Créé le: 18.07.2024
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Corps en prêt
Une âme en peine contrainte de rejoindre l'au-delà pour bénéficier d'un nouveau corps en prêt.
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Marylou lézarde au soleil. Sa nuit cauchemardesque l’a clouée sur sa chaise longue. Du bout des doigts, elle réajuste ses lunettes sur l’arête de son nez. Tout à coup, un bourdonnement parasite son ouïe. Elle soulève sa monture papillon aux verres fumés et plisse les yeux. Une guêpe virevolte au-dessus d’elle. Ce ballet incessant la crispe. Ses poils se hérissent. Elle tend la main, attrape son arme anti-nuisibles et spraye l’indésirable qui tombe comme une mouche. Un «ah» de contentement s’échappe de sa longue expiration. La sérénité retrouvée, elle se replonge dans ses pensées.
Initialement, elle avait prévu un samedi shopping et non un samedi bronzette. Ses plans ont été bousculés par ce satané cauchemar. Sa trouille exacerbée des rêves prémonitoires l’a contrainte à choisir la sécurité, même si elle sait pertinemment que la probabilité de recevoir une balle perdue est extrêmement faible. Les forcenés ne sont pas présents à chaque coin de rue, surtout en Suisse. Cependant, une intime conviction lui souffle que le scénario dramatique de cette mort est plausible. Ce sentiment est amplifié par la résonance de cet évènement imagé sur les cellules de son corps. Une chair de poule en plein été. Une sensation indescriptible et inédite, comme une évidence funeste. Eh bien, elle a décidé de lui faire un pied de nez !
Les coups des golfeurs, ainsi que quelques cris victorieux, bercent son après-midi. Cette mélodie de fond la rassure et l’ancre sur sa terrasse, un endroit de détente par excellence. Une fois n’est pas coutume, elle imagine la vie de ces sportifs passionnés foulant la pelouse du terrain jouxtant son immeuble.
Après sa nuit de stress, la fatigue commence à se faire sentir. Plusieurs bâillements successifs saccadent sa respiration jusqu’au bâillement fatal où un projectile atterrit dans sa bouche grande ouverte. Il se loge dans sa gorge. Elle pousse un cri étouffé puis succombe sous la pression de la balle perdue…
J’aperçois une lumière aveuglante. Un long tunnel étroit me sépare de ce but étincelant. Je lutte de toute mon âme pour ne pas l’emprunter. Je refuse que la partie se termine ainsi. Marylou ne mérite pas ce destin ! Elle était à deux doigts de toucher à son rêve : devenir une reine de beauté. Pas plus tard qu’hier, elle avait été sélectionnée pour participer à un concours organisé par un supermarché au logo orange. Le premier prix promettait une carrière en tant qu’égérie publicitaire de l’enseigne. Cette opportunité ne se représenterait pas deux fois. Depuis des années, elle subissait les conséquences d’un coup de folie survenu durant son adolescence. Dès lors, les parents de sa victime s’étaient appliqués à la blacklister de tous les évènements conduisant au port d’une couronne.
Une douleur intense m’extirpe de ce triste souvenir. Je ressens des tiraillements, des écrasements, puis une aspiration. Rapidement, je lévite autour de mon corps en prêt, inerte. Des flash-back de mes vies antérieures s’imposent à moi. Une pleine conscience me gouverne. Je suis entre-deux-mondes et sais exactement ce qui m’attend. Marylou a craint toute sa vie la mort, alors que la réponse était enfouie au plus profond de l’inconscient de son âme. Le temps presse ! Il faut que je rejoigne l’au-delà au plus vite si je souhaite bénéficier d’une nouvelle enveloppe corporelle.
Je regarde la carcasse dorée et peu vêtue de Marylou, grillant au soleil. Cette vision me serre le cœur. Avant elle, je n’avais jamais eu la chance d’être l’hôte d’un corps aux contours aussi harmonieux. Un physique de top-modèle ! Je jette un dernier regard en arrière, puis susurre : Goodbye Marylou, Goodbye…
Mon voyage jusqu’aux portes de l’au-delà s’est effectué sans bleus à l’âme malgré les objets de nature indéterminée que j’ai croisés. La souplesse de ma substance m’a permis de les éviter de justesse. Une foule d’ectoplasmes se déhanche sur les tubes d’une légende du rock qui s’époumone sur une scène de fortune. Je me mêle à mes congénères. Le spectacle me rend aphone. J’assiste pour la première fois à un concert en live de l’idole des jeunes ! Mon ahurissement est rapidement remplacé par l’excitation. Il allume le feu tandis que nous nous teintons des couleurs de l’arc-en-ciel sous les rayons du soleil qui éclairent la foule en délire. Je suis dans mon élément !
