Créé le: 09.08.2025
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Cour de théâtre
On ne choisit pas sa famille, ses collègues et encore moins ses voisins...
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− Le sel !
− Pardon ?
− Le sel !
Un silence s’installe. Richard le brise en hurlant :
− J’ai dit le sel !
− Quoi, le sel ? demande sa compagne un décibel plus fort.
− Peux-tu me donner le sel ?
− Je n’ai pas entendu.
− Peux-tu me donner le sel ? redemande-t-il en articulant sur tous les mots.
Un nouveau silence prend vie. Un silence électrique. La tension est palpable. Une oreille qui traîne ne s’y tromperait pas, il y a de l’orage dans l’air !
− Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? interroge la voix masculine avec un ton trahissant un estomac affamé. Je n’ai pas encore appris à lire sur les lèvres. Pff, tu es ridicule. Si tu te voyais. Tu ressembles à un poisson frisant l’agonie. Remets le son !
− S’il-te-plaît ! Peux-tu me donner le sel, s’il-te-plaît ! scande sa compagne.
Il bougonne un s’il-te-plaît difficilement audible, même pour une oreille aguerrie et rompue à l’exercice.
− Et après s’il-te-plaît, on dit quoi ? questionne la voix féminine.
− Ma chérie ! S’il-te-plaît, ma chérie, crache-t-il.
− MERCI ! On dit merci !
− Bon sang de bonsoir, je ne suis plus un gosse ! Arrête de te prendre pour ma mère !
− Ah ! Parlons-en de TA mère. Si elle avait fait son boulot, je n’aurais pas besoin de t’apprendre la politesse !
Un bruit sourd et une interjection de douleur s’envolent dans les airs.
− Foutue table en métal ! crie Richard.
− C’est inutile de t’énerver ! Ta mère n’a pas fait son devoir, un point c’est tout ! Fin de la discussion.
− Fin de la discussion ? Fin de la discussion ? répète-t-il avec indignation. Si TA mère t’avait appris à cuisiner, je n’aurais pas été obligé de te demander le sel et, à cet instant précis, nous souperions tranquillement plutôt que de nous enguirlander !
Les services reprennent leur danse sur une mélodie métallique et crissante.
Mais qu’est-ce que fait Grégoire ? Il ne faut quand même pas quinze minutes pour dresser la table sur le balcon !
Lucie se détourne du plan de travail pour regarder ce que fabrique son mari. Elle le voit avec le bras immobilisé au-dessus de la table, une fourchette à la main. La panique s’empare d’elle. Fait-il un nouvel AVC ?
Elle déboule en trombe sur le balcon :
− Grégoire, qu’est-ce qui t’arrive ? Tout va bien ?
Il la regarde avec des yeux exorbités tout en plaquant le bout de son index sur ses lèvres.
− Quoi ? demande-t-elle avec affolement.
Il souffle un chut sonore, tel un chat qui feule.
− Chut, mais pourquoi chut ?
Grégoire pointe du doigt le sol de leur balcon avant de le porter à son oreille et de tapoter la base de celle-ci. Il se mordille les lèvres dans un sourire clownesque, écarquille les yeux, hausse les sourcils et agite la main pour signifier que cela va chauffer. Une lueur de joie s’imprime sur sa cornée tandis que la colère monte en Lucie :
− Pourquoi n’as-tu pas été capable, l’autre soir, de mimer le charpentier chez les Delgado ?
Une voix masculine se mêle au ballet des services :
− Peut-être que le problème n’est pas ta façon de cuisiner, mais ton amour pour moi !
− Pardon ?
− Tous tes plats manquent de sel. M’aimes-tu encore ?
Un rire pouffé coiffe la réponse au timbre excédé :
− Je ne vois pas le rapport.
− Tu ne vois pas le rapport ? s’insurge Richard. Ne dit-on pas du cuisinier qu’il est amoureux quand il sale trop ses plats ? Es-tu encore amoureuse de moi ?
Un soupir interminable, à perdre haleine, se cogne contre les murs de la cour de l’immeuble.
− C’est n’importe quoi…
− Ce n’est pas une réponse !
− Qu’as-tu envie d’entendre ? Oui, qu’as-tu envie d’entendre ? demande-t-elle en haussant la voix.
− La vérité, simplement la vérité ! répond-il en progressant sur l’échelle des décibels.
Grégoire est couché sur le sol de leur balcon. L’oreille glissée entre deux barreaux. Il profite de l’absence de Lucie, qui a eu un besoin urgent, pour reprendre le fil de la dispute de leurs voisins. Depuis qu’ils habitent dans l’immeuble, il y a chaque semaine un coup de théâtre ! Cette fois-ci, il est aux premières loges. Quel veinard !
Aime-t-elle encore Richard ?
Le suspense est à son comble. Son palpitant tape jusque dans ses tempes tandis que sa respiration se saccade.
