Dernier appel

C'est une histoire de théâtre, oui. Mais c'est surtout une histoire de mémoire, de mots retenus trop longtemps, de mains qui se cherchent; et de retrouvailles qu'on croyait impossible. J'espère qu'elle vous parlera, à votre façon.
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Acte 1

 

La résidence des Tilleuls sentait la cire chaude, la soupe tiède et le poids des habitudes. Les horloges y semblaient en grève, tournant au ralenti. Chaque mercredi, une agitation douce bousculait l’immobilité : on repoussait les tables de la salle commune, on installait des chaises bancales, et on tirait deux vieux rideaux rouges râpés qui faisaient office de scène. L’illusion d’un théâtre. Un peu de poussière, beaucoup de souvenirs.

Inès, bénévole dynamique, vingt-sept ans et des rêves de metteuse en scène, déboulait toujours en courant, script sous le bras, cheveux en désordre, voix vive.

 

— Aujourd’hui, on commence les répétitions. Qui veut lire ?

 

Suzanne, quatre-vingts ans bien portés, bouclettes argent et ton de capitaine, leva la main comme une écolière impatiente.

 

— Je veux la femme au manteau noir. Elle est odieuse, j’adore ça.

 

Elle croisa les jambes d’un geste décidé, prête à incendier le texte. Elle était celle qu’on n’interrompait jamais sans risquer une réplique cinglante.

Jules, moustache tremblante, veste élimée, leva timidement la main.

 

— Je peux faire l’homme qui attend sur le quai ? Ça me rappelle quelque chose…

 

Il ajouta, le regard perdu :

 

— Les trains, j’aimais bien ça.

 

Un sourire passa sur le visage d’Inès. Dans un coin, Paul Métral referma son journal avec lenteur. Ancien comédien célèbre, silhouette droite malgré les ans, regard acéré, il conservait l’élégance glacée de ceux qu’on n’ose pas contredire.

 

— Ce texte est une bouillie sentimentale. Un drame familial édulcoré, cracha-t-il, sans lever les yeux.

 

Élise, aide-soignante de trente-deux ans, s’approcha calmement, comme elle l’avait fait cent fois.

 

— Vous pourriez aider. Mais vous préférez critiquer, comme toujours.

 

— Et vous, la moche, vous les regardez mourir en silence.

 

Un souffle passa dans la pièce. Inès fronça légèrement les sourcils mais ne répondit pas. Elle savait que chez lui, les mots étaient des piques pour masquer des regrets. On disait qu’il avait tout eu : les planches, les caméras, les femmes. On disait aussi qu’il ne parlait plus à sa fille depuis vingt ans.

Les jours passèrent. Jules oubliait une phrase sur deux. Suzanne improvisait, réécrivait, s’autorisait à corriger le texte à sa sauce. Inès tenait bon. Le projet avançait. Bancal, mais sincère.

Chaque jour, Paul revenait. Même heure. Même chaise au fond de la salle. Il prétendait lire, mais son regard était rivé sur la scène. Il comptait les erreurs, grognait à chaque faute de ton. Il connaissait déjà le texte par cœur.

Pendant les répétitions, Jules devenait imprévisible. Un jour, il entra avec sa canne et une casquette de contrôleur de quai.

 

— Vous avez vu mon lapin ? Il devait faire le souffleur.

 

Suzanne lança sans même relever la tête :

 

— T’as pas de lapin, t’as une mémoire en terrine !

 

Tout le monde éclata de rire. Même Paul esquissa un sourire, bref comme un éclair.

Inès s’étonnait de la façon dont la troupe, malgré tout, trouvait un rythme. Les chaises craquaient, les voix tremblaient, mais quelque chose battait là, entre les répliques.

Un après-midi, Jules pointa Suzanne du doigt et cria :

 

— Toi, le moustachu, rends moi mes clés !

 

Rien dans le texte ne prévoyait ça. Inès intervint, douce mais ferme :

 

— Jules, tu es censé dire : “Je t’attends depuis vingt ans.”

 

Il fronça les sourcils.

 

— Oui, mais je l’ai déjà attendue. Elle n’est jamais venue, cette andouille !

