoi des pas ?
Mamita : Il faut que je tienne le micro ?
Jeanne : Non, je le pose sur toi.
Silence.
Mamita se lève et marche.
Mamita : Ne me demande pas quel âge à ce moment-là… Il fait chaud et j’entends le bruit de leurs pas dans la rue. Je ne vois rien, la fenêtre est trop haute. J’entends le pas des allemands qui passent dans la rue. À Toulouse. Peut-être en 1942 ou 43 . Gravé dans ma chair ce premier souvenir.
Jeanne : Tu souhaites garder ces pas de guerre ?
Mamita : Bien sûr. Ces pas racontent le drame et l’émerveillement. Je ressens encore le frisson de ces pas.
Jeanne : Pourquoi Toulouse, toi qui est née à Paris ?
Mamita : Zone libre. Mon père, ton grand-père…
Jeanne : Arrière grand-père…
Mamita : Arrière grand-père qui part seul. Il nous abandonne à Paris. Maman qui le recherche, traverse la France, le retrouve, Il était caché à Toulouse.
Jeanne : Pas si bien caché que ça !
Mamita : (s’agace) J’ai oublié mais je sais pourtant. Je sais comment elle l’a retrouvé.
Jeanne : Ce n’est pas grave !
Mamita : Si, c’est grave. Ça signifie que je commence à oublier plus que de raison !
Jeanne : Elle l’a retrouvé, c’est ce qui compte !
Mamita : Quand tu penses à tous ces morts qui jouent à cache-cache. À tous ces gens que tu pensais disparus…
Jeanne : De quoi tu parles ?
Mamita : (elle parle très vite, sans respirer presque) De tous les morts qui jouent à cache-cache. De tous ces gens que tu pensais disparus et qui tout à coup réapparaissent mais trop tard parce que tu apprends qu’ils étaient vivants alors que tu les croyais morts et que tu apprends ça une fois qu’ils sont morts. Qu’on aurait pu se croiser. S’aimer peut-être. Ma vie, ta vie aurait été différente sans doute si tu avais su ça avant.
Elle pousse un cri.
Jeanne : On va arrêter-là. Je crois que…
Mamita : Non !!! Avancer. Mon père était juif. J’entends encore les pas
dans l’escalier de l’hôtel où nous logions. Les pas de la Gestapo. Nous avons été dénoncés, par des voisins qui ne faisaient que leur devoir. Les coups sur la porte. Nous étions seules ma sœur et moi. Trou noir.
Jeanne : Tu ne m’a jamais parlé de ça !
Mamita : Parlé de quoi ?
Silence.
Jeanne : Et ensuite ?
Mamita : Un certificat de baptême de complaisance antidaté . Dieu qui n’existe pas, tout l’indique, nous a sauvées.
Jeanne : Et ton père ?
Mamita : Il s’est évaporé. Il a toujours joué à cache-cache avec nous !
Jeanne : Tu ne lui en voulais pas ?
Mamita : Il nous faisait rire. Et pleurer. Très joueur. Très peu père. Une nuit, après guerre, retour à Paris comme des voleurs. Il vient de perdre ce qu’il ne possédait pas. On laisse tout, c’est à dire rien, dernière nous. La gare de Toulouse la nuit. Ce train…
Jeanne : Tu voudras que je rajoute un train sur la bande son ?
Mamita : Un tchou tchou, la vapeur qui s’échappe…tchou tchou de plus en plus vite. Tchou tchou. Tchou tchou tchou tchou. (elle pousse un cri) Freinage. (elle se bouche les oreilles). Arrivée à Paris, gare d’Austerlitz. On traverse une rue. 5 Rue Buffon, un hôtel de passe. C’est qu’on s’arrête.
Silence. Jeanne lui sert un verre d’eau.
Jeanne : Bois un petit peu.
Mamita : Merci. (un temps) Qu’est-ce que je disais déjà ?
Jeanne : Hôtel de passe.
Mamita : Oui c’est vrai . De passe et de misère avec vue sur dinosaures. Il suffit juste de tendre sa main. Il y en a qui payaient pour les voir. Nous, non. Un tas d’os qui craquent qui claquent. (un temps) Ou alors ce sont les volets qui claquent ? (Un temps) Goûters au jardin des plantes, après la cloche de l’école, la sortie en courant. Jeu de la marelle. Se perdre entre la terre et le paradis. Un manège au loin.
Jeanne : Tu montes sur ce manège ?
Mamita : Avec ma sœur oui. De temps en temps quand l’argent est là. Quand il n’est pas perdu au poker par mon père. (silence) Je t’ai parlé de lui déjà ?
Jeanne : Tu veux m’en dire davantage ?
Mamita : Non, laisse-le où il est. On ne réveille pas les morts. Je lui ai pardonné.
Jeanne : Pardonné quoi ?
Mamita : Je ne sais plus. (silence) Mais il faut éviter de s’encombrer. (silence) Et lui pardonner aussi de m’avoir donné son nom juif. Son nom pas comme il faut dans la France d’après-guerre.
Jeanne : On t’ennuie pour ça après guerre ?
Mamita : Sale juive en 1950 ou 53 je ne sais plus. Humiliations toujours. Moqueries. Écho, horrible horrible. On est toujours le ou la sale de quelqu’un de toutes façons.
Jeanne : Ton nom tu le détestes toujours autant ?
Mamita : Plus maintenant. C’est un nom sans importance en fait ! On devrait s’intéresser davantage à ce que sont vraiment les gens plutôt qu’à leurs origines.
Jeanne : Tu ne veux pas qu’on fasse une pause ?
Mamita : Tu sais à quoi ressemblent mes premières vacances ? Au bruit de l’eau. Dinard avec ma sœur, avec maman et sans mon père. Aux rires de la plage et aux premiers frissons. Le soleil il occupe entièrement le ciel et il y a la mer qui s’éclipse au loin. Tu imagines, on découvre pour la première fois le souffle du vent salé.
Jeanne : Le souffle du vent salé. Je note attends.
Mamita : Méfie-toi quand même de ce que je te raconte. Des souvenirs trompeurs. J’aime le cinéma. Les deux séances du dimanche. C’est pas cher. Gaumont Palace place Clichy. Rêver sur grand écran pour oublier d’où l’on vient.
Jeanne : Tu m’as toujours emmenée au cinéma, sorties du mercredi !
Mamita : Ah bon ? Au fait, je t’ai dit qu’on avait déménagé ? On vit dans le 17ème maintenant. Notre premier appartement et mon premier tourne disque.
Silence.
Jeanne : Tu ne veux pas qu’on reprenne demain ?
Mamita : Je ne sais pas de quoi demain sera fait. Ce qui jaillira du voile opaque de la maladie. On continue.
Jeanne : Il est tard.
Mamita : Et les fêtes à Saint Germain des Près ! J’ai toujours été plus Rive gauche que Rive droite. Tu n’oublieras pas le jazz dans ta bande son et de la pluie. La musique de la pluie.
Jeanne : C’est triste la pluie.
Mamita : Si tu écoute vraiment le bruit de la pluie, tu n’entendras pas la tristesse. Je travaille Rive droite. Ma sœur et moi on dessine des bijoux pour des grands joaillers. Avec le dessin, on laisse vivre sa main. Je ne sais pas si la netteté du dessin assure sa profondeur mais tu entends le glissement du crayon sur le papier ? La nature du papier change et le glissement se transforme. La danse du crayon sur le papier…
Jeanne : J’écouterai la prochaine fois.
Mamita : Un autre bruit sourd : pompe, machine. Bruit du sang, avortement.
Jeanne : Avortement ?
Mamita : Se voir mourir dans une chambre de faiseuse d’ange, puis revivre à l’hôpital où on t’insulte, on t’humilie parce que tu as fauté ! Il faut garder les mauvais souvenirs aussi. Mariage. À l’église, avec un catholique. Fin des humiliations ?
Jeanne : Tu sautes des étapes, non ? C’est long une vie, on ne veut pas tout donner d’une vie.
Silence.
Jeanne : Tu classes ta vie par affinités ?
Mamita : C’est un peu ça.
Mamita : J’ai toujours aimé les chats. Ils te rendent humble. Tu aimes les chats, toi ?
Jeanne : Je ne les déteste pas.
Mamita : Essaie de les aimer la prochaine fois. Un premier enfant, un deuxième. Tu crois les protéger mais tu échoues à illuminer leur vie. Bruit des cigales. Retour dans le sud. Ta mère, ta tante et ma mère avec moi. Plus d’hommes. Plus jamais d’hommes.
Jeanne : Je ne t’ai jamais connue accompagnée.
Mamita : Tu retrouveras au grenier des bandes magnétiques avec leurs voix. Et leurs rires. N’oublie pas de m’offrir un récit avec du soleil. Je veux que chante la lumière. Encore encore.
Jeanne : Je t’offrirai tous les bruits de ta vie, Mamita.
Mamita : Tu viendras quand même me voir quand je serai dans un truc pour vieille qui débloque ? Tu oseras me regarder, m’embrasser ?
Jeanne : Pourquoi je ne viendrais pas ?
Mamita : Parce que je ne te répondrai plus alors comment tu sauras que l’amour ne s’arrête pas derrière le mur du silence, comment tu sauras que je t’aime toujours ?
Noir
III
Prélude n°2 en do mineur BWV 847. Johann Sebastian Bach
Mamita est allongée sur un lit d’hôpital. Jeanne s’assoit auprès d’elle.
Jeanne : Tu sais, Mamita, dans le parc j’ai encore vu des cygnes aujourd’hui. Ils préfèrent le gazon à l’eau. Et j’ai trouvé un chat, enfin non, c’est lui qui m’a trouvée et qui m’a adoptée. Je l’ai appelé Reviens. Au cas où il oublierait de revenir ! Qu’est-ce que tu en penses ?
Jeanne se lève. Face public.
Le temps a passé et aujourd’hui Mamita ne me répond plus. Je ne sais pas où sa conscience s’est envolée mais grâce aux enregistrements, il me reste la puissance de sa voix.
On entend un morceau de la bande son que Jeanne a réalisée.
Est-ce que tu t’entends, Mamita ?
Silence. Jeanne retourne vers le lit et regarde le public.
Une larme coule sur son visage, je la laisse se perdre dans son cou.
Prélude n°2 en do mineur BWV 847. Johann Sebastian Bach
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