Chapitre 1

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Fenêtre sur une scène à la croisée de chemins qui se rencontrent, une histoire vraie, ou presque, en tout cas dans les grandes lignes, cette fenêtre est ordinaire, mais interchangeable même si chaque destin est unique et extraordinaire.
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Son CV est impressionnant, comme souvent, mais là, c’est juste vraiment bluffant : Licence en lettres, tenue d’une librairie dans un pays où il est rare que les femmes aient la parole, puis exil, contraint, forcé par une nationalité non reconnue, une langue kurde interdite mais avec une énergie à vaincre l’adversité que l’on devine en filigrane.

Elle vit non loin de là avec sa famille, dans un centre d’hébergement collectif de l’Hospice général. En dépit des efforts du Canton – je le sais, j’ai visité – un lieu de vie exigu, une promiscuité de tous les instants, une cuisine et des sanitaires partagés, des punaises de lit quasi inévitables et une précarité dans l’installation d’une vie quotidienne provisoire. La famille est en attente d’un appartement, dans un avenir non-défini par des exigences qui, elles, sont définies.

La porte s’ouvre, elle est à l’heure, un bon point supplémentaire. Elle est souriante, féminine, stressée. Vêtue d’un pantalon en lin sous une tunique bleue à motifs, son visage couvert de taches de rousseur est jeune, avenant, ses cheveux sont protégés par un foulard. Zut : pour les programmes dépendant de l’Etat de Genève, suite à une votation populaire, c’est niet au contact de la population.

Je lui propose une chaise et un verre d’eau.

C’est une assistante sociale de l’Hospice général qui me l’a référée, une de leurs perles rares qui parle le sorani – dont même l’usage oral était interdit au pays – et aussi le farsi et le turc.

Adja, quant à elle, découvre la fameuse Fabienne, celle dont l’assistante sociale lui a parlé avec respect, celle qui a mis au point un véritable système d’accueil pour les familles requérantes. Elle espère réussir à la convaincre de lui faire confiance et de l’engager. Fabienne a les cheveux blancs, très blancs, coupés courts, elle est vêtue d’un pantalon sans forme, d’un pullover pratique. Elle porte des chaussures qui protègent les chevilles, une discipline qu’elle s’impose lors de ses trajets à moto. Elle a monté les escaliers en boitillant : une future opération du genou en vue a-t-elle expliqué.

Ajda se rend compte de l’abîme : Comment persuader cette jeune retraitée à l’allure sportive et indépendante qu’au-delà des différences de mode de vie et culturelles évidentes elle saura être adéquate et s’adapter ?

Je lui souhaite la bienvenue, me présente et présente l’association que je préside. C’est à partir de ce moment que cela devient délicat, comme à chaque fois : Comment initier une rencontre qui ne peut avoir qu’en dehors de tout préjugé, dans l’écoute empathique, comment permettre à la personne nouvellement arrivée de se présenter, de se sentir à l’aise, d’oser être elle-même ? Comment lui faire sentir qu’elle est la bienvenue en tant que personne, qu’elle sera respectée et acceptée dans son identité humaine et pour les compétences qu’elle a développées au cours de sa vie quelle que soit son parcours et ses origines ?

Elle m’explique la dictature en Iran, l’emprisonnement de son mari, les sévices subis, sa relaxe, leur décision précipitée de départ, leur parcours dangereux et chaotique via la Turquie, leur arrivée à Genève. Elle me montre en souriant des photos de ses deux filles de trois et dix ans.

Comme d’habitude, je supporte mal : mettre au point des programmes, des projets, faire preuve d’accueil et imaginer des mécanismes permettant l’intégration des nouveaux arrivants au sein de la population, je sais faire. Être généreuse de mon temps, parler en public des requérants avec empathie, ça aussi, c’est facile. Mais recueillir un récit de vie même délivré avec pudeur et sans effusion, pour moi c’est l’horreur. Je ressens dans mes tripes l’abandon du quotidien, les violences faites à son mari journaliste, la précarité de la vie familiale pendant son emprisonnement, les adieux aux proches, aux amis, leur fuite avec leurs deux filles, les larmes des enfants, leur incompréhension, le voyage par la Turquie et l’abandon définitif des souvenirs et des habitudes de toujours.

En arrière-plan, il y a ce que je connais mais dont elle ne parle pas : La dureté institutionnelle de l’accueil, la complexité de l’entrée à l’école de l’aînée malgré des parents au cursus tertiaire, le dénuement matériel et la difficulté à s’approprier de nouveaux repères, à comprendre les codes, à s’intégrer dans une classe de l’école publique, à imaginer que ces enfants au comportement éloigné du sien deviendront un jour peut-être des amis.

Mon cœur pleure comme à chaque fois. Comme à chaque fois, je reste souriante, stoïque. Le besoin de poser de lourdes valises est là, ce moment de partage du vécu bien au-delà d’un simple entretien d’embauche installe les bases humaines d’une confiance nécessaire à pouvoir entrer réellement en relation avec Ajda en tant que personne, la connaître et la reconnaître dans son parcours, dans son ressenti, dans ses attentes et dans ses inquiétudes et incertitudes présentes.

Prosaïquement, je la rassure, elle a le profil que recherche l’association, le sorani  permettra des prestations aux familles en langue kurde, son parcours professionnel en fait une recrue de choix. Elle travaillera pour nous dès ce printemps. Là, elle se met à pleurer : sa langue est interdite dans SON pays et ici, grâce à des fonds PUBLICS, on lui demande d’accueillir les familles en sorani et même de raconter et lire des histoires dans cette langue ! Ce qui me semble juste normal et ordinaire tient du pays de Cocagne pour Ajda !

