Entre ombre et lumière, une mère et sa fille s’aiment, se lient, se dénouent. Au fil des silences et des mots, elles cherchent la liberté d’être…
Reprendre la lecture

ACTE 1 – Reconnaissance

 

Une femme d’un certain âge entre en scène. Le regard hagard. Perdue dans ses pensées. Ses longs cheveux blancs entourent un visage fané. Sa vie semble gravée sur sa peau. Les chemins parcourus se sont frayé un passage le long de son visage. Les lignes tombantes marquent les coups durs, les petits sentiers qui s’étirent depuis le pli de ses paupières, prouvent qu’elle a su s’évader et profiter.

 

Les bras ballants, le corps affaissé, elle parle d’une voix monocorde, sans émotions, au silence et à la solitude qui l’entourent.

 

— Je ne m’attendais pas à ça…

 

Elle caresse son ventre. Un éclat d’émerveillement traverse son regard.

 

— Quand tu es arrivée, je t’ai bien regardée. J’ai vérifié chaque parcelle de ton petit corps.
J’ai compté tes doigts de pieds: dix ! Comme prévu. Pareil pour les doigts de tes mains. Tout était bien proportionné et à sa place. Ton premier cri avait retenti et on t’avait placée là (elle montre sa poitrine en tapotant dessus d’une main hésitante). Tout près de mon cœur. Pour que tu n’aies plus peur, m’a-t-on dit… Comment avais-je pu faire cela ? Moi qui n’arrivais même pas à me faire cuire un œuf ?

 

Elle se redresse légèrement, défiante et brusquement bien présente.

 

— J’étais fière. Fière et amère… Les deux en même temps, je crois… car j’étais devenue une mère.

 

Une ombre passe sur son visage.

 

— Une mère… c’est bien vague. J’étais agitée. Secouée de l’intérieur, tu comprends ? Personne ne m’avait expliqué l’ampleur, l’énormité, l’étendue d’une si grande responsabilité. Je le reconnais : j’ai été submergée. Noyée sous la charge qui m’incombait.

 

Elle marque une pause, réfléchit, puis reprend son monologue.

 

— En te mettant au monde, en te propulsant hors de moi, je t’offrais, en guise de cadeau de bienvenue, ma vie ! Avant même que tu naisses, je t’avais déjà fait don de mon corps de jeune fille ! Tu en as pris possession, tu l’as élargi, tu en as fait de la bouillie, oui ! Puis tu as grandi, pris de plus en plus d’espace, engloutissant mon appétit en même temps que mon insouciance. Ta place s’est faite en moi au détriment de ma liberté et… finalement, mon temps est devenu le tien. Chaque seconde s’est emplie de toi. Tu t’es infusée dans les heures de ma journée tout en rugissant au beau milieu de mes nuits.

 

Elle baisse la tête. Un sourire nostalgique posé aux coins de ses lèvres.

 

— Mon prolongement. Mon chef-d’œuvre. L’accomplissement de ma vie. Mon soleil au milieu de l’obscurité. Je t’ai pourtant tout de suite aimée…

 

La lumière s’éteint sur cette dernière phrase. Tout est noir.

 

ACTE 2 – Mise en lumière

 

La lumière revient. Lentement. On découvre une jeune femme assise par terre, genoux repliés sous le menton. Elle est seule en scène.

 

— Je ne sais pas qui je suis. Est-ce que j’existe vraiment ? Je suis le soleil et la nuit.
Je suis la pluie et le beau temps. Je suis le chaud et le froid. Je suis tout et plus rien. Je suis elle et peut-être moi. Mais surtout je lui dois…

 

Elle se tait. Met sa tête dans ses bras et commence à crier:

 

— Je lui dois mes dix doigts ! Des pieds jusqu’à la tête. C’est elle qui m’a faite, toute parfaite! Elle me le rappelle à chacune de mes fêtes ! Mes fêtes sont ses faits… des « méfaits », comme elle dit ! Et on se prend la tête !

 

Elle joint le geste à la parole, saisit son visage entre ses mains.

