Créé le: 28.08.2021
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Ecrire pour le dire
J’écris enfin cette lettre. Pourquoi enfin d’ailleurs ? Sûrement parce que j’y suis en fin. De tout. De vie surtout. Parce que je t’ai choisi. Ennemi parmi mes autres, tu fais partie de ceux dont je n’ai pas guéri.
Pas de mots savants, ni d’écriture sertie. La lettre simple d’une vie labourée.
Reprendre la lecture
« Tu n’es pas seul, je vais t’aider. A deux, nous y arriverons ».
Je croyais en mes mots. Amoureuse et conquérante, je n’ai pas saisi que ta confidence avait un but unique. Un passe d’immunité pour ne plus te cacher, pour tout t’autoriser. Ce jour-là a scellé une grande partie de mon destin et ma vie a sombré. Ce jour où tu m’as dit d’un air désemparé « je me drogue mais je veux m’en sortir ; je te l’avoue parce que je t’aime et que je veux en finir avec ça ».
Je ne savais rien de ta vie mais je t’aimais aussi et mon cœur a bondi ! Vaillant, téméraire et tellement ignorant ! Je n’ai pas demandé quelle drogue ni depuis quand ? Je n’ai posé aucune question. Je me suis sentie forte face à cette inconnue. Qui était-elle pour se dresser entre nous ? Sur-égo féminin de ma totale inconscience, j’ai levé haut le point. Pauvre naïve idiote ! Innocente ? Non. En manque d’amour et de reconnaissance? Oui. Stupide ? Totalement.
Pour toi je me battrai, je vaincrai et de nous deux, je serai ton élue.
Si à cet instant précis, à cette ultime seconde où un choix se décide, je m’étais mise sur « pause », j’aurai pu voir ce mal, sournois et hypocrite, sentir son enserrement, le voir effrayant, s’élever et grandir jusqu’à m’ensevelir.
Les jours suivants ont été agréables, heureux. Tu paraissais léger, comme libéré. Cela ne semblait pas si difficile pour toi d’arrêter. Il suffisait de vouloir, tu voulais, tu me l’avais dit.
Je ne sais plus vraiment quand ça a commencé. Ma tête a oublié tant de choses depuis. Mais ça a commencé.
Ce jour, où sans raison aucune, les yeux cannelés de sang tu m’as hurlé dessus. Je faisais la vaisselle. Tout ton corps s’agitait comme mû par une main géante. Tu vociférais, allant et venant dans la cuisine. J’étais si désolée de te voir dans cet état. Je ne comprenais pas pourquoi tes mots. Tu me reprochais de ne rien y comprendre, tu me traitais de nulle, d’incapable. Les yeux écarquillés d’effroi, je restais figée là, engluée dans ta voix. « Tu entends quand je te parle » as-tu hurlé. Tu te souviens ? Tu as attrapé brusquement la verseuse de la cafetière et soudain une douleur lancinante sur ma face et mes seins. Tu m’as ébouillantée avec le café. Le café que je venais de préparer, le café que nous devions partager au petit-déjeuner. Je ne sais plus si j’ai crié. J’ai porté mes mains au visage, ça brulait, ça piquait, tout mon corps avait mal. J’ai ouvert le robinet de l’évier, je me suis aspergée encore et encore. L’eau dans ma bouche était salée. Mes larmes accentuaient la brûlure sur mes joues. Arrête de pleurer. S’il-te-plait, arrête de pleurer. La porte d’entrée a claqué. Tu m’as ébouillantée et tu es parti sans te soucier de mon sort. J’ai fini dans la salle de bains, assise sur le rebord de la baignoire, le visage tuméfié, badigeonné de crème calmante. J’ai peu a peu repris mes esprits. Et c’est là que j’ai su. Ces tremblements jusqu’en dedans, cette sensation au creux du ventre comme une gangrène se diffusant jusque dans la moindre cellule de tout mon être, cette oppression dans la poitrine. J’ai su qu’à partir de cet instant j’aurai peur tout le temps. J’ai su qu’elle serait là, omniprésente. Qu’elle me consumerait, jour après jour, comme une transe démoniaque. Ce fut le début du cauchemar.
La violence s’est installée naturellement dans notre relation, avec une sinistre régularité de métronome.
Très vite, j’ai appris à reconnaître les signes, à sentir le moment. Ce n’était pas très difficile, il suffisait que tu sois en manque pour te défouler sur moi. Le manque. Avec la peur et les coups c’était un nouveau paramètre à apprivoiser car il était de plus en plus présent. Tu ne travaillais pas. J’ai vidé tous mes comptes. J’ai même volé pour toi. Pour acheter ta dose, puis tes doses. Toujours plus. Pour moins de manques, pour moins de coups, pour moins de peur.