 

Suzanne leva les yeux au ciel :

 

—  Tu as encore raté ton entrée.

 

— Non, je cherchais ma dignité. T’aurais pas planqué ça sous ton manteau affreux ?

 

— J’te la rendrais pas. Elle te ralentirait.

 

— Elle vend quoi sous son grand manteau la comtesse.

 

Paul, en fond, ferma son journal plus lentement que d’habitude. Une ride frémissait à sa tempe

 

 

Acte 2

 

Un soir, alors que le silence avait envahi la salle commune, Paul monta seul sur scène. La lumière blafarde d’un néon vacillant dessinait son ombre sur le rideau. Il resta un moment debout, immobile, comme s’il attendait un signal d’ailleurs. Face à une chaise vide, il murmura :

 

— Tu avais seize ans. Je jouais Racine. Je me croyais immortel.

 

Ses doigts tremblaient légèrement.

 

— Tu écrivais. Des lettres longues. Je les lisais entre deux trains, deux femmes, deux tournages. J’en lisais une sur deux. Je me disais : demain, je répondrai.

 

Il marqua une pause, avala difficilement sa salive.

 

— Et puis demain, je l’ai laissé passer.

 

Derrière la porte, Claire, l’aide-soignante de nuit, s’était arrêtée. Elle portait un gobelet en plastique et un vieux chariot de médicaments. Elle observait, sans oser intervenir. Il y avait chez elle une douceur fatiguée, une attention sans mots. Elle finit par poser le gobelet sur le chariot, puis s’avança d’un pas.

 

— C’est dans le script ? demanda-t-elle doucement.

 

Paul ne tourna pas la tête. Il parlait encore à la chaise.

 

— Non… Le texte, c’est moi.

 

Il inspira, presque à contrecœur.

 

— Alice. Ma fille. Elle m’écrivait des lettres vraies. Moi, je collectionnais les rôles. J’ai raté le seul qui comptait.

 

Claire hocha lentement la tête. Elle ne posa pas d’autre question. Elle savait reconnaître un cœur qui s’ouvre, même tard.

 

— Vous lui avez jamais répondu ?

 

Paul serra les dents.

 

— Pas comme il faut. Pas avec des mots. Juste avec le silence.

 

Elle resta là encore quelques secondes, puis s’éloigna sans bruit. Paul, seul, se rassit sur la chaise. Il avait cessé de jouer. Les regrets avaient pris place.

 

 

Acte 3

 

Le lendemain, le tumulte envahit la résidence. Le jour de la représentation approchait. Une fébrilité nouvelle courait dans les couloirs. Les familles arrivaient peu à peu, des bouquets à la main, des téléphones prêts à filmer. On accrochait des guirlandes en papier au ruban adhésif fatigué. Les tisanes étaient chaudes, les costumes sortis des sacs plastiques, un peu froissés mais portés comme des armures.

Dans le vestiaire, Suzanne ajustait sa perruque devant le miroir fêlé. Elle haussa un sourcil.

 

— Si je tombe sur scène, tu me ramasses ?

 

Jules, à côté, s’étirait lentement, le regard flou.

 

— Promis. Et si c’est moi, tu diras que c’était dans le script.

 

Elle sourit à demi.

 

— T’as mon respect, vieux clown. Tu sais pas ton texte, mais t’as pas raté une répète.

 

— Je suis amoureux du public, même quand j’sais plus pourquoi je monte.

 

Il sourit, maladroit, les yeux humides sans l’assumer. Suzanne posa un regard furtivement tendre sur lui. Puis, comme pour couper court, elle se pencha et lui réajusta sa cravate orange fluo.

 

— On dirait un cône de chantier.

 

— Parfait. Comme ça, même mes trous de mémoire sauront où aller.

 

Inès tournait dans tous les sens, un œil sur la lumière, un autre sur les chaises. Elle marmonnait le programme, raturait les noms, comptait les entrées. Elle ne disait rien, mais son cœur battait comme celui d’une première au théâtre de Chaillot. Ce n’était qu’un spectacle dans une maison de retraite. Mais pour elle, c’était une scène. Une vraie. Une première. Et peut-être une dernière pour certains.

