Créé le: 07.08.2024
48 0 0
Djihad

NouvelleAu-delà 2024

a a a

© 2024-2025 1a Prune

© 2024-2025 Prune

« Ne cherche pas à l’extérieur de toi. Car cela échouera, et tu pleureras chaque fois qu’une idole tombera. Tu ne peux pas trouver le Ciel là où il n’est pas, et il ne peut y avoir de paix, excepté là. Dieu demeure au-dedans, et ta complétude réside en Lui. » A course in miracles. Chap. 29
Reprendre la lecture

Désoeuvré. Isolé. Révolté. Fatigué. De ne rien faire. Las. De ruminer. Sans le sou. Sans amis. Sans famille. Dans son minuscule logement où il vient de s’installer pour fuir une mère castratrice et envahissante, Tibère, cogite.

 

Tibère est né et a grandi dans une ville de Suisse romande située au pied de la chaîne du Jura. Il est issu d’une famille modeste. Les parents sont séparés. La fratrie est dispersée; deux frères, une soeur. La mère, franco-suisse, catholique, non pratiquante, a trouvé un travail à l’hôpital dès lors que les enfants ont quitté la maison. Le père, Français pure souche, technicien horloger, athée jusqu’à la moelle -comme il aime à dire-, la cinquantaine, vit en concubinage avec une jeune femme de l’âge de Tibère. Vingt cinq ans à peine accomplis. La sœur, mariée, amoureuse, enceinte et tatouée jusqu’au cou, semble heureuse. L’aîné des frères, plutôt beau gosse, sait y faire avec les filles. Sous le charme, aucune ne lui résiste. Mais las de s’envoyer en l’air, il s’est engagé dans l’armée de terre.

 

–Hasta la vista, bb.

 

Le cadet des frères, hétéro, bi, homo, il ne sait trop, loin d’être volage, ne veut rien savoir du mariage.

 

–Faudra bien. Une femme qui prend soin de toi, des enfants.

–Maman! Tu vas pas recommencer.

 

Encore en apprentissage, il crèche chez sa mère. Souvent, chez son père. Bien que déçue de son mariage, la mère ne jure que par et pour l’amour. A 45 ans, elle croit encore au prince charmant.

 

–Ton père? Une erreur de jeunesse, dit-elle à sa fille qui passe son temps à scroller des photos sur son smartphone. Si c’était à refaire, je l’enverrais se faire foutre.

–Maman! C’est abuser. T’avais des sentiments sinon tu l’aurais pas épousé. L’amour c’est quoi en fin de compte?

 

C’est bien là, la question qui tourmente Tibère, le solitaire. Pour lui, pas d’amour, pas de sens.  «On le chante. On le prêche, l’amour, mais pour de vrai, quoi? Dans les faits, quoi?»

 

–Tu n’es qu’un bon à rien! Moi, à ton âge…

 

«Quoi à mon âge?» Enfant déjà, la mère le traitait de bon à rien alors qu’il s’efforçait de lui rendre service, s’évertuait à lui faire plaisir. En vain. Gentil garçon. Bon élève. Obéissant. Il n’avait d’yeux que pour elle. Il l’idolâtrait. Alors que ses frères et sa soeur étaient capables d’un certain détachement, Tibère, lui, vouait à sa mère, un culte sans limite. Allez savoir pourquoi.

 

–Sale gamin!

 

Coupable, il s’isolait alors dans son coin, remettait en question ses dires, ses faits et ses gestes. Combien de fois, il s’est senti imparfait, humilié, blessé. Pas aimable. Le jeune homme ne saurait le dire. Il a fini par se forger une carapace de sorte à ne plus ressentir quelque émotion que ce soit. Répression! Aujourd’hui, les remarques de sa mère ne le touchent plus. Elles l’indifférent complètement. Du moins, c’est ce qu’il croit.

