Créé le: 07.08.2024
52
0
1
Cocotte minute
1
Une île, un volcan et des émotions enfouies.
A la recherche de son passé, Gio rencontre son futur.
Au plus profond de nous-mêmes, on est tous à deux doigts d'exploser.
Reprendre la lecture
Il avait décidé de partir un lundi début décembre, afin d’éviter les foules de touristes, la chaleur accablante et le stress du voyage.
Inge l’avait amené à l’aéroport, c’était gentil de sa part. Giovanni avait bien insisté pour qu’elle l’accompagne, mais rien à faire, elle avait refusé fermement. « Tu dois y aller seul, Gio, ce sont tes origines, pas les miennes » avait-elle souligné.
Butée d’allemande, son épouse adorée. Elle avait raison pourtant, Gio le savait et l’en remerciait en son for intérieur, tout en continuant son petit jeu de l’époux éploré, perdu sans elle. Ce coté mélodramatique et larmoyant qu’il détestait profondément sans réussir à s’en défaire lui venait de sa famille de siciliens pure souche. Pêcheur à Stromboli, son grand-père avait quitté l’île à 16 ans pour chercher une autre vie au nord de l’Italie. Nonno n’était jamais retourné sur ses terres, il disait souvent « c’est misérable là-bas, et ça pue le poisson, croyez-moi il n’y a rien à regretter ».
Enfant, Gio l’interrogeait souvent à ce propos, il voulait visualiser cette île fantasmée et imaginer la vie que son grand-père avait vécue sur ce morceau de terre et de lave, ce caillou au milieu de la mer. Face au silence de l’aïeul, il s’était documenté tout seul.
Scientifique dans l’âme, Gio avait plus tard approfondi ses recherches et était devenu un expert en la matière, se concentrant sur la chaîne de volcans du sud de l’Italie : l’Etna, le Vésuve et le Stromboli n’avaient plus de secrets pour lui.
Après l’université il était parti en Allemagne et en avait ramené une jeune blonde, Inge, que sa famille s’était empressée de rejeter.
Trop belle à leur goût, trop indépendante, trop intelligente.
La mère de Gio avait imaginé pour son fils unique une femme brune et pulpeuse, douce et soumise, sachant mitonner des bons petits plats pour sa famille. Inge ne cochait aucune de ces cases, hélas.
« Quoi, elle ne fait pas à manger et ne veut pas d’enfants ? Non mais franchement tu es tombé sur la tête, mon fils » lui avait asséné son père dépité. Gio avait tenu bon et le couple s’était installé au Tessin après le mariage, afin de se tenir éloigné de cette famille envahissante et de leurs commentaires malfaisants.
Inge rentrait parfois à Leipzig rendre visite à ses parents et ses frères, elle prenait deux semaines chaque été. Elle lui avait fait comprendre qu’elle avait besoin de se retrouver seule, plonger dans sa langue, sa culture et des bonnes bières blondes.
Il avait compris, bien sûr, mais dès qu’elle franchissait la porte, Gio se sentait accablé, triste et succombait à une vague d’angoisse. Comme il se connaissait par cœur, il pleurait un bon coup, puis appelait ses amis et organisait des soirées ente mecs, barbecues, football et autres divertissements pour hommes esseulés.
Il regardait également des documentaires pendant des heures, avant de s’endormir devant l’écran, des images d’animaux et de nature sauvage qui lui vidaient la tête.
Il avait des tonnes d’enregistrements, parmi lesquels plusieurs émissions ayant trait aux volcans d’Europe.Il avait appris que la partie immergée du volcan était deux fois plus importante que celle surgissant de l’eau. Cela le laissa songeur. Quelle force monstrueuse fallait-il pour que la matière qui allait sortir du cratère remonte deux mille mètres sous l’eau et ensuite mille mètres pour sortir à l’air libre ?
Gio traversait comme nous tous une période de doute et se questionnait sans cesse sur le sens de son existence sur terre.
A quarante ans il n’avait pas d’enfant, n’avait planté aucun arbre ni écrit un seul livre. Il devait se secoueur, sortir de la torpeur. « Moi aussi j’ai une énorme partie immergée, je suis dans le contrôle et la retenue mais je pourrais exploser comme une cocotte-minute si je continue comme ça. »
Si on avait demandé à ses amis e le décrire, ils auraient répondu « cool, indolent, tranquille, serviable, charmant ». Inge était la seule à l’avoir perçu dans sa complexité, sa profondeur et sa mélancolie.
Cette nonchalance, sa façon presque féminine de rabattre sa mèche en arrière par un geste lent de la main, ses yeux noirs si doux qui pouvaient vous foudroyer s’il se mettait en colère (très rarement contre elle). Il cachait un tempérament de feu qui avait été étouffé depuis la petite enfance. Ses parents si désireux de s’intégrer avaient trop souvent entendu l’affreuse insulte destinée au gens du sud : terroni , soit gens de la terre, pauvres, incultes et fainéants.