Paul n’était sur aucune liste, aucun programme. Son nom n’apparaissait nulle part. Mais il était là. Debout, en costume noir, dans l’ombre des coulisses, comme une ombre d’un autre temps. Il s’approcha lentement de Jules et posa une main sur son épaule.

 

— Respire. Tu ne déclames pas, tu racontes.

 

Jules hocha la tête.

 

— qui êtes vous monsieur ? souffla-t-il, la voix tremblante.

 

— Un ami..

 

À l’entrée de la salle, Élise accueillait les visiteurs avec un sourire mêlé de stress, de tendresse, et d’une pointe de fierté.

 

— Entrez, installez-vous, souffla-t-elle. La troupe est prête. Enfin… presque.

 

Un petit garçon demanda si c’était une vraie pièce. Élise s’agenouilla à sa hauteur.

 

— C’est mieux qu’une vraie pièce. C’est une histoire qu’ils ont décidé d’habiter. Même si ça tremble un peu.

 

La lumière baissa. Les voix se turent. Les cœurs se dressèrent.

Et le rideau s’ouvrit.

 

 

Acte final

 

La pièce commença. Suzanne électrisa la salle dès sa première réplique, balancée comme un coup de balai dans une vaisselle trop rangée. Les rires fusèrent. Elle aimait ça. Elle savourait chaque silence après ses mots comme un chef qui goûte sa propre sauce.

Jules, fragile mais sincère, toucha le public d’une autre manière. Sa voix tremblait, parfois il perdait le fil, mais il retrouvait toujours le cœur. À un moment, il se tourna vers Suzanne et murmura à mi-voix :

 

— C’est normal si j’ai chaud que d’un côté ?

 

Elle répondit sans détourner le regard du public :

 

— C’est ton cerveau qui brûle. Il découvre que t’as du talent.

 

Puis Paul entra.

Pas d’effet. Pas de musique. Juste lui, debout, les mains nues, la voix posée.

 

— Je t’ai vue grandir de loin. À travers des photos. Des lettres que j’ouvrais sans répondre. J’étais là, mais jamais au bon moment.

 

Du fond, Jules lança sans prévenir :

 

— Il se prend pour qui, Paul Métral ?

 

Rires étouffés dans la salle. Mais aussitôt, le silence retomba. Dense. Vibrant. Une femme se leva. Quarante ans. Regard droit. Manteau simple, démarche ferme.

 

— C’est un aveu, Paul.

 

Paul blêmit. Il reconnaissait cette voix. Il l’avait imaginée mille fois, mais jamais comme ça, devant témoins.

 

— Alice…

 

Elle s’approcha lentement.

 

— Je suis venue entendre ce que tu n’as jamais su dire.

 

Il fit un pas vers elle.

 

— Dernier appel, papa. Tu restes ? Ou tu repart en coulisses ?

 

Il tendit la main. Elle hésita. Puis la prit. Les doigts se touchèrent. Le temps se suspendit.

Un enfant applaudit. Puis toute la salle.

Paul, presque souriant :

 

— On recommence ?

 

Alice :

 

— Acte 1. Scène 1. Nous.

 

Paul ne jouait plus. Il vivait. Jules s’avança avec sérieux, mais les yeux pétillants :

 

— C’est pas dans le texte, ça… Mais c’est la meilleure impro. Dommage je ne m’en souviendrais pas.

 

Puis il ajouta, regardant Alice :

 

— Vous auriez pas vu une belle brune sur le quai ? Cheveux bouclés, sac à fleurs ? Elle avait dit qu’elle viendrait…

 

Suzanne le rejoignit, bras croisés.

 

— Si elle t’a planté, elle a eu du flair.

 

— Jalouse, va.

 

— De toi ? J’préfère encore sortir avec le souffleur.

 

— Mon lapin ?

 

Ils se regardèrent. Puis Jules tapota la main de Paul, fit un clin d’œil à Alice, et repartit vers les coulisses en chantonnant une valse désaccordée, faux à mourir mais sincère.

Personne ne rit. Pas cette fois.

On le regarda s’éloigner comme on regarde un clown qui vient de dire la vérité.

 

Rideau.

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