En sortant de la salle de bains, Lucie aperçoit son mari couché sur le dos, rouge écarlate. Elle saute sur son téléphone et court vers lui.
− Grégoire ! Grégoire ! Tu m’entends ? hurle-t-elle à hauteur d’oreilles.
Le corps de son mari fait un bond.
− Mais t’es cinglée ? Tu veux que je fasse une crise cardiaque ? chuchote-t-il entre ses dents serrées.
− Ne me dis pas que tu écoutes encore les voisins ?
Elle se redresse, les poings sur les hanches. C’est le moment de faire une mise au point.
− Pas du tout, je profite des derniers rayons du soleil.
− Sur le sol en béton de notre balcon ?
− Exactement! Je te ferai remarquer que c’est le seul endroit où notre astre solaire nous fait l’honneur de sa présence.
− Notre astre solaire, rien que ça ? Depuis quand uses-tu d’un langage poétique ?
Un silence total les enveloppe. Grégoire l’a détecté. C’est le moment de saisir sa chance. De prendre le premier rôle. Il va montrer au voisin du bas, et surtout à la voisine, comment se comporte un mari digne de ce nom !
− Depuis que j’ai vu la lumière et côtoyé les étoiles. De là-haut, j’ai pris conscience de la chance que j’avais de t’avoir dans ma vie. Je me délecte chaque jour de marcher à tes côtés. Tu es tantôt ma béquille, tantôt un boulet. Toujours à mes basques, pour mon plus grand bonheur !
Deux billes noires sortent des orbites de Lucie.
− Un boulet ? Je suis un boulet ? éructe-t-elle.
− Un boulet bienveillant. Le plus charmant des boulets. Un adorable boulet. Un bourrelet d’amour.
Grégoire s’englue, inconscient de son lapsus. Malheureusement, ce dernier n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Le visage de sa femme se déforme sous la colère tandis qu’un rire cristallin provenant du rez résonne en écho dans la cour de l’immeuble.
Richard regarde sa compagne se tordre de rire. Elle hoquette, le visage baigné de larmes, en pointant du doigt le balcon du dessus. La scène l’énerve. Il se croirait dans un mauvais remake de E.T., l’extra-terrestre.
− Je te signale que nous avons encore du pain sur la planche.
− Du pain ? Je croyais que nous allions passer au dessert !
Elle rit de plus belle, alimentant l’écho, et au passage son fou rire.
− Bref, façon de parler.
− OK, OK, je me ressaisis.
Elle se racle la gorge et dit d’un air théâtral :
− C’est l’heure du dessert ! J’ai hâte de découvrir son goût, mon chou !
− Pourquoi m’appelles-tu mon chou ? Je ne suis plus ton lapin ?
− Mais voyons, pour la rime mon cochon !
− Mon cochon ? grogne-t-il. Et pourquoi pas mon porc t’en que tu y es !
Deux coups suivi du fracas d’une chaise sur le sol ébranlent la sérénité du voisinage.
− Foutue table en métal ! peste Richard.
− Arrête avec cette table ! Elle ne t’a rien fait. Tu as de la chance qu’il n’existe pas encore d’avocat pour le mobilier. Combien aurais-tu de plaintes en cours ?
Richard émet un rire goguenard :
− Ha, ha, ha ! Ma vache, tu as un humour de plus en plus potache !
− Ma vache ? meugle-t-elle. Je ne suis plus ta gazelle ?
− C’est pour la rime !
Sa compagne inspire avec bruit.
− Tu te crois malin ?
− Mon lapin ? tente-t-il.
− Pardon ?
− Tu as dit tu te crois malin, pourquoi n’as-tu pas rajouté mon lapin ?
Un rire de gorge, doux et raffiné, tournoie dans les airs avant de se transformer en un rire de ventre, profond et fort, rapidement ponctué par une invective :
− Parce qu’un sursaut de bienséance m’a empêché de terminer ma phrase par espèce de crétin !
Espèce de crétin, espèce de crétin, espèce de crétin !
Lucie attrape l’écho en vole :
− Je n’aurais pas dit mieux !
Depuis de longues minutes, Grégoire essaie de s’extirper de la toile d’araignée que son inconscient a tissée.
− Combien de fois devrais-je te répéter que cela est un malheureux lapsus ? Je n’ai rien contre tes bourrelets. Je les trouve adorables. Comment veux-tu en être dépourvue à ton âge ?
− A mon âge ? Quel est le problème avec mon âge ? Contrairement à toi, je suis en parfaite santé !
− Il n’y a aucun problème. Tu as simplement l’âge que tu as. Ce que je veux dire c’est qu’il faut accepter que ta taille de guêpe ne soit plus qu’un souvenir.
Lucie envoie valser le bol de chips en inox. Il surfe sur les barreaux de leur balcon dans une musique de xylophone avant d’osciller sur le sol dans un bruit de cymbales.
− Et toi, acceptes-tu ta calvitie ? Rappelle-moi qui est allé l’année passée en Turquie se faire poser des implants ?
Grégoire pâlit. Il fait des signes désespérés avec ses mains pour lui demander de parler moins fort. Elle ignore ses gestes et siffle avec moquerie :
− Décidément, le mime est ta deuxième nature ! J’espère que tu t’en rappelleras la prochaine fois que nous y jouerons chez les Delgado !
Il laisse le reproche planer dans les airs. Ce moment suspendu lui permet de calibrer l’attention de son ouïe sur la dispute des voisins du rez qui, pour son plus grand bonheur, repart de plus belle.
− Tu es la première à donner des leçons, mais la dernière pour les appliquer ! Un merci mon chéri pour cette gentille attention te déformerait la bouche ? rugit la voix masculine.
− Je réfléchis !
Un ange passe.
− Oh, arrête de faire cette tête comme si cela ne m’arrivait jamais !
− Je n’ai rien dit, aboie-t-il.
− Tu n’as pas besoin de parler ! Je lis en toi comme dans un livre ouvert !
Elle s’interrompt, puis reprend son monologue en crescendo :
− Eh oui, il m’arrive aussi de lire ! Quel va être ton prochain reproche ! Vas-y, je t’écoute ! Je suis toute ouïe ! Je crève d’impatience de connaître le fond de ta pensée !
− Fini la clairvoyance ? ironise-t-il.
Les cordes vocales de sa compagne vrombissent, tel un moteur engorgé.
− Mmm, j’adore quand tu fais ta lionne ! J’ai hâte de déguerpir comme un lapin !
− As-tu aussi hâte de connaître l’interrogation qui m’a empêchée de te remercier pour l’achat de ce dessert ?
Un moment de flottement s’invite à l’improviste.
− Qu’as-tu à te faire pardonner ? Pourquoi as-tu opté pour un dessert plutôt que des fleurs ?
La réponse fuse comme un cri du cœur :
− Parce que c’est comestible et que je peux aussi en profiter ! Tu me répètes bien assez souvent que je suis un gros égoïste ! Bon appétit avant que tu me le coupes définitivement.
− Comme tu peux être susceptible, mon lapin ! Tu es épuisant…
Elle accentue son propos par un bâillement sonore.
Piqué au vif, Richard monte dans les tours :
− Dois-je rajouter susceptible et épuisant à la liste de défauts non exhaustive que tu me dresses chaque jour ?
− Susceptible, tu es susceptible ! Tu vois, j’avais raison !
Toutes les oreilles curieuses sont pendues aux lèvres du voisin. Comment va-t-il réagir à cette nouvelle attaque ? Contre toute attente, c’est la voisine qui reprend la parole :
− Peux-tu me passer le sucre, s’il-te-plaît ?
− Pourquoi ?
− Le dessert manque de sucre !
L’affirmation sans appel le laisse coi. Des pages se froissent. Richard demande :
− Euh, tu fais quoi là ? Ce n’est pas ce qui est écrit dans le scénario.
− Je dirais même qu’il n’a pas un goût de reviens-y !
− Quoi ? Florence, s’il te plaît, on n’a pas encore terminé. Essaie de rester concentrée, nous sommes seulement au milieu de la pièce. Par pitié, ne commence pas à improviser. Tiens-toi au texte !
Sa compagne recommence à faire E.T., l’extra-terrestre, puis chuchote :
− Prends des notes, les voisins du haut sont en train de m’inspirer !
Richard joue le jeu. Il redonne la réplique tout en débouchant son stylo :
− Désolé de te contredire, mais le dessert que j’ai acheté est excellent ! Je dirais même plus, succulent !
− Succulent ? Fais-moi rire !
Un rire maléfique, emprunté à la sorcière du même nom, commence à tourbillonner dans les airs.
− Crois-tu que je n’ai pas compris ton message ?
− Quel message ? demande-t-il avec agacement.
− Tu achètes un dessert sans sucre et tu oses me demander quel est le message ? Et dire qu’il y a à peine une heure tu m’accusais de ne plus t’aimer. Moi, au moins, je t’aime comme tu es !
Elle marque une pause. L’impatience gagne Richard :
− Vas-y, accouche !
− Mais de mieux en mieux ! dit-elle en applaudissant au ralenti. Alors c’est comme ça que tu me vois ? Comme une femme enceinte ? Tu m’écœures. Tu vois, tu n’es même pas obligé d’acheter un dessert sans sucre pour que je me mette au régime ! Mission accomplie !
Elle se lance dans une chanson bancale faisant la peau à ses bourrelets d’amour. Son mari la rejoint sur le refrain avant que la rengaine se transforme en ver d’oreille, au grand dam des voisins.
«Mais ce n’est pas bientôt fini ce boucan ! Ça commence à bien faire ! Il y en a qui aimerait se reposer !»
− Et il y en a d’autres qui aimeraient travailler ! répondent en chœur les voisins du rez.
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