Pour éviter le moment où la rage possédait ta tête et dirigeait tes poings sur la mienne. On dit que les violents ne frappent pas au hasard, pour que cela ne se voit pas. Toi tu étais drogué. Le manque était violent dans tous les sens du terme. Il ne raisonnait pas. Il frappait au hasard, pourvu que le poing cogne et cogne encore. J’ai appris à arrêter le temps. Je ne savais jamais si ça avait duré. Je comptais les blessures, les marques et les bleus et je savais le temps que tu avais cogné. La douleur me donnait le son d’intensité. Moi qui ne savais pas, j’ai appris à recevoir. En silence.
Appris à cacher mes blessures, visibles et invisibles. Puis les gens sont aveugles à une souffrance qui n’est pas leur, ce fut facile aussi.
Au début les pardons, les excuses avaient leur place entre deux crises de manque. Tu redevenais même humain. Tu ne comprenais pas que je n’espère plus, ne crois plus en toi. Très vite tu as glissé dans cette spirale sans fond avide de ton corps, ton esprit, ton âme. Je n’étais plus que peur. J’étais une mécanique, indispensable à tes rouages. J’ai appris à « piquer ». Pour que dans tes plus tristes délabrements, tu puisses jouir encore du nectar orgasmique. Quand tu étais si loque, et pour que tu le restes, j’ai appris à le faire et plantais dans tes veines ton aiguille salutaire. J’aurai pu surdoser. J’y ai pensé maintes fois. Mais une dose est une dose au milligramme près. Il y a le business, et on ne te vend pas ce que tu ne peux acheter. Je n’avais plus d’argent pour me donner cette chance. Ce jour béni pourtant, ta main a du riper. Tu es mort, bavant, dans un coin des WC. Je n’ai pas eu le temps de me raccommoder, ta famille a voulu exploiter le filon. Homicide involontaire, dommages et intérêts, je fus accusée d’avoir guidé ta main. Une famille subitement existante. Moi, de mon entourage, je m’étais isolée. Personne pour témoigner des épreuves endurées.
Les années ont passé. Ma vie s’est poursuivie. Pendant une longue période, même ma mémoire a fui. Mais le temps fait son œuvre, ou tout au moins il passe. Si tant est qu’on ne se retourne pas. Je ne me suis jamais retournée. Et pourtant, lasse et vieille aujourd’hui, rien de vraiment construit. Des lambeaux de vie, plus ou moins longs, toujours ombrés d’un moi piégé dans ce passé que tu as dévasté.
On dit que le pardon aide à se reconstruire. Moi, depuis tout ce temps, je n’ai qu’un seul regret. Tu es mort. Je ne peux plus te tuer. Alors je me raconte. Tu es là devant moi, tremblant, me suppliant, présentant ta seringue et me montrant ton bras. Tu ruisselles de manque, je le vois différent. Ce manque qui me terrorisait, il est là devant moi. Et ce flux de rage qui monte et me submerge. Je me jette sur toi, je serre si fort ton cou que tes yeux se révulsent. Je jouis du spectacle, tout mon être exulte quand je te fais passer de vie à trépas.
Je pensais que ta mort emporterait ma peur. Mais elle est vissée là, à mon corps tout entier. Comme un morceau de toi tatoué dans mes entrailles. Et je te traîne depuis. Tu freines tous mes choix, tu noies tous mes espoirs, tu déposes un obstacle sous chacun de mes pas.
Je n’ai jamais parlé ni de toi, ni de ça. Ni pendant, ni après, c’est la première fois. Peut-être aurais-je dû, je ne saurai jamais. Alors je me raconte, en secret dans ma vie, pour te tuer chaque fois que la rage me hante.
Et si je suis en vie, je reste assassinée.
Commentaires (6)
Aria
14.09.2021
Quelle hargne de vivre. Magnifique texte.
L.
15.09.2021
Merci Aria pour votre commentaire. Voyez comme il est possible de nourrir le bon loup 😉
Thomas Poussard
30.08.2021
Qu'est-ce qu'il est fort ce texte ! J'espère pour vous que ce n'est pas totalement autobiographique. Mais si ça l'est, alors c'est positif : parler de la peur, c'est le premier pas pour s'en débarrasser.
L.
30.08.2021
Merci Thomas pour votre commentaire. Parfois il y a bien peu entre la réalité et la fiction. D'aucuns disent que ce qui ne tue pas... Je suis peut-être devenue immortelle.
Lauma H.
28.08.2021
J'ai souffert en vous lisant. On ne peut jamais vraiment se mettre "à la place de...". Un texte poignant dans une lettre qui se veut simplement narrative... Mais la douleur est là. Si cette lettre vous raconte, j'espère sincèrement que la vie vous sourit malgré tout aujourd'hui.
L.
30.08.2021
Merci pour votre commentaire Lauma. Je suis une inconditionnelle de la vie ! Je crois en elle autant qu'en moi, et ce que je dis là n'a vraiment rien de prétentieux.
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