 

Bref, dans son studio meublé, inhabité –il ne s’y sent pas chez lui-, qu’il devra vraisemblablement bientôt quitter faute de liquidités, Tibère, broie du noir. Pas question de retourner chez sa mère. Son téléphone mobile toujours à portée de main, compul-sivement, il le consulte pour voir s’il a reçu un message. Rien! Pas un message. Pas un appel. Il appelle. Pas de réponse. «Personne ne pense à moi. Plus seul, tu meurs.» Il ne se sent pas comme les autres. Ne trouve aucun intérêt dans un travail alimentaire. «Y a mieux à faire.» Refuse même de pointer au chômage. «Dégradant.» Maison. Boulot. Dodo. La perspective! «Pas drôle.» Un mariage? Des enfants? Faire comme tout le monde? «Pas question!» La retraite à 60 ans? «On s’en fout!» A 67 ans? «On s’en tape!» Le modèle de société qui lui est offert ne l’inspire guère, pour ne pas dire pas du tout. «Pas de sens!» Faudrait que ça l’excite et ça l’excite pas. En fin de compte, rien ne le passionne. Il est un mort vivant. C’est comme ça qu’il se sent. Plongé dans les méandres du Net, il noie sa tristesse, son désespoir. Sa colère. Ingénieux, curieux et habile, s’aventure jusque dans le darknet, histoire de découvrir ce qui s’y passe. Tuer le temps qui passe. L’angoisse! A 25 ans, il n’a rien fait de sa vie. Pire! Il ne sait pas que faire de sa vie. Ça le torture.

 

A force de surfer sur la toile, sans masque ni voile, voilà qu’on l’épingle.

 

–Salut frère! Ça va?

–Salut! Ça va.

 

Ça va tant et si bien que les rencontres d’abord fortuites deviennent quotidiennes. Tibère entretient avec l’inconnu une relation de cœur à cœur. Il lui confie ses espoirs – rares – et ses peines – nombreuses. Pour la première fois de sa vie, il se sent écouté. Il se sent important. Il existe. Quand Tibère l’appelle, l’inconnu répond ou le rappelle. Tibère kiffe. L’attention que lui prodigue l’inconnu le réconforte et le porte. Peu à peu la confiance s’installe. La méfiance du début fait place à l’enthousiasme. L’inconnu s’avère plus captivant que les romans d’aventures de Jules Verne que Tibère a lus quand il était enfant. Il plongeait alors dans ces récits comme s’il les vivait lui-même, comme s’il en était le protagoniste. Complètement déconnecté, non sans peine, il revenait à la «vraie» vie. Ses frères se moquaient de lui:

 

–T’as fumé la moquette ou quoi?

 

Il est vrai qu’il se sentait comme sous l’effet d’une drogue.

 

Il ressent le même effet auprès de l’inconnu. Il plane. Après avoir échangé passionnément sur des sujets religieux, philosophiques et autres, Tibère est comme sur un petit nuage. De ce fait, le quotidien lui paraît de moins en moins pesant. La piaule? Le taf? La thune? Ça n’a plus vraiment d’importance. Seules comptent ses entrevues avec l’inconnu. Dès lors qu’ils entament une discussion, ils en oublient le temps, les heures qui passent. Les obligations. Les préoccupations. Abdelkader – le prénom de l’inconnu – lui est totalement dévoué.

 

–On est des frères, mon pote!

 

Désormais, ils se retrouvent sur la toile à heure régulière. Tibère ne manque pas un rendez-vous. On n’a jamais vu Tibère aussi assidu. Aussi excité. Serein même.

 

–«Bizarre…»

 

Même sa mère à qui il rend visite de temps à autres, ne le reconnaît plus.

 

–Tu vas bien, mon fils?

–Tout va bien, maman. Tqt!

 

Le loyer? Plus de problème. L’inconnu gère.

 

–On s’en occupe!

–Je te rendrai la thune dès que j’aurai trouvé du taf.

–Tqt frère!

 

La facture du téléphone?

 

–Refile-la-moi, je m’en occupe.

 

Tibère se sent soutenu comme jamais auparavant. Il n’est et ne se sent plus seul. La moindre question. Abdelkader y répond. Un souci? Disparu! Un problème? Une solution. Abdelkader s’occupe de tout. Les doutes qui traversaient Tibère avant de rencontrer Abdelkader n’ont plus lieu d’être. Abdelkader les dissout aussitôt que Tibère les lui confie. Il fait ce qu’il dit. Il a une parole, Abdelkader. Tibère apprécie. Complètement subjugué:

 

–Qu’est-ce qui te rend si sûr de toi, Abdelkader?