Les larmes au fond de la gorge, je reviens à un contenu prosaïque : C’est le moment de l’informer qu’en aucun cas, même si elle se sent redevable, elle ne devra renoncer pour l’association à des propositions de formation ou professionnelles plus pérennes. Ce retour à une forme d’égoïsme individuel permettra à sa famille d’avancer et de se créer de vraies conditions de vie pérennes.

Au-delà de son propre parcours, elle décrit généreusement son travail bénévole actuel pour l’Hospice général, parle de ses aspirations professionnelles et de l’espoir qu’elle met dans une vie libre et en sécurité en Suisse, dans l’avenir pour ses enfants. Son discours est sensible, généreux, elle cherche ses mots, traduit ses émotions en anglais. Malgré les galères de cette première année, elle est en train de s’en sortir, elle a un niveau de français impressionnant, elle pose ses émotions tout en nuances et réussit à avoir un regard positif sur le futur de sa famille.

Déjà, consciente de la rudesse des changements induits par la migration, elle s’est mise pour l’Hospice général avec générosité au service de l’accueil de ses compatriotes récemment arrivés.

Quelle belle rencontre, quelle femme incroyable ! Je sais déjà que je la soutiendrai et l’orienterai lorsque cela sera nécessaire. Avec son parcours et ses facilités à l’apprentissage linguistique, un bel avenir s’offre sans doute à elle dans notre ville  polyglotte qui va je l’espère devenir rapidement aussi la sienne.

Il lui semble que cette Suissesse la comprend, elle sent un regard humain et attentif, curieux et bienveillant, non-intrusif mais à l’écoute. Elle pourrait travailler dans ce cadre multiculturel, elle s’y sentirait bien. Il lui tarde de faire la connaissance des autres employées de l’association qui partageront des activités d’intégration chacune dans sa langue. Le discours de « toutes les langues se valent » et « chacun apporte une touche personnelle lors de chaque rencontre » lui parle. Elle sent que cet emploi, même peu rémunéré et juste en appoint du montant versé par l’Hospice général, pourrait être une marche supplémentaire sur son chemin d’insertion sociale et professionnelle. Pourvu que son foulard ne soit pas un obstacle !

Elle s’exprime à ce sujet : Ce n’est pas tant qu’elle soit extrémiste ni spécialement croyante, c’est plus qu’elle se sent femme, féminine et belle ainsi coiffée, c’est important pour elle, elle se sentirait comme nue et surtout moche sans cet attribut.

Je comprends, c’est comme si on me demandait de déambuler en mini-jupe pour souscrire aux canons du pays d’accueil : Je me sentirais laide et pas du tout en harmonie avec moi-même. Mais cela, je le garde pour moi. Je lui parle des alternatives, du fait qu’il est important que son couvre-chef n’ait pas l’allure d’un attribut religieux et je lui donne l’exemple du foulard que j’utilise en mer lorsque je navigue : une espèce de fourreau extensible qui ne s’envole pas et me donne une allure de pirate. Je lui montre des photos, cela lui paraît possible. Je lui présente mes excuses : pour moi, il est toujours compliqué d’expliquer notre intolérance religieuse qui a été, de surcroît, votée par le peuple récemment. Un accueil à la genevoise, ouvert, compréhensif, inclusif, mais avec, tout de même,  les limites d’une cité marquée par son passé calviniste.

Quelle image est-ce que je lui envoie ? Moi qui navigue en solitaire tout l’été sur mon voilier, qui suis retraitée et sans mari, qui suis venue à l’entretien en chevauchant ma moto ?

Souvent je déprime : les rénovations épuisantes de ma maison, les aller et retour en voiture pour mieux aménager mon voilier, la récupération ou non de mon genou après ma prothèse de genou : Pourrais-je de nouveau naviguer l’été prochain ? Recommencer à skier ? Comment m’investir encore plus et mieux, rebondir dans ce troisième âge que j’avais quelque peu fantasmé ? Comment trouver du sens aux prochaines décennies ? Comment me fabriquer un nouveau vivier social ? Que faire de ces prochaines quinze années a priori en bonne santé ? Pourquoi, pour qui profiter ? La mort est de toute façon au bout du chemin. Surtout trouver un moyen d’en finir avant que cela ne soit plus possible… Un entretien de ce genre, la précarité et la violence d’une migration face à mon spleen de bourgeoise retraitée et aisée, ça vous recadre une vieille rombière décatie et ronchonne !

Comme à chaque fois, je prends une claque qui me permet de reprendre pied dans une réalité nettement plus vitale et fondamentale que les enjeux de ma déprime de femme suisse privilégiée.

Je lui parle des modalités d’embauche, de la nécessité de présenter un extrait de casier judiciaire vierge. A tous les coups, j’ai l’impression de montrer un visage inquisiteur de la Suisse, mais j’insiste en expliquant la nécessité de préserver les enfants de prédateurs potentiels.

Ajda comprend et acquiesce. Elle repartira positive de cet entretien : Par-delà les différences, elle s’est sentie écoutée et reconnue non en tant que migrante mais en tant que personne humaine. Le miroir positif renvoyé lui fait chaud au cœur.

La possibilité de travailler sur des programmes proches de ses compétences professionnelles est également une bonne surprise. Elle se reconnaît dans les valeurs prônées par l’association et se réjouit des perspectives qui lui seront sans doute offertes dans un avenir proche de travailler dans les classes de l’enseignement primaire à l’insertion des élèves kurdes primo-arrivants.

Nous faisons la vaisselle ensemble et je ferme la porte du local. Nous retournons chacune à notre quotidien bien différent.

Une fois de plus, il me semble que mon bénévolat me rapporte plus qu’il ne m’en coûte en investissement personnel.

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