Créé le: 06.08.2025
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Deux soeurs
Comment un "mensonge par omission" peut se transformer en pièce de théâtre.
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L’été s’était installé à grands pas tranquilles et vagues de chaleur immobiles sur la plage. Les parasols s’étaient ouverts et les chaises longues alignées régulièrement, avec les petites tables disséminées ça et là pour les pique-niques et les apéros du soir. La saison ne battait pas encore son plein, mais tout était en place sous le ciel bleu de la Méditerranée.
La taverne du pêcheur aussi avait installé les premières chaises en paille sous la tonnelle: la terrasse s’étendait chaque jour de quelques mètres carrés sur le sable. Les touristes « initiés » adoraient ce lieu, pas encore envahi par leurs congénères et les décibels : le poisson était celui pêché le matin même par le grand-père, la cuisine sentait bon le romarin, le vin blanc des collines voisines rafraichissait dans des sceaux de glace. Éléonore avait tout prévu: pour fêter la fin des travaux de la maison restaurée dans les hauteurs, elle allait réunir l’essentiel de ses ami-e-s et connaissances. Sa mère aussi avait fait le voyage en avion pour la circonstance: une sorte de rêve se réalisait pour elle, dans une région bien éloignée de son pays d’origine, mais tellement symbolique et tout à fait hors norme. Deux jours avant, de manière imprévue, sa sœur Élisabeth avait également confirmé son arrivée, accompagnée d’Élodie, qui découvrirait cette île pour la première fois.
En reposant le téléphone et pendant que sa mère s’exclamait de cette présence inattendue, une pointe d’agacement s’emparait d’elle; elle se garderait bien d’en laisser paraître la moindre trace.
Voilà que se profilait un repas de fête pendant lequel un personnage inconnu ferait son apparition. La présence d’Élisabeth était en soi un problème: à une ou deux exceptions près, jamais elle n’avais parlé d’elle à ses ami-e-s, qui ignoraient donc son existence… comment se sortir de cet imbroglio, où chacun ignorait l’existence de la dernière arrivée, qui était à mille lieues d’imaginer que jamais aucune allusion n’avait été faite à son sujet… la mère elle-même, adoratrice à géométrie variable de ses filles, serait tombée dans un gouffre d’incrédulité si elle avait pu soupçonner un pareil quiproquo. Bien sûr, les vicissitudes de la vie avaient durablement séparé les protagonistes: une ligne de faille s’était peu à peu élargie, installant un éloignement progressif. Les milliers de kilomètres de distance avaient bon dos: cette sorte d’invisibilisation d’une partie de la famille pouvait paraître non seulement incompréhensible, mais tout à fait étrange… brusquement ramenée à la réalité, Éléonore devait trouver rapidement un stratagème pour se sortir de ce mauvais pas; non sans pester intérieurement contre cet imprévu qui prenait des proportions parfaitement désagréables, en questionnant son attitude de sécession délibérée de l’ensemble de la famille.
– Il fallait bien qu’une fausse note vienne me gâcher la fête de la nouvelle maison, rénovée et restaurée…
Elle ne laissa pourtant rien filtrer de son embarras et du remue-ménage intérieur qui mettait sa tête en ébullition… au lieu de le contourner, elle affronterait de face le danger. Elle annonça donc à ses invités qu’une « surprise » agrémenterait la soirée et les réjouissances. Connaissant les talents de comédienne d’Éléonore, tou-te-s manifestèrent leur impatiente curiosité.
Un tourbillon de réflexions, souvenirs, sensations tournait obstinément dans la tête d’Éléonore; il ne s’agissait pas de refaire l’histoire de la famille, les malentendus, les tensions, les deuils, la complexité des sentiments, ou de tenter d’expliquer quoi que ce soit: il s’agissait de comprendre comment elle en était arrivée là. Et après? Comment faire pour qu’Élisabeth ne se vexe pas? Tôt ou tard elle aurait compris… et alors? Oui, la vie n’était qu’une pièce de théâtre, où il fallait trouver sa place et jouer son rôle…
Justement, une pièce de théâtre… jouer sur la surprise, l’étonnement, en rajouter si possible, pour « noyer » l’inavouable dans l’excitation de la découverte. Élodie, la compagne d’Élisabeth, avait une allure fine et sportive, espiègle, rebelle, chevauchant une moto comme une amazone, cheveux savamment décoiffés par le vent, un visage allongé se rapprochant par certains traits des visages d’Éléonore et de sa mère… Élisabeth, par contre, plus grande et carrée, « détonnait » toujours aux yeux d’Éléonore, comme si son physique ne correspondait pas à l’image globale qu’elle avait de la famille… son style, par contre, en faisait quelqu’un d’élégant et réservé: quelque chose d’inaccessible créait autour d’elle une sorte de mystère. Elle allait jouer de ce contraste et le mettre en scène.