–Kader! Appelle-moi Kader. Mieux, appelle-moi « frère », mon pote. C’est la foi qui me rend si sûr. Sans la foi, t’es foutu.

–C’est quoi la foi?

–La foi c’est croire en Allah le tout puissant. Sans lui, t’es rien. Un grain de poussière. Je t’invite à la prière, mon frère.

 

De fascination en détermination, Tibère ne jure plus que par Kader. Il le porte aux nues. Ses idées et ses valeurs, il les fait siennes. Son audace, son assurance, des objectifs à atteindre. Il veut être comme lui. Au grand dam de son père, il se convertit à l’islam, la religion de Kader, Français, d’origine algérienne. Leurs entrevues n’ont plus lieu en ligne mais dans un lieu de culte fréquenté par des hommes aussi fervents que leur prédicateur. Accueilli comme un des leurs, Tibère s’acclimate rapidement à son nouvel environ-nement. La prière le centre. La compagnie le rassure. Il en va tout autre pour sa mère qui s’inquiète de voir son fils changer. Il a l’air plus heureux. Plus épanoui. Plus sûr de lui.

 

–Tout va bien, mon fils?

–Tout va bien, maman. Tqt!

 

A la mosquée, des frères! Comme Kader, tous aussi prompts à lui rendre service. A l’écouter. A l’appuyer. A s’inquiéter quand il ne vient pas à la prière. A l’appeler pour s’assurer que tout va bien. A lui prêter des thunes. Le sortir d’une mauvaise passe. Passer à tabac le ouf qui lui a manqué de respect.

 

–On est là les uns pour les autres. Envers et contre tous. La nôtre, une guerre sainte.

 

Tout naturellement, il leur rend la pareille. Se dévoue corps et âme à leur cause. Uni à ses frères, Tibère trouve du sens à son existence et une certaine assurance. Mais les rappels de factures de téléphone impayées la lui font perdre aussitôt. Kader vient à la rescousse:

 

–Donne! On s’en occupe. Tqt! Toi, recrute! On a besoin de monde.

 

Tibère a beau chercher, se démener, pas de recrue en vue. Kader s’en désole:

 

–T’es chelou, toi. T’as pas quelques potes? Un? Deux? Rien!? N’importe quoi, n’importe qui, ça fera l’affaire.

 

De toute évidence, Tibère le prend mal. Sans piper mot, il se replie sur lui-même comme quand, enfant, il se faisait réprimander. Pas question de le laisser tomber. Les yeux dans les yeux:

 

–Tqt! Si t’as pas de potes, t’as bien une meuf? lui demande Kader.

 

La question qui tue. Pas même une meuf! Tibère baisse les yeux. Kader, dans un grand éclat de rire :

 

– Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi, mon pote? Euh! Mon frère!

 

Selon toute vraisemblance, la remarque n’est pas au goût de Tibère. Certain de se voir éjecter du groupe, Tibère, se renferme davantage. Sensible à son malaise, Kader le prend dans ses bras:

 

–Tqt! Mon frère! On n’est pas comme ça, nous!

 

Touché, reboosté à bloc, Tibère, plus propice au négoce qu’au recrutement, se voit confier la tâche de trouver en ligne des billets d’avion bon marché pour la Syrie, via la Turquie ou la Grèce.

 

–Sans escale! C’est mieux.

–Pour quoi faire? s’enquière Tibère intrigué.

–On a besoin de nous là-bas. C’est pour la bonne cause. Tqt!

 

Heureux de pouvoir être utile, de faire toujours partie du groupe, d’œuvrer pour une bonne cause, Tibère s’investit à fond. Quand il se donne, il se donne. Décroche des billets d’avion à des prix imbattables au départ de Paris. Ses aptitudes relevées et encensées, il se voit attribuer une autre mission un peu plus délicate mais non moins importante.

 

–Tu nous trouves des kalachnikovs, frère!

–Des kalachnikovs?!… Pour quoi faire?

–Tqt! Fais ce qu’on te dit! On te met au défi. Nous en faut une centaine.

 

Valorisé, apprécié, provoqué, n’en faut pas moins pour stimuler le Tibère. Il aime ça. Le défi! Ça le fait se sentir exister. Il aime moins les «rappels avant poursuite» pour les factures impayées du téléphone. Kader, toujours aussi prompt à le rassurer:

 

–Tqt! On s’en occupe!

 

Tibère fonce tête baissée. Il commence vraiment à trouver son quotidien de plus en plus excitant. Pas déplaisant du tout de sortir des sentiers battus. L’aventure! Loin de lui déplaire, il en veut encore. La Syrie, ça le branche. La kalachnikov, du lourd! Rien de tel pour se sentir vivant. Il déniche les kalachnikovs en Russie.

 

–En Russie?

 

La trouvaille n’a pas l’air de plaire à Kader qui fait la moue mais qui s’en fait une raison. En moins de deux, l’affaire est bouclée. Tibère, récompensé et loué.

 

–Allah le tout puissant te le revaudra.

 

Aux côtés de Kader, Tibère se découvre des talents inavoués. Informaticien, photographe, caméraman…

 

–Tu vas me filmer, mon frère.

 

Tibère manie l’appareil de prises de vues comme s’il avait fait ça toute sa vie. Les vidéos de Kader postées en ligne font des millions de vue. Son charisme, son franc parler, sa détermination paient. Il recrute à tire-larigot. Kader s’en réjouit:

 

–Suis vu, reconnu dans le monde entier. Une star! Je kiffe, mon frère. T’es le meilleur.

 

Sourire en coin, il aime se regarder dans ses vidéos qu’il fait tourner en boucle sous prétexte qu’il veut et doit s’améliorer.

 

–Allah Le tout puissant me veut parfait, dit-il à Tibère pour se justifier.

 

A la mosquée, nouveau point de ralliement, on félicite Tibère pour ses prouesses techniques et artistiques. On l’encourage à être encore plus hardi. A passer de l’autre côté de la caméra, oser le geste qui tue. Manier la hache. Manipuler l’arme à feu et l’arme blanche au nom d’Allah le tout puissant. On ne joue plus. Plus question de musique.

 

–C’est pour les mécréants. La prière, mon frère, la prière!

 

Tibère, qu’un bon morceau de rap anime, est invité à se départir de tout ce qui pourrait nuire au succès de leur croisade. Son Smartphone et son casque lui sont confisqués. Un nouveau téléphone avec carte prepaid lui est attribué.

 

–La Syrie c’est pour demain, mon frère.

 

Fanatisé, excité de poursuivre l’aventure, Tibère ne tient plus en place. Il se dit qu’un dépaysement lui fera le plus grand bien. «Ras le bol de ce bled.» Tibère n’a pas envie de décrépir dans ce trou perdu. «Un mort-vivant! Plutôt mourir à l’instant qu’agoniser à petit feu.» Kader, sur un ton plus que sérieux:

 

–Ta famille, moins tu la verras, mieux tu te porteras, crois-moi!

 

A peine arrivés en Syrie, Tibère et Kader sont victimes d’un attentat suicide. Kader s’en sort indemne. Il prend la fuite. Tandis que Tibère, grièvement blessé, s’effondre à terre. Il est transporté à l’hôpital. Opéré d’urgence, il est sauvé in extremis. Alité, il s’attend à une visite de Kader. Mais Kader ne vient pas. Kader n’appelle pas. Kader a disparu. Kader ne l’aime pas ou plus. Tibère est déçu. Malheureux. Coupable. Il n’a peut-être pas été à la hauteur de ses attentes. C’est ce que se dit Tibère dans son lit d’hôpital.

 

–Il a mieux à faire, lui dit-on.

 

Touché au plus profond de lui-même, dans ses tripes exactement – il a plus mal là qu’à ses blessures physiques -, Tibère fait face à la réalité; il est seul. Il prend conscience qu’il s’est embarqué dans cette histoire pour être aimé, respecté et reconnu de Kader et de son clan. Empreint de tristesse, il se dit que l’aventure, malgré tout, lui a plu. Terriblement! Il s’est senti vivant. Pleinement! Qu’il est important qu’il découvre ce qui l’inspire et le motive et qu’il vive sa vie intensément, passionnément, sans réserve. Accompagné ou non. Dans le respect de l’être unique, original et singulier qu’il est. «M’en fous d’être aimé.» Il quitte son lit d’hôpital, l’esprit paisible, le cœur léger.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire