Créé le: 12.08.2025
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Comme il vous plaira
Demain, je fais un truc insensé..., Fiction, Théâtre — Comme au théâtre 2025
Chapitre 1
1
Il, né homme, s'affirme femme sous le regard intrusif et parfois cruel des gens de son village et des réseaux sociaux. Entre théâtre et réalité, son parcours, fragmenté en tableaux, oscille entre libération et effondrement, jusqu'à sa disparition mystérieuse.
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COMME IL VOUS PLAIRA
Le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs; ils ont leurs entrées et leurs sorties, et un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles.
Comme il vous plaira, William Shakespeare
Plusieurs acteurs, actrices.
Tous sont là, prêts à raconter la vie d’Il/Elle, ils imaginent, laissent les mots venir, pour dire quoi, ils sont ensemble, ils y croient.
1. Comme au théâtre
– Sur la scène du monde, c’est-à-dire sur les réseaux, on gardera l’image de la femme aux talons hauts, bas-résilles et costume de scène, dont la lutte se sera brusquement arrêtée les pieds dans la neige.
– Il devenu Elle.
– La transformation d’Il en Elle mise en lumière sur les réseaux sociaux.
– Facebook? Instagram?
– Il né dans un petit village, n’importe quel petit village rural, peuplé de gens qui l’ont vu grandir, changer, des gens qui jugent.
– Comme un procès collectif où chacun joue son rôle.
– Comme au théâtre.
– On se donne à voir
– On se met en scène
– On se livre
– On lève le voile
– L’ensemble en dix séquences.
– Une pièce paysage.
– Reconstitution de tableaux, Il ou Elle par facettes.
– Il devient Elle au vu et su des gens de son village
– De ses followers.
– On ne va pas tout expliquer.
– Les gens commentent, s’étonnent, s’inquiètent, applaudissent, jasent, rejettent, montrent leur visage, révèlent qui ils sont
– Qui ils sont vraiment.
– Trouver l’émotion, la sortir au couteau.
– Il devient Elle, entre en Elle, se transforme en Elle.
– Elle laminée par les réseaux.
– Elle qui disparaît, pas de fin, pas de mort, pas de cadavre.
– La disparition d’Il, d’Elle.
– Les questions.
– Comme une enquête rejouée.
– À l’infini pour qu’Il, devenu Elle, vive.
– Une histoire sans cesse rejouée pour la
– «le», c’est son sexe
– «la», ce qu’Elle sait être
– La faire vivre.
– Qu’Il, qu’Elle vive.
2. Identité
– Dans son frigo, la police trouvera un sachet d’escargots précongelés sans leur coquille, ressemblant à de gros vers de terre prêts à être découpés.
– Elle pensait que c’était foutu.
– Pas de certitude.
– On ne peut pas décider.
– Ann, c’est le prénom qu’elle a choisi, Ann ne pouvait continuer de vivre dans un monde brutal.
– Ann s’est envolée
– Dissoute
– Dézinguée
– La transition ne passera pas.
– Précise.
– La Transition avec un T majuscule, le grand basculement dont elle a rêvé, l’ouverture sans limite à toutes les expressions humaines, La Grande Transition a fondu comme neige au soleil.
– Dans sa tête.
– Oui.
– Dans son cerveau.
– Dans ses rêves slash espoirs slash aspirations slash idéaux slash illusions slash mirages slash fantasmes slash.
Silence
– Un être sans sexe vraiment assumé?
– Une identité affirmée.
– Queer?
– Le devenir d’Ann
– Toutes les choses qu’Ann pourra être, pourrait être, aurait pu être.
– C’est possible
– Possible
– Autant de possibles répétés
– À l’infini.
3. Le jour où ça bascule
– Ce que je veux raconter, c’est le jour où ça bascule. Quand est-ce que tu sais que ça va arriver? Comment tu abordes la transition? Y a-t-il un vertige? Une sensation particulière?
– Est-ce un effondrement?
– Une libération?
– Une petite mort à soi-même?
– Ne pas exagérer quand même. Il ne s’agit pas du grand saut. L’ultime, je veux dire.
– La sensation que tu as dans ces circonstances, tu ne la maîtrises pas. Peut-être qu’il ne se passera rien de spécial.
Insta
Histoire
Transformation
Scène
Désir
Costume
Disparition
– Dans un phénomène de transition de genre
– Pas un phénomène, on n’est pas au spectacle
– Pas la foire.
– Dans une transition de genre, il faut tenir compte du temps, le temps du processus, un temps long.
– C’est lui, elle
– C’est lui
– Qui donne le rythme.
– Lent processus de transformation.
– Il a commencé par le visage, soin de peau, épilation régulière, gommage, teint plus lisse, plus doux, crème, fond de teint.
– Panoplie complète pour un maquillage doux.
– Rien de trop.
– Visage androgyne, il ne montre d’abord que son visage.
– Dans un phénomène de transition, il faut tenir compte de la capacité de chaque individu à la résilience.
– Montrer le point de bascule quand quelque chose s’effondre pour donner à voir l’autre, l’être nouveau, la femme, Ann.
– L’effondrement n’est qu’une possibilité. Le cheval à bascule alterne des mouvements d’élévation et d’abaissement, en jouant sur les lois de l’équilibre. Il accompagne l’enfant dans l’apprentissage de la marche.
– On pourrait dire qu’Ann va et vient entre son masculin et son féminin, dans une marche vers soi, d’Il à elle-même.
– Les photos sur les réseaux dévoilent le processus.
Silence.
– Alors quoi?
– On retombe toujours dans les mêmes sillons, les mêmes traces, on porte les mêmes chaussures, mocassins, pantoufles, bottes
– Costumes.
– Sur le sable, elle marche pieds nus, sauf dans le désert où ça brûle.
– Elle arpente la scène de la même façon, nus pieds ou talons aiguilles
– S’ancrer dans le sol
– Garder la tête haute.
– Le renouveau total est impossible.
– Il s’entraîne depuis tout petit.
– Ce qui me fascine, c’est cette tendance à se raconter des histoires.
– Une mise en scène de soi, chaque jour répétée.
– Chaque individu lutte contre l’adversité avec ses propres moyens, autrement dit chacun fait comme il peut.
– A-t-on le choix? Est-on libre de ses décisions? L’existentialisme est-il un humanisme? Par-delà le bien et le mal?
– À force de penser, on s’enrhume le cerveau, ce n’est pas moi qui le dis, j’ai lu ça quelque part, Nietzsche peut-être.
– Attention, on n’oublie pas Ann, on est là pour Ann, raconter Ann, comprendre Ann, son parcours, jusqu’à ce fameux point de basculement.
– Honorer Ann
– Pour finir, jouer Ann.
4. Vous êtes un homme?
Dans le rapport de police, on peut lire cet interrogatoire. Son passé d’enseignant, devenu enseignante. Une collègue interrogée raconte. Quelques semaines avant sa disparition. Ann qui ne veut pas croire que les réseaux, Facebook, Insta, à portée de tous, collègues, élèves, hiérarchie, que tous ont su, tous l’ont vu homme, puis femme, et tous les états intermédiaires, ses élaborations de costumes, ses postures d’acteur, d’actrice, une petite pièce jouée jour après jour, vue par tous, répandue sur le net comme une traînée de poudre.
Dans le rapport de police, on peut lire:
– Vous dites qu’il l’a questionnée sur sa moustache.
– Oui, absolument.
– Devant toute votre classe.
– Absolument.
– Comme ça.
– Oui. Comme ça. Sans prévenir, d’emblée, direct, dès le début du cours.
– Comment savez-vous?
– Nos élèves communs, ils m’ont raconté.
– Comment ça a commencé? Essayez d’être précise.
– Il est entré dans la salle comme les autres, pas en premier, pas en dernier, il s’est assis à sa place habituelle, bizarrement.
– C’est-à-dire?
– Pour provoquer, les jambes écartées, comme un pantin désarticulé qu’on aurait posé là, il mâchait du chewing-gum en faisant du bruit, elle n’a pas fait de remarques, elle ne voulait pas démarrer le cours par un conflit.
– Un conflit?
– Dès qu’on leur fait une remarque, ça déclenche. On essaie d’éviter les tensions.
– Je vois.
– Et d’un coup il a lancé à la cantonade: «Madame, pourquoi vous avez une moustache? Vous êtes un homme?»
– À votre avis, pourquoi il a dit ça?
– Pourquoi? Je ne sais pas. Un jeu, une provocation, un défi. Il avait certainement vu son profil d’avant, d’homme, sur les réseaux.
– Un défi?
– Oui, un défi qu’ils se lancent entre eux. Souvent ils préparent des coups. «Le premier qui réussit à se faire virer! On se retrouve à la vie sco!»
– À la visco?
– La vie scolaire, les surveillants, là où ils vont quand on les renvoie.
– Vous dites que cet élève… quel est son nom?
– Anouar, comme ça se prononce, sans «h», nom de famille El Arkouni, E-L- plus loin A-R-K-O-U-N-I
– Origine?
– Je n’en sais rien, français certainement, après … ses parents… je ne sais pas… marocain, algérien, tunisien… aucune idée.
– Donc vous dites que, ouvrez les guillemets, Anouar s’est assis de manière provocante et lui a demandé devant toute la classe pourquoi elle avait de la moustache et si elle était un homme fermez les guillemets.
– C’est ça.
– Et que c’était un défi.
– Je suppose.
– Je note que vous supposez.
– Est-ce qu’elle envisageait de porter plainte?
– Oui, enfin je crois.
– Pour une moustache?
– Comment ça pour une moustache?
– Elle voulait porter plainte parce qu’il, ce Anouar, lui a demandé pourquoi elle avait une moustache?
– Oui. Vous pensez que ce n’était pas une bonne idée?
– Euh, non, enfin, je n’ai pas à vous répondre, moi je pose des questions et j’enregistre votre déclaration.
– Je vais vous demander de signer ici.
– C’est tout?
– Oui, pour le moment c’est tout.
– Et après?
– On vous rappellera.
– Ah.
– Merci madame.
– Oui. Merci.»
5. Messages
Dans le rapport de police, on trouve les derniers messages vocaux reçus, ceux du dernier jour avant sa disparition, trouvés dans son téléphone laissé sur la table de la cuisine, code 0000.
Tout le reste vide.
Photothèque vide
Whatsapp vide
Messenger vide
Ann a tout vidé.
«Coucou chéri, c’est maman. Je m’inquiète pour toi. Je ne comprends pas. La voisine m’a montré une photo sur Facebook. Je ne te reconnais pas. Tu as fait quoi à tes cheveux? Et pourquoi tu te maquilles? C’est une blague? Explique-moi, je peux comprendre.»
«Allo frangin? Rappelle-moi. La mère, elle se fait du mouron. Faut pas la laisser comme ça.»
«Bonjour, Pressing des vallées, j’ai toujours une série de costumes en attente. Depuis un mois. Ça prend de la place. Je ne peux pas stoker indéfiniment. Vous pourriez passer les prendre rapidement?»
«Salope, espèce de salope, mal baisée de mes deux, non mais t’as vu ta gueule de conne?»
«C’est encore maman, faut qu’on parle, tout ça je n’arrive pas, c’est, je ne sais pas dire, osé, audacieux, je ne comprends pas, la vie n’existe que dans le présent et celui-ci est bien réel, rappelle-moi chéri.»
Ce qui reste, ses applications Facebook et Instagram, le défilé de ses posts, photos seulement, jamais de vidéos, ni musique, Ann qui joue sa vie, comme au théâtre, sur la scène du web, mais Ann qui joue sa vie comme on peut la jouer à la roulette russe. Une question de vie et de mort.
6. Neige
Son dernier post sur les réseaux, une photo en noir et blanc.
Mise en scène d’elle, en robe de couleur claire ourlée de perles scintillantes.
Paysage enneigé, une étendue d’herbe recouverte de quelques centimètres de poudre blanche.
Des sapins au loin.
Elle, de dos, relève sa robe longue de la main gauche, comme autrefois une traîne.
Dans sa main droite une ombrelle bordée de dentelle.
Incarnation de la grâce.
Silhouette longiligne.
Finesse des mollets.
Pieds nus dans la neige.
On reconnaît la largeur des épaules, le dos musclé dans l’échancrure de la robe.
Il nageait beaucoup pendant l’adolescence.
Chevelure blonde, longues boucles, certainement une perruque.
La tête penche légèrement vers la droite et semble regarder au loin, à l’horizon.
On voudrait l’autre point de vue.
De face.
En incrustation, un titre.
Neige.
En légende, une citation
Le monde entier est un théâtre.
7. Gens
– Il faut nous comprendre aussi.
– On ne peut rien contre la nature.
– Si son père n’était pas mort, ça aurait tout changé.
– Tu es né homme, donc tu es un homme.
– C’est juste une phase.
– Une fois que tu as dit ça, tu n’as rien dit.
– Un homme déguisé en femme.
– Tout change, on n’y comprend plus rien.
– Son frère, il n’est pas comme ça, tout son contraire.
– Il fait comme il peut.
– Il aurait pu faire son coming out, au moins on aurait su.
– Pourquoi il, enfin elle, n’a rien dit, c’est ça la question.
– On aurait pu comprendre si on avait su.
– Être soi-même, sans en faire tout un plat.
– C’est contre nature.
– Une rébellion contre les systèmes.
– Compliqué de changer son prénom.
– Je ne peux pas l’appeler Ann.
– La langue fourche et on a l’air con
– C’est juste une question de vêtements et de cheveux.
– Il paraît qu’il ne veut pas d’opération.
– Il sera les deux, homme et femme alors?
– Un pénis sous une robe.
– Il doit vraiment être mal dans sa tête.
– Je ne voudrais pas sa place.
8. La mère
Chaque jour
Elle dit la mère
Chaque jour
Je te regarde
Chaque jour
Avoir mal d’être vivant
Tu as dix ans
Tu as quinze ans
Tu joues à bien faire
Tu t’appliques
Tu fais ce qu’on te dit
Ce que ton père te dit
Ce que tes maîtres ou tes maîtresses te disent
Ce que tes copains te disent
Tu joues la comédie
Tu es un corps inexprimé
Comment as-tu pu tenir jusqu’ici
Je t’ai demandé
Tu ne réponds pas
Ce jour-là tu rentres tard
Tu as seize ans
Tu t’emmures
Tu te tapes la tête contre les murs
Tu feras du théâtre
Et puis un jour
Le lycée
Le théâtre possible
Et le sourire revient
Tu joues pour de vrai
Tu joues ta vie
Sur la scène tu prends ta place
Tu mènes ton corps là où jamais il ne va
Tu te rêves autre
Tu fais des gestes des mines des sons
Tu es
Ann.
Le soir chaque soir tu rentres je te regarde je te scrute en douce comme une mère qui ne veut pas montrer son vrai visage j’enquête sur toi je cherche des traces des marques des signes invisibles sur ton corps qui grandit tellement qu’un jour je lève les yeux pour attraper ton regard tu ne parles pas tu t’emmures dans ton silence mais sur la scène tu scintilles quand je te vois jouer tellement beau mon fils que je ne reconnais pas un jour tu es quasi nu sous les feux des projecteurs ton corps blanc si fin sauf tes épaules si larges tu as tellement nagé que des années après ça se voit et ta voix douce les lèvres rouges et tu cries ton désespoir d’homme devant tout le monde la salle avec tes copains tes profs les parents tous là et moi droite je ne veux pas pleurer mon tout petit qui ne contient plus les bords de son corps.
9. Scintillement
Premier costume.- Reprenons au commencement. Un jour il feuillette un album de famille. Photo en noir et blanc. Une petite fille en robe blanche, longues boucles brunes, un ruban dans les cheveux, apprêtée comme on le faisait à une époque le dimanche pour aller à l’église. En légende le prénom de son père. Premier déguisement assumé dans l’histoire de la famille. La photo est connue, affichée, épinglée, tirée en plusieurs exemplaires. L’enfant qui aurait dû être une fille. Pour qui? Sa mère? son père?
Deuxième costume.- Génération suivante. Photo d’un petit garçon qui met les chaussures à talon de sa mère. Un foulard noué autour de la taille en guise de jupe. Aux anges le petit bonhomme. C’est lui.
Premier costume.- Je me contemple dans le miroir et mon regard m’étonne.
Deuxième costume.- Tu ne te reconnais plus, tu vois un autre, une autre, un être possible qui n’est pas toi et qui pourrait être toi.
Premier costume.- Quelques années plus tard, un mariage, des robes des robes des robes, il ne voit que les moirés des tissus, les taffetas, soieries, dentelles, satins…
Deuxième costume.- À la sortie de la messe, dans son costume bleu cintré, il s’est évanoui, tombé d’un coup, léger traumatisme crânien.
Premier costume.- Quand même!
Deuxième costume.- Sa mère dit que c’est là que tout a commencé. Une fêlure. Quelque chose s’est cassé dans sa tête, c’est ce qu’elle raconte à la famille. Aux autres elle ne dit rien.
Premier costume.- Depuis ce jour, son regard a changé. Moins triste, moins terne.
Deuxième costume.- Il se sourit.
Premier costume.- Elle.
Deuxième costume.- Elle a les yeux qui brillent.
10. Disparition
Ainsi se termine le rapport de police:
Hypothèse 1. Individu queer, parcours sans histoire, on suppose un trouble de l’humeur, non diagnostiqué sans possibilité d’examen médical. Disparu le…, à… en robe de soirée avec talons hauts, bas résilles et perruque blonde. Peut-être un suicide.
Hypothèse 2. Individu non binaire devenu artiste, influençeuse sous le pseudonyme Ann. Une trace au Canada auprès d’un artiste non binaire, musicien, acteur de théâtre, performeur. L’enquête a été reprise par la police de Montréal. Ne pas oublier d’informer la famille.
Hypothèse 3. Disparition inquiétante le…, à… sur fond de faits divers homophobes à répétition.
Une question demeure: pourquoi les escargots précongelés sans coquille laissés dans son frigo? Selon l’IA, l’animal hermaphrodite symbolise le rêve d’Ann, l’absence de coquille comme absence de protection.
– Chers spectateur.ices
– Faites votre choix
– Comme il vous plaira!
Comme il vous plaira a gagné le « Coup de coeur du théâtre » du concours d’écriture 2025: Comme au théâtre.
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