Ils avaient capté tous les codes et Gio, fils unique, avait dû filer droit, être le meilleur élève, poli, respectueux, cachant ses émotions et ses joies. Ennuyeux et terne.
Il avait respecté et même admiré les choix d’Inge, femme libre et insoumise, l’exact contraire de lui et avait considéré une énorme chance de l’avoir à ses côtés.
Le manque d’enfant ne lui avait pas pesé au début, ils profitaient à fond de leur vie de couple, partaient souvent dans des endroits de rêve, chacun avait des hobbys passionnants et un cercle d’amis soudé.
Les couples autour d’eux commencèrent à devenir parents, Gio les observait en douce s’énerver et se faire des reproches lorsque leurs nerfs étaient en pelote à la suite des coliques des nouveau-nés, aux nuits blanches ou si leur vision de l’éducation n’était pas la même. Au début il se disait qu’il n’était pas prêt et qu’il ne voulait pas prendre le risque d’abimer son duo parfait avec Inge, certains copains avaient divorcés lorsque leurs rejetons avaient deux ou trois ans. Mais de temps en temps il surprenait des gestes délicats, une petite main confiante dans la main d’un adulte, un bébé endormi dans sa poussette, des gazouillis ou des rires et se demandait s’il ne connaitrait jamais cela. Lorsqu’il essayait d’en parler à sa femme, les phrases ne sortaient pas, ou ne sonnaient pas convaincantes, il n’était pas bon pour communiquer ses émotions.
Elle avait vite fait de balayer ses remarques du revers de la main, elle disait « on verra, rien ne presse, on est encore jeunes ».
Ainsi le temps passa et rien n’arriva.
Lorsqu’il monta dans l’avion pour Palermo, il se sentit fébrile, agité. C’était un petit vol mais cela représentait un saut dans le passé de deux générations. Ebloui par la masse de la mer avant l’atterrissage, Gio se félicita d’avoir pris ses lunettes de soleil malgré la saison, elles lui permettaient de cacher aux autres passagers le spectacle de ses yeux pleins de larmes.
Grève des taxis et pas de bus en direction de Milazzo, « ça commence bien » se dit Giovanni. Par chance un jeune couple d’allemands vola à son secours. Ils allaient au même endroit et furent d’accord de l’embarquer avec chiens et bébé à l’arrière de leur camping-car.
A la vue du vieux bac qui l’amènerait à Salina, Gio sentit à nouveau sa gorge se nouer. « Quelle mauviette tu fais, heureusement qu’Inge n’est pas là. »
Comme on pouvait s’y attendre, la traversée fut assez agitée, « mare mosso », il se souvenait de cette expression que nonno utilisait souvent lorsque sa femme l’enguirlandait. L’estomac retourné, Gio fut bien heureux de toucher la terre ferme. Respirant les embruns dans une atmosphère irréelle, il se sentit apaisé. Un bon vin liquoreux et une bonne assiette de spaghetti aux vongole le remirent définitivement en selle.
Il tendait l’oreille vers les rares hôtes occupant les tables voisines, pour savoir s’il arrivait à comprendre quelques mots du dialecte local, sans succès.
Cette musique de fond le berçait doucement et il ne tarda pas à demander la clé de sa chambre pour s’abandonner à une bonne nuit de sommeil.
Il se réveilla à l’aube, d’une part à cause du bruit de la mer et de l’autre par une désagréable sensation d’humidité l’enveloppant tout entier. « Bien sûr, il n’y a pas de chauffage l’hiver sur ces îles reculées. Alicudi et Filicudi n’ont été reliées au réseau électrique qu’il y a dix ans » se rappela-t-il.
Etrange émotion d’une aube rose et grise, le froid mordant et le réconfort d’un cappuccino accompagné d’une sfogliatella toute chaude.
10 décembre. A midi il reprendrait le bateau pour Stromboli, il piétinerait d’impatience au débarcadère, ledit bateau étant systématiquement en retard.
Deux fois deux trois et quatre, le 2 février 1934 lui revint en mémoire, c’était la date de la dernière grosse éruption du Stromboli. Il n’existait pas d’images de cet évènement, bien sûr, mais les séquences de ce film resté à jamais dans sa mémoire. Anna Magnani qui court sous la lave, cherche un abri pour elle et sa fille, le visage déformée par l’angoisse. Où on peut bien se cacher lorsque des grosses quantités de lave et de cailloux sont projetées dans la mer ? Gio se rappela avoir lu quelque part qu’en cas d’éruption les habitants doivent courir en haut vers le cratère, alors que l’instinct leur dicte de se jeter dans la mer, « c’est invraisemblable » se dit-il.
Le bateau arriva vite au port, personne n’attendait les nouveaux arrivants, l’ile paraissait déserte.
Sable noir, maisons cubiques et blanchies à la chaux, mer gris-bleu, le tout pas très accueillant. « Quelle idée aussi de venir en plein hiver » se reprocha-t-il soudainement.
Par chance l’aubergiste était fort sympathique. Lorsqu’il appris qu’il s’agissait du petit-fils de Pietro, qui avait connu sa famille avant de partir au Nord, il le serra dans ses bras comme un frère, ouvra une bonne bouteille et commença à lui raconter plein d’histoires vraies ou imaginées, des souvenirs de la guerre, puis il en vint à la politique, s’en prenant à « ces crétins de Rome »et se calmant seulement lorsque Gio demanda à se reposer dans sa chambre.
Avant la tombée de la nuit, Gio pensa à réserver un guide pour l’ascension du lendemain, car il était interdit de se rendre seul au cratère. Il y en avait qu’un, le visage buriné, l’air revenu de tout, qui lui demanda de façon brusque s’il avait des bonnes chaussures, car la marche dans la lave froide est glissante et traître.
Depuis sa fenêtre, Gio contempla longuement le Strombolicchio, réplique miniature attendrissante surmontée d’un phare.
Réveil de bonne heure, l’excursion a lieu durant la matinée, contrairement à ce qui se fait l’été pour éviter la grosse chaleur aux touristes qui tentent l’aventure.
Il n’y a pas foule à l’agence : deux retraités anglais, quatre jeunes italiens, des étudiants en biologie, et Gio. Le guide leur remet un casque de chantier, tout le monde se marre mais il parait que c’est obligatoire depuis la dernière éruption d’il y a deux ans.
« Allez départ, au début c’est une balade facile, mais plus haut ça devient compliqué, le pied s’enfonce jusqu’à la cheville et on avance comme des tortues » les houspille le guide.
A la queue leu leu ils commencent la montée, hilares mais concentrés, chacun perdu dans ses pensées, ils forment une sorte de serpent méditatif.
Le guide leur parle de l’ile, des fleurs qui y poussent au printemps, l’odeur d’iode saisit les narines, la mer est calme et tout parait calme, suspendu, éternel. Arrivés à mi-chemin ils marquent une pause, les Anglais boivent du thé de leur thermos, les Italiens du Coca et Gio avale une barre de céréales. Puis ils se remettent en route.
A l’improviste, se produit une sorte de craquement de la terre, ils entendent un grondement, presqu’un bruit d’animal monstrueux. Tout le monde se regarde, puis on fixe le guide, on attend une explication, un mot rassurant. Qui ne vient pas.
« Cazzo » dit celui-ci « ne bougez plus, on va rester là un moment et écouter. J’espère me tromper ». Pas un bruit, sauf le rire hystérique de la dame anglaise, vite interrompu par un mauvais regard de son mari.
Soudainement, la terre se met à trembler, se dérobe sous leur pieds, on entend encore un rugissement, doublé d’un écho et une explosion gigantesque se produit devant leurs yeux incrédules. Tétanisés, personne n’a sorti son appareil pour filmer la scène, la peur domine malgré la fascination.
Des langues de feu surgissent du cratère, des crachements rouges remplissent le ciel, un jeu pyrotechnique bien maitrisé, et ensuite le nuage de lave. Le groupe se trouve à un kilomètre du cratère, le guide leur dit de se couvrir la bouche et de s’accroupir à terre. Les jeunes étudiants ont paniqué et pris la direction de la mer, ils courent comme des lapins poursuivis par des chasseurs. Ils voudraient se jeter à l’eau mais un dernier sursaut de bon sens les retient, la mer glacée à cette saison deviendrait leur cercueil.
Les Anglais n’ont pas bougé et paraissent aux anges, s’ils s’en sortent ils pourront raconter cette aventure à leurs amis pendant des années.
Le nuage gris et poisseux rend la vue impossible et ne semble pas vouloir retomber. Gio tente de s’éloigner en s’agrippant à des arbustes qu’il a repéré pendant la montée. Bêtement il pense au jour où il se trouvait à Chamonix et avait dû dévaler une piste de ski alors que le brouillard avait effacé le paysage.
Même sensation de nausée, mais où est passé le guide ? Livré à lui-même, il continue à l’aveugle, s’encouble sur un gros caillou, tombe en avant et s’écorche les mains. Il a envie de crier mais se retient « surtout ne pas avaler la poussière de lave » se sermonne-t-il.
Après un temps qui lui parait infini il retrouve les premières maisons du village. Toutes les fenêtres sont fermées, ni homme ni animal sur la place du village. Ils sont tous à l’église et prient Sainte Barbara, patronne de l’île.
De retour à l’hôtel, les larmes se mêlent au soulagement ainsi qu’aux deux verres de limoncello tendus par l’aubergiste qui lui lance « Eh bien Giovanni pour un accueil c’est un accueil, n’est-ce pas ? »
« Pardon pardon, je dois appeler ma femme » répond-il en se dérobant, soudainement pressé, trop impatient d’entendre la voix d’Inge.
Gio tombe sur le répondeur et laisse un message : « je rentre mon amour, c’est au-delà de mes forces de renoncer à cet enfant. Je t’en supplie, mon amour, dis oui ».
Commentaires (0)
Cette histoire ne comporte aucun commentaire.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire