Créé le: 30.01.2021
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Destin de pavé
Un exercice d'écriture qui consiste à raconter l'histoire d'un objet en mode "je". Je suis un pavé ...
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J’ai pris mes fonctions à Paris en 1789, à l’heure où commence, tous les écoliers le savent, la Révolution française.
Mais je suis corse. Je suis né dans un petit monticule près d’Ajaccio, chauffé à blanc par le soleil méditerranéen. Les mystères de la géologie ont sculpté, décennie après décennie, siècle après siècle, la matière lourde et rugueuse qui me compose. Je suis d’un beau gris sombre, frais au toucher, solide, résistant aux intempéries, coupant lorsque je suis bien taillé. Pour toutes ces qualités, nous avons été désignés, moi et mes semblables, au début du 18ème siècle, comme un matériau idéal pour construire ou colmater les pavés de la capitale.
Un matin de 1786, je fus donc arraché à la compagnie de la grande bleue et de l’astre solaire sous les coups répétés d’une machine à la mécanique violente et précise. Un ouvrier m’a jeté dans une grande besace accrochée au flanc droit d’un pauvre bourricot. Le bourricot m’a acheminé lentement, par une route sinueuse dont seul mon pays a le secret, jusqu’au port de Bastia. Des marins m’ont jeté dans de grosses caisses de métal, elles-mêmes poussées dans un bateau. La traversée à fond de cale fut épouvantable, ballotté, plongé dans le noir vers cette destination inconnue. Au Havre, des marchands pressés vinrent me chercher pour me transporter, cette fois par charrette, jusqu’au centre de Paris, dans une manufacture de pavés à plomb.
Là, des compagnons ma taillèrent, me sculptèrent, me rabotèrent jusqu’à faire de moi un cube presque parfait. D’un coup sec, un ouvrier à peine plus âgé que moi m’enfonça au beau milieu d’un boulevard, non loin de la Bastille. Eh oui, la Bastille ! Je ne savais pas encore, lorsque, tout tremblant, je fus coincé entre deux inconnus de même nature et forme que moi, que j’allais avoir rendez-vous avec l’Histoire !
Depuis que je suis un pavé parisien, que ne m’a-t-il été donné de voir ! Hier, c’est un cocher paniqué qui donnait ordres et contre-ordres à un cheval fou tirant probablement la voiture de quelque noble en fuite. L’autre jour, une belle dame, qui, occupée à se regarder dans la petite vitre de son miroir, trébuchait sur la partie coupante du sommet de mon crâne et éventrait le sien. Un autre jour encore, le sang du genou d’un petit enfant qui, affaibli par la faim, était tombé. Plus tard, des défilés militaires, des hommes fous, heureux de partir à la guerre, des hommes tristes vaincus, des tondues couvertes de la haine des autres, des foules en liesse avec des femmes euphoriques agrippées aux cous des soldats américains. Plus tard encore, des étudiants en colère, à pieds, à vélo, qui voulaient à tout crin trouver en-dessous de moi la plage. La nuit, des pas aveugles me piétinent. J’ai appris à reconnaître le fugitif, la prostituée, le tueur à gage, l’homme de bien qui rentre de chez sa maîtresse. Et ceux qui ont tout perdu et dont je recueille les genoux épuisés, voire même les flancs lorsqu’ils n’ont pas où dormir. Quand je sens leur misère j’aimerais être coussin.
Je regarde l’histoire en marche, curieux de découvrir ce que les hommes en feront. J’ai vu les têtes coupées, les larmes, les couleurs criardes des drapeaux et des étendards, j’ai entendu les chants, les cris de fureur et de joie. Je fais partie à jamais du cœur de cette ville, qui ne s’arrête jamais de battre.
Commentaires (1)
Starben Case
08.03.2021
Quel point de vue original d'avoir choisi de parcourir un bout de notre histoire vécue par un pavé! Le bourricot m'a fait penser à une autre histoire tragique: Mais reverrai-je ma grande verte? de Roxane de Bergerac. Nous passons trop souvent sur l'histoire (sujet que j'adore) avec un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage, et nous avec. Un peu d'empathie ça fait du bien. Ne dit-on pas: " Ne juge jamais sans passer deux lunes dans les mocassins de l'autre! " - Proverbe amérindien.
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