 

— Avec elle, je danse sur la tête. J’endosse toutes les casquettes. Pourtant, aucune ne semble m’aller. Le vent glacial provenant de la mer(e) les rejette à terre comme on crache une grosse glaire. Rien ne semble lui plaire. J’y perds tous mes repères. D’ailleurs, je n’ai pas connu mon père. Lui, il a pris la poudre d’escampette et s’est évaporé dans les airs. Mais j’espère…

 

Son visage se ferme. Elle reste pensive.

 

— Je me suis perdue au milieu… de la mère. Dès le début. Dès que j’ai germé dans son intimité. J’aimerais vraiment voir apparaître à l’horizon un petit bout de terre. Un espace qui pourrait devenir mon refuge, mon bol d’air. Un vrai repère…

 

— Un sol… solide… où camper mes deux pieds pourvus de leurs dix orteils !
J’aimerais prendre mon pied ! M’éclater ! Me libérer…

 

Elle se redresse, les bras écartés, et se met à chantonner et danser…

 

— Petit à petit l’oiseau fait son nid… Picotin, picoti ! Ce qui lui a été pris lui sera rendu, car il n’est plus démuni. Picotin, picoti ! Tout cela est bien fini ! Il est prêt à vivre sa vie !

 

Elle rit à gorge déployée, de manière exagérée, pour finir par s’étrangler et se mettre à sangloter.

 

La lumière s’éteint à nouveau.

 

ACTE 3 – Les liens

 

Les deux femmes apparaissent. La lumière les éblouit. Chacune tient le bout d’un fil. Celui-ci s’entortille autour d’elles, les empêchant de se mouvoir à leur guise. Reliées par ce lien emmêlé, elles sont tributaires des mouvements que fait l’une ou l’autre.

 

— Ne va pas par ici, malheureuse, tu vois bien que ça l’appuie, que ça le vrille, petite orgueilleuse ! Ne pense pas qu’à toi ! Reviens vers moi, tu n’as pas le choix !

 

La fille revient vers la mère. Elle semble totalement démunie. La mère secoue le fil, s’énerve, essaie de le démêler. La fille se laisse ballotter. Elle n’a plus aucune volonté.

 

— Enfin… ne reste pas comme cela ! Aide-moi ! Tu penses vraiment que l’on va arriver à démêler ce foutu fil sans que tu bouges un seul de tes dix petits doigts ? Depuis que tu es en vie, tu ne comptes que sur moi ! Arghhh ! Je croule sous ton poids !!! Enlève-toi !!! Bouge-toi! Laisse-moi… Mais remue-toi !!! Regarde-toi !!! Tu restes avec cet air pantois !!! … Reprends-toi !

 

Elle s’affaisse, sa fille sur son dos. Elles viennent d’empirer leur situation et se retrouvent presque ligotées l’une à l’autre.

 

— Mais comment s’en sortir, maman ? Dès que je tente de partir, le fil me fait revenir …

 

— Je dois vraiment tout te dire ? Tu ne vois pas que cela me fait souffrir ? Ah ben voilà que ça te fait sourire ? Tu n’es décidément bonne qu’à pourrir ! C’est cela qui te pend au nez, mon bébé ! Ma préciosité ! Si cette situation te fait rire alors que moi cela me fait gémir… nous n’avons plus rien à nous dire !

 

La mère essaie de se mettre dos à sa fille, bien qu’elles soient fortement emberlificotées l’une à l’autre. Celle-ci regarde sa mère. Elle rit encore et encore, à gorge déployée. Puis, d’un brusque mouvement, la mère fait basculer sa fille qui se met à sangloter.

 

— Ah voilà que tu te mets à pleurer… ma douce moitié, mon nouveau-né… je n’aime pas t’entendre te lamenter. Je suis vieille, bientôt au bout du fil, il te faut me soigner ! Me démêler ! Me câliner et m’aimer ! Tu me dois la perfection de tes dix doigts de pieds ! Je t’ai si bien réussie ! Et c’est grâce à moi que tu es en vie ! Ma petite fille si gentille…

 

— Aïe maman ! Tu me fais mal ! Le fil se resserre quand tu parles ! Ne dis plus rien ! Je ne souhaite que ton bien ! Les mots sont un frein ! Nous ne sommes pas sur le bon chemin…

 

Les deux femmes se taisent. Elles réfléchissent, le visage tendu, le corps tordu et le cœur fendu. Elles n’osent plus bouger de peur de se faire encore plus mal. Murées dans le silence et l’immobilité, elles cherchent le moyen de se désemberlificoter, de se défusionner, de se libérer ou… peut-être même de se dédoubler ?