Cet évènement hors du commun me fait oublier pourquoi je suis ici. Je me casse la voix sur quelques chansons jusqu’à ce que la réalité me revienne en mémoire : choisir un nouveau corps en prêt. Vais-je réussir à en habiter un qui soit à la hauteur de celui de Marylou ? Aurais-je la chance de réaliser son rêve : porter une couronne ?
L’angoisse me transforme en un spectre tremblant. Je pense au karma dont Marylou se moquait souvent. Moi, âme bienveillante et aveuglée par mon apparence, j’ai suivi sans scrupules mon corps en prêt qui se la pétait. Goûter aux privilèges de la beauté m’a fait tourner, puis perdre la tête. Serais-je pénalisée pour ce comportement inacceptable ?
Une présence familière attire mon attention et me sort de ma torpeur naissante. Je l’interpelle :
− Hé ! Comment t’es arrivée ici ?
− J’ai été gazée.
Je tressaille. La cruauté humaine me laisse sans voix.
− Gazée par une bombe, précise-t-elle.
Mon esprit est pris en étau par une tonne de questions. Les actes odieux commis par les humains me révoltent. La colère s’empare de moi. Je m’enquis de son avis sur les guerres du moment.
− Je m’en bats les ailes ! J’ai été exterminée par une bombe anti-insectes, tu connais ?
Je deviens translucide. Pour connaître, je connais. C’était le nécessaire indispensable à Marylou pour préserver sa peau parfaite des piqûres d’insectes. Je n’ai jamais pensé qu’ils étaient aussi pourvus d’une âme…
Du grabuge provient de la scène. Cette diversion bienvenue me permet de ne pas exposer mes connaissances sur les sprays tueurs. Le rockeur et une âme à la voix banale s’affrontent. Il est question d’une gueule qui ne lui revient pas. Mon interlocutrice me souffle :
− Personne n’a encore réussi à le déloger. Après avoir connu la vie de star, il refuse de devenir une personne lambda. Le grand manitou qui commande nos futures vies ferme les yeux sur ce caprice. Je le soupçonne d’être un fan de la première heure…
A ce moment-là, je comprends que la vie injustement écourtée de Marylou me donne l’opportunité de choisir un corps en prêt à la destinée fabuleuse. A l’époque, la photo de profil de Marylou m’avait éblouie. Ma raison avait consciemment occulté l’astérisque à côté de sa courte biographie. Cette fois-ci, mon choix doit se focaliser sur les prouesses de mon futur corps et non sur son physique !
− J’espère qu’il y a assez de catalogues !
J’ai lancé cette phrase à la cantonade. La dernière fois que j’ai choisi ma charpente corporelle, le nombre d’exemplaires disponible était limité à cause d’un problème dans l’impression.
− Les catalogues ? Ha, ha, ha ! Cela fait un moment que tu n’es plus venue ici !
Suite à cette remarque, je scrute les alentours. L’immense sphère en verre servant au tirage des boules a été remplacée par une machine de casino pimpante. C’est seulement à présent que je perçois les bruits perçants émanant de l’activation de la poignée. Je suis ébahie devant tant de modernité. C’est incroyable comme l’au-delà a changé en vingt-neuf ans ! Ma voisine m’explique que l’IA a aussi pris ses quartiers ici. Nous y serons confrontées dès que notre sort sera scellé.
Après plusieurs heures d’attente, je me retrouve devant la machine qui va changer ma vie ou plutôt me la redonner. Je saute sur la poignée et regarde avec appréhension les différents symboles défiler. Une combinaison s’affiche et s’imprime sur un ticket. Je m’empare du sésame avec les hiéroglyphes, puis franchis les portes de l’au-delà.
J’arrive dans une immense salle séparée en une vingtaine de pièces. Une lumière verte au-dessus de la porte de l’une d’entre elles m’avertit de sa disponibilité. Je m’y faufile et m’installe devant un ordinateur. Ma présence est directement détectée par l’IA conversationnelle.
− Bonjour, bienvenue. Avez-vous quelque chose à confesser ?
Je me sens mal à l’aise. La vie de Marylou défile en accéléré devant moi et s’arrête sur le geste malencontreux qui a hypothéqué son destin de reine des podiums. Dois-je avouer cet acte irréfléchi ? Est-ce que l’au-delà a accès au big data de notre vie terrestre ? Il y a vingt-neuf ans, j’ai tu quelques actes répréhensibles. Mais aujourd’hui, dans un monde hyperconnecté, est-il encore possible de cacher la vérité ? Quelles sont les conséquences d’un mensonge sur notre vie future ?
− Au collège, j’ai planté un ciseau dans l’épaule de Samantha. L’école organisait un concours de beauté. C’était la seule concurrente capable de me faire de l’ombre. Je lui avais gentiment demandé de ne pas y participer, mais elle a refusé…
Un bruit de traitement de données émane de la bécane. J’imagine la suppression des fiches personnelles des corps en prêt à la beauté sidérante. Pourquoi me suis-je confessée ? Après tout, Samantha a survécu.
− Autre chose ?
La voix de l’IA me fait sursauter. Une pluie d’insectes s’évanouissant dans un nuage de fumée valse dans mon esprit. L’image créée de toutes pièces me hante depuis ma rencontre avec une de mes potentielles victimes volantes.
− Non, rien d’autre à déclarer.
− Votre ticket, s’il vous plaît.
Un clic précède la sortie du lecteur. Je dépose mon coupon sur le dispositif. Le papier se fait engloutir, puis l’ordinateur est pris de soubresauts. La lecture des informations de mon billet, gagnant ou perdant, dure seulement quelques secondes. A la fin de ce processus, l’IA s’adresse une nouvelle fois à moi :
− Si vous souhaitez une mort plus digne, choisissez mieux votre corps en prêt !
Je prends la forme d’un sourire contrit.
− Et encore une chose… Samantha a réalisé un coup de maître en réussissant, à son insu, à boucher un coin à Marylou ! Gardez bien à l’esprit que tout se paie…
Je ne suis pas sûre de bien comprendre… Malgré moi, je me transforme en points de suspension. L’IA a la décence de les combler. Elle m’éclaire sur l’acte abject dont je n’ose soupçonner la teneur réelle :
− Samantha est une amatrice de golf… Comme vous avez pu le remarquer, elle manque encore un peu de précision !
Son propos me fend l’âme.
Une voix autoritaire et inconnue me tire de mes élucubrations sur cette balle attrapée à la volée.
− A bas les états d’âme ! Merci de prononcer distinctement votre principale aspiration.
Je regarde l’écran. Un ectoplasme digitalisé s’agite dans tous les sens. L’impatience le gagne. Un bandeau déroulant m’indique que la combinaison de mon billet me donne accès à un millier de profils. Je suis perdue. Le souvenir de Marylou est omniprésent. Sa vie explosée en plein vol par une balle perdue me reste en travers de la gorge. Mon souhait le plus profond est de lui rendre hommage. Qu’importe sous quelle forme ! Je prononce :
− J’aspire à porter une couronne.
L’ordinateur se met en branle. Des ballons et des confettis pixelisés traversent de haut en bas l’écran. Une musique informatique sort des haut-parleurs. Dans quelques secondes, l’image de mon corps en prêt va s’afficher ! Je tremble de toute mon âme.
Soudain, un toutou coiffé d’une couronne se matérialise. Cette vision me comble de bonheur ainsi que la clémence de l’univers à mon égard. Je sens déjà la chaleur des projecteurs sur mon pelage !
Trois mois plus tard…
− Joyeux anniversaire ma chérie !
Samantha regarde la petite boule de poils que son compagnon lui tend. Elle craque immédiatement. Ce chiot a le physique idéal pour fouler les podiums à ses côtés. Elle le couve du regard, frotte sa tête contre la sienne et murmure :
− Grâce à moi, tu vas devenir une star !
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