À l’horizon le soleil descendait calmement dans la mer; une petite brize rafraichissait la plage: tout était parfait. Le mot d’ordre glissé à Élisabeth et Élodie était simple:
– Vous restez muettes jusqu’à ce que je vous présente à la tablée… vous êtes la surprise de la soirée!
Prises au dépourvu, les deux amies se prirent au jeu: en attendant que tout le monde soit là, quelques pas pieds nus dans le sable si chaud, dans le clapotis des vagues, en admirant le coucher de soleil… la simplicité du bonheur. Maman s’était déjà installée à une extrémité de la table, en longue robe et chapeau de paille agrémenté d’un ruban d’une belle couleur carmin: elle s’éventait lentement en attendant les invités.
Le cuisinier de la taverne, tablier replié autour de sa taille imposante, s’affairait autour des tables rapprochées pour qu’il y ait le bon compte de places et d’assiettes; il demandait à Éléonore si tout allait bien et s’il n’avait rien oublié.
– Mais c’est toi le chef, Dimitri, s’écriait Éléonore. Enlève les étiquettes des bouteilles de mousseux… ils vont croire que c’est du champagne !!!
Un rire homérique retentit sous les oliviers: au théâtre tout est possible, même verser du champagne de bouteilles déshabillées de leurs étiquettes…
Depuis la rive, Élisabeth et Élodie observaient l’affluence progressive autour de la table: salutations, visibles retrouvailles des un-e-s et des autres, rires et discussions créaient déjà l’atmosphère effervescente de la soirée. Élisabeth redoutait secrètement ces moments, où il fallait se résoudre à affronter « le monde », des personnes inconnues… elle aurait préféré disparaître à la seconde ! ce n’était juste pas possible et donc elle faisait face de son mieux, pensait-elle, « en faisant semblant de rien ». Au signal convenu, elle prit la main d’Élodie pour rejoindre, sandales au bout des doigts, la table des festivités. A quelques mètres elle s’arrêta net: Éléonore avait quitté son paréo de plage et arborait une robe à couper le souffle. Dentelle moulante de la tête aux pieds, ne laissant subsister aucun doute sur le fait qu’elle ne portait pas de sous-vêtements… une pensée instantanée et fugace pour Marilyn traversa l’esprit d’Élisabeth, prestement surclassée par le blond cendré de la chevelure enveloppant les épaules d’Éléonore, dorées par le soleil et sentant bon les embruns… Féline et enjouée, elle vint se placer entre Élisabeth et Élodie et, les tenant par le bras, les entraîna au bout de la table. Chacun-e s’était retourné-e, sentant que le moment attendu était arrivé. Éléonore fit tinter un verre pour demander l’attention et le silence.
– Mes bien cher-e-s tou-te-s: voici la surprise promise! Il s’agit d’une devinette. Je vous présente les deux « dames » que voici: Élisabeth et Élodie. L’une d’entre elles est ma sœur ! D’après vous c’est laquelle?
L’embarras concurrença la surprise. Il se fit d’abord un silence parmi les convives: quelques chuchotements à voix basse laissant s’échapper commentaires ou réflexions. Le plus grand effet de surprise était pour les deux « dames », qui se regardaient stupéfaites: qu’est-ce- que ça voulait dire? Un coup d’œil vers maman laissait entendre qu’elle n’y comprenait rien non plus: son regard interrogateur confirmait qu’elle n’était au courant de rien.
– Je suis persuadée que pour Éléonore il est évident que c’est toi qui lui ressemble le plus… – et tout en confiant cela à Élodie à voix basse, Élisabeth se sentait mise à l’écart, à distance… une sensation et un goût amer qu’elle connaissait depuis longtemps.
– Mais enfin, dites quelque chose! s’impatientait Éléonore. Laquelle de ces deux femmes pourrait être ma sœur? Franchement, laquelle me ressemble le plus? Maman, s’il te plaît, ne dit rien… !!!
Et dans un grand éclat de rire Éléonore se pencha sur sa mère pour l’embrasser et lui glisser un mot à l’oreille… maman acquiesça d’un air entendu.
Élisabeth se sentait maintenant comme une bête de foire et Élodie se demandait laquelle des deux était devenue, sans le vouloir, le faire-valoir de l’autre… Les bouchons qui sautaient firent diversion: en attendant la « réponse » qui ne venait pas on trinqua à la (presque) fin des travaux de la maison restaurée.
– Évidemment, expliquait Éléonore en réajustant la dentelle qui ne couvrait plus sa poitrine, les travaux auraient dû se terminer la semaine dernière: malheureusement ce n’est pas le cas… mais je n’ai pas voulu reporter cette soirée avec vous: cette tablée est donc le premier volet de la fête, qui se conclura dès que possible sur le toit de la maison, évidemment! La terrasse s’annonce très très belle… vous verrez: le chef de chantier s’est surpassé. Rendez-vous au prochain « deuxième volet ». En attendant, santé et longue vie à tou-te-s!
Parmi les verres levés, les nombreux tchin tchin et les toasts échangés, la question cruciale de l’identité de la « sœur » se dilua quelque peu. Quelqu’un s’interrogea sur la provenance de cet excellent vin, tout à fait inconnu. On reparla des sempiternels retards de tous les chantiers de construction, de la saison touristique qui s’annonçait sous les meilleurs auspices, de la pluie et du beau temps. La question du lien de parenté s’estompa, laissant place aux banalités d’usage: « d’où venez-vous, quelle coïncidence, mais vraiment?, figurez-vous que moi aussi… » etc. Les conversations trébuchèrent ensuite sur un sujet politique: la majorité protesta en bloc en exigeant qu’on l’abandonne immédiatement !
Les plateaux de poissons couronnés de citrons voltigèrent par dessus les têtes, les plats d’accompagnements firent cortège et recouvrirent toute la surface des tables, les bouteilles et les carafes s’échangèrent d’une place à l’autre. Le soleil était en train de disparaître le long de la ligne de l’horizon… la lumière de son coucher resplendissait sur toute la plage.
Évidemment Éléonore était restée sur sa faim: l’effet espéré par la présentation déguisée d’une sœur, comme sortie du chapeau du magicien, ne s’était pas produit. Surtout personne n’avait avancé l’hypothèse que la sœur en question puisse être Élodie. Élisabeth pensait secrètement que la robe d’Éléonore avait produit un effet bien plus efficace sur l’imaginaire de ses invités; elle était même à deux doigts d’y voir un stratagème pour détourner sur elle le centre de l’attention.
– J’ai à mon tour une « surprise » pour vous tou-t-es… Élisabeth s’était levée et avait fait tinter son verre pour prendre la parole. À ces premiers mots Éléonore avait pâli: elle, qui adorait faire des surprises aux autres, était terrifiée à l’idée que l’on puisse lui en concocter une… Elle s’agita sur sa chaise, voulut se lever, mais se ravisa en remettant de l’ordre dans ses cheveux pour se donner une contenance. Elle demanda bruyamment une cigarette à son voisin de table.
– Je vais vous sortir de l’embarras, reprit Élisabeth. Finalement ça n’a pas d’importance de savoir qui de nous deux est la sœur d’Éléonore: en effet Élodie et moi nous sommes un couple et ferons de notre mieux pour le faire durer le plus longtemps possible. Voilà qu’Éléonore a dorénavant DEUX SŒURS… ça pourrait être le titre d’une pièce de théâtre… qu’en pensez-vous? Et toi, maman, es-tu bien d’accord d’avoir désormais trois filles?
L’un-e après l’autre, les convives subjugué-e-s se levèrent en applaudissant: tout le monde s’embrassait comme si c’était Nouvel-An! On déboucha d’autres bouteilles, sans plus se soucier des étiquettes. Georges sortit son bouzouki pour improviser sur le thème d’une mélodie traditionnelle et se mit à chanter l’amour, la beauté, la mer et le ciel… bien plus tard, lorsque la lune fit son apparition à l’est, on dansait encore sur la plage. Maman regardait ses « trois filles » en se demandant ce que la vie pouvait bien encore lui réserver comme surprise… comme au théâtre, tout est possible…
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