 

La lumière s’éteint brusquement.

 

ACTE 4 – L’attachement

 

La lumière se rallume petit à petit. Lentement, on commence à discerner la mère et la fille, collées l’une à l’autre, complètement ficelées dos à dos. Visages fermés, regards vers le bas, le calme ambiant est pesant. Quelques minutes s’écoulent, nous laissant spectateurs de leur douleur.

La fille relève un peu la tête et brise le silence :

 

— Maman ?… Maman ? Tu m’entends ?

 

La mère ne répond pas.

 

— Maman, si tu m’entends, sache que depuis des années je fais semblant…

 

La mère tourne doucement la tête vers le public, incapable de regarder sa fille.

 

— Semblant ? Je ne comprends pas… Parle plus fort ! Je ne t’entends pas !

 

La fille, agacée, se met à crier :

 

— JE FAIS SEMBLANT, TU M’ENTENDS MAINTENANT ?! JE FAIS SEMBLANT ET JE TE MENS !

 

— À la bonne heure ! Je t’entends mais je ne comprends pas! Tu me mens ? Tu me trompes ? Tu te joues de moi ? Moi qui t’ai tout sacrifié…

 

La fille reprend d’une voix lasse, murmure comme une confession :

 

— Je fais semblant d’être moi, car je ne suis que ton prolongement. Je te mens sur ma vie, car elle n’existe pas. La seule place que j’ai, est en toi. Dans ton imagination. Chaque pas qui m’écarte de ton chemin me ramène fidèlement toujours à toi. Je t’aime autant que je te hais… Je ne sais pas comment faire. Je ne sais pas comment être. J’étouffe, à force que tu respires le même air ! DE L’AIR ! J’AI BESOIN D’AIR ! J’AI BESOIN D’ÊTRE !

 

La mère est abattue. Elle ne dit rien. Des larmes coulent le long de ses joues. Ses doigts tremblent. Son dos se voûte. La lumière rétrécit et ne vient éclairer que son visage, laissant sa fille dans le noir. Elle parle au public :

 

— Oh mon Dieu, vous l’entendez ? Que puis-je dire ? Est-ce qu’elle existe ? Ou est-ce une partie de moi qui s’est échappée ? Chaque fois qu’elle s’éloigne, j’ai l’impression de la perdre… et de me perdre moi-même… J’ai si peur d’être seule. J’ai besoin que l’on m’aime pour me sentir vivante. Sans son regard sur moi, je ne suis plus sûre d’être qui je suis. Je l’aime et en même temps je la déteste ! Elle m’a tout pris, même ma jeunesse. Elle est moi dans ma meilleure version ! Je l’ai si bien réussie ! Sans elle, je ne suis plus rien. Sans elle, je n’ai plus de raison d’être, ma vie m’échappe, ma vie s’enfuit… Que puis-je ? Qui suis-je ?

 

La lumière s’éteint.

 

ACTE 5 – La lutte

 

La lumière s’allume brusquement, éclairant la scène qui est en train de se dérouler.

La mère et la fille sont encore liées, ficelées, dos à dos. Elles luttent chacune de leur côté. Gestes brusques, cris étouffés, halètements. Elles se démènent pour se libérer, tombent au sol, se débattent, leurs jambes s’agitent en tous sens. Elles roulent d’un côté puis de l’autre. Pas un mot. Juste le souffle court, le poids et la tension. Elles s’affrontent, chacune essayant de prendre le pouvoir, tentant de reprendre sa liberté. Tout cela sans jamais pouvoir se regarder, sentant le poids de l’autre, … son poids sur son dos.

 

La lumière s’éteint.

 

ACTE 6 – La coupure

 

La lumière revient.

 

Les deux femmes gisent au milieu de leurs liens brisés, coupés, éparpillés en plusieurs petits bouts, formant un tas tout autour d’elles. Elles sont assises face au public et ne se regardent pas. Un grand espace les sépare.

 

La lumière n’éclaire plus que la fille, qui prend la parole et s’adresse au public :

 

— Je ne la sens plus. Je ne l’entends plus.

 

La lumière se déplace sur la mère, qui répond d’une voix faible :

 

— Je l’ai perdue. Je me suis perdue…

 

La fille, à nouveau éclairée, reprend pleine d’espoir :

 

— Je me sens libérée d’un poids ! Le silence me fait du bien. Son absence aussi.

 

Puis la lumière revient sur la mère. Elle regarde autour d’elle et découvre avec stupeur les petits bouts de liens découpés qui jonchent le sol.

 

— Mais… ? Qu’est-ce que c’est ?

 

Elle ramasse les petits morceaux, et la voix tremblante :

 

— Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Je l’ai brisée… Je ne l’ai pas laissée respirer… je l’ai ficelée, emprisonnée, tant aimée que je lui ai tout donné… sans rien lui laisser. Je l’ai dévorée, dévorée d’amour. Je l’ai attachée à moi pour mieux la contrôler. Tirer sur les fils de sa vie, pour qu’elle joue comme une pauvre marionnette l’histoire que je me racontais. Mais qu’ai-je fait ?

 

Elle se couvre le visage des petits bouts de fils, se cache derrière eux et se met à pleurer. La lumière s’éteint sur elle pour se rallumer sur sa fille juste à côté.

 

— Maman ? Je t’entends, je te sens… mais plus comme avant… Maintenant, je te sais à mes côtés. Je ne suis plus au-dedans. Je t’ai quittée pour pouvoir m’envoler, m’alléger. Je vais pouvoir cheminer en toute liberté. Sans douter d’être qui je suis. Sans plus penser que je ne m’appartiens pas. JE SUIS ENFIN MOI ! ET TU ES TOI ! TU M’ENTENDS MAINTENANT ?

 

Elle tend la main vers sa mère et tourne son visage vers elle. L’éclairage s’élargit sur les deux femmes d’une lumière douce et chaleureuse. La mère arrête de sangloter et repose doucement les petits bouts de fils qu’elle tenait pressés contre son visage. Elle regarde longuement sa fille et prend lentement la main qu’elle lui tend:

 

— Oui, je t’entends maintenant… J’entends ta voix et je te sais sur ta voie. Tu es toi et je suis moi. Quel émoi ! Je me rends compte que j’ai créé un être humain qui est différent de moi et qui vit en dehors de moi, même qu’il vit sans moi. Quelle joie ! Quelle libération aussi. Un poids en moins. L’une à côté de l’autre, main dans la main. Je te laisse t’envoler, petite préciosité, va là où tu dois. Je ne serai jamais loin de toi. Mais je ne serai plus un poids pour toi. Aimer sans s’attacher. Aimer dans la liberté et la légèreté ! Quelle nouveauté ! Et quelle beauté ! C’est ta beauté qui m’éclaire, ta luminosité !

 

La lumière devient éblouissante, aveuglante. On entend la fille qui crie pleine d’émotions à sa mère :

 

— MERCI MAMAN ! MERCI DE CETTE MISE EN LUMIÈRE !

Merci de m’illuminer et de m’aimer assez pour me libérer et me laisser m’éloigner.

Merci de m’avoir donné le premier souffle de vie quand je suis née.

Merci de me reconnaître en tant qu’être.
Je viens de renaître…

 

La lumière s’intensifie encore jusqu’à ce que les deux femmes disparaissent dans son éclat. Leur voix s’entremêle pour dire une dernière phrase :

 

— La beauté, c’est de ne pas s’attacher, mais de s’aider à vivre en toute liberté le bonheur et la puissance de s’aimer…

 

La lumière s’éteint. C’est la fin.

Commentaires (1)

Anna fronkish
23.08.2025

Séparation et fusion, d'utérus à utérus Entre réplication et nouvelle création

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire