Jeune artiste talentueux, mais paresseux et enchaîné par ses peurs, Frédéric reçoit une étrange missive de mise en garde, venue du futur.
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Restos du cœur de Saint-Jean-de-Luz,

10/08/2026

 

 

Frédéric,

 

J’aurais préféré t’envoyer une carte postale.

 

Une carte postale que j’aurais écrite depuis un transat, estampillée d’une tache de piña colada que j’aurais maladroitement renversée sur le rectangle de papier cartonné – tu sais que j’ai toujours été maladroit – et que cette maladresse légendaire ne m’empêche nullement de défier le bon sens et la gravité en me balançant à outrance tout en écrivant d’une main et sirotant mon cocktail tropical de l’autre.

 

Oui, j’aurais vraiment préféré ce genre de carte postale où quelques mots sibyllins – de ceux que l’on lit à peine, l’œil irrésistiblement attiré par l’image au verso – accompagnent pour la forme une superbe photo maritime dont les tons de bleu feraient pâlir d’envie Yves Klein. Tu sais, de ces endroits paradisiaques où tu promenais avec pétulance ta trentaine glorieuse et souriante, tel un roi du pétrole aveuglé par ta réussite d’alors.

 

Malheureusement pour toi, Frédéric, tu as tout gâché.

 

Au lieu d’un petit coin de paradis sur papier glacé, c’est à un courrier brûlant de reproches que tu as droit. Rassure-toi, je ne suis pas en enfer – mais considérant d’où je viens et là où je me dirigeais, c’est tout comme. Je suis tombé de haut, je peux te l’affirmer ! Et tout ça, c’est de ta faute, Frédéric. Toi qui m’a entraîné dans tes chimères et lubies ; moi qui t’ai suivi aveuglément, sans savoir que tu m’emmenais au bord d’un gouffre dont je ne suis jamais sorti…

 

Pourquoi c’est de ta faute ? Je me dois d’être honnête : ce n’est pas entièrement de ta faute. C’est aussi un peu la mienne. Parce que j’ai cru en toi. À fond. À tort. Te souviens-tu que tu affirmais toujours qu’à l’aube de tes 40 ans, tu aurais accompli quelque chose de spécial dans ton existence, que tu serais devenu quelqu’un ? Toi qui te voyais (je dis bien voyais, pas seulement rêvais!) écrivain à succès, scénariste à Hollywood, ou encore compositeur acclamé… Toi qui, tu en étais convaincu, pouvais apporter un peu de joie, de délicatesse et de lumière dans ce monde trop souvent obscur… Où est-elle, cette joie ? Où brille-t-elle, cette lumière ?

 

Tes compositions ? Des dizaines de bouts de morceaux ébauchés au piano, d’idées prometteuses mais sans suite, sauvegardées à la va-vite (et avec des fautes!) sur ton téléphone portable à l’audio exécrable. Jamais tu n’as fait l’effort de poursuivre, de travailler, d’enregistrer dans de bonnes conditions… Les retours positifs des quelques personnes auxquelles tu as joué ces mélodies, des proches et amis béotiens et forcément biaisés, suffisaient à caresser ton petit ego de coquelet fragile. Et quand ils te disaient que ça ressemblait à des musiques de film, tu répondais que tu ne savais trop qu’en faire, qu’un jour peut-être, tu les enregistrerais, qu’un autre jour peut-être, tu oserais les présenter à des producteurs… Un jour… Peut-être…

 

Tes écrits ? Une marée de feuilles éparses, de bout de cahier griffonnés, de notes en vrac sur ton téléphone, de documents Word inachevés sur ton ordinateur, allant d’une ligne à des dizaines de pages désordonnées… Il y a bien tes nouvelles, me rétorqueras-tu, et parmi elles, quelques-unes dont tu peux être légitimement fier. Certes. Mais quid de ce scénario que tu avais ébauché et pitché à un producteur hollywoodien qui avait été, selon tes dires, très intéressé ? Il n’a jamais vu le jour, ce projet. Pas le temps, disais-tu ; pas l’énergie, pas l’inspiration, happé par le quotidien, tout ça… Excuses, excuses ; paroles, paroles… Tu as fini par le terminer, ton scénario, je le sais. Mais au bout de combien d’années ? Suffisamment tard pour qu’il sente le moisi du vieux tiroir dont tu l’as ressorti. Suffisamment tard pour que tu perdes le contact de ce fameux producteur, et des quelques relations que tu avais dans le milieu du cinéma.

 

Tu aurais fait un bon bûcheron au royaume des fous, tu sais ? De ceux qui ont l’art de couper la branche sur laquelle ils se trouvent. La première fois que je t’ai pris en flagrant délit d’auto-sabotage, ça m’a scié ! Et pourtant, je n’ai jamais douté de toi, j’ai continué à te suivre, tant tu avais d’idées, de projets, et, à mon humble avis, un certain talent… Mal m’en a pris ! À force de non-aboutissements, de mises au placard et de projets avortés, de tous ce temps et cette énergie dépensés pour rien, tu as fini par m’attirer avec toi dans les abysses de l’échec, des dettes, de la dépression… et je n’ai jamais réussi à m’en extirper. Sur la fin, tous les autres t’avaient laissé tomber, las de ton attitude paresseuse et de tes échecs. Tous, sauf moi. Je n’avais pas trop le choix, il faut dire…

 

Et tout ça pourquoi ? Parce que tu n’as jamais eu les couilles (excuse le mot, tu sais que je n’aime pas les vulgarités, mais là c’est nécessaire!) de présenter tes textes et tes musiques à des professionnels, de démarcher les maisons d’édition, les producteurs – de peur d’être rejeté. Des fois, je me dis que j’aurais dû te payer des séances de psy, pour qu’il t’aide à te débarrasser de cette angoisse puérile. Mais il est trop tard maintenant. Le peu d’argent que j’avais, tu l’as dilapidé, souvent en futilités.

 

Maintenant, Frédéric, ça suffit. Je suis en train de brûler mes dernières cartouches dans l’espoir, infime, que tu réagisses enfin. Alors s’il te plaît, et même s’il ne te plaît point d’ailleurs, tu vas m’écouter et faire comme je te dis.

 

Tu as plein de qualités, Frédéric : des idées à la pelle, une certaine noblesse de cœur, une indubitable intelligence, une culture qui aurait mérité que tu ne la laisses pas en jachère, une gentillesse qui te joue parfois des tours, une grande sensibilité qui t’en joue encore quand elle te plonge dans de profondes et douloureuses mélancolies… et surtout, un potentiel créatif jamais vraiment mis en valeur. Comme le disait M. Albert, ton prof de collège : « une Rolls-Royce de cerveau mais qui carbure comme une 2CV ».

 

Je sais que tu n’aimes pas le luxe, mais au moins, tu aurais pu faire honneur à cet enseignant qui croyait en toi en roulant, disons… comme une Audi. Mais non, tu t’obstines à te traîner à un train de sénateur sans même te donner la peine de passer la troisième. Un moteur que l’on n’utilise pas à pleine capacité finit par se gripper, tu sais ? Te sens-tu grippé, Frédéric ? Non ? Tu as de la chance : ça veut dire qu’il n’est pas trop tard.

 

Ouvre les yeux, sacrebleu ! Tu as la chance d’avoir une femme qui t’aime, un foyer solide, une famille qui te soutient, une bonne santé, du temps de cerveau disponible, pas d’inimitiés qui te veulent du mal, peu de contraintes… et tu n’en profites pas, imbécile heureux ! Non, tu préfères te calfeutrer dans ta bulle de confort, te prélasser oisivement quand personne ne regarde – quand tu ne te morfonds pas dans un spleen pire que baudelairien, à croire que tu portes tous les malheurs du monde sur tes frêles épaules – qui auraient d’ailleurs bien besoin de faire un peu de musculation, fainéant ! Je te préviens, si tu continues à vivoter ainsi et à somnoler sur ton ersatz de lauriers rachitiques, tu finiras comme moi : seul et sans le sou. Et ce serait un immense gâchis.

 

Ton seul ennemi, Frédéric, c’est toi-même. Si tu ne te secoues pas, si tu ne te mets pas à toi-même un bon coup de pied au derrière, comme disait ton père, l’issue est inexorable. Ce n’est pas l’enfer (regarde d’où je t’écris : tu verras que j’ai quand même réussi à traîner ma misère jusqu’à un coin sympa), mais je ne te le souhaite pas. Tu mérites mieux que cela. Et si tu ne le fais pas pour toi, je t’en prie, fais-le pour moi.

 

 

Signé : Ton toi dans cinq ans, si tu ne rectifie pas le tir maintenant

Commentaires (15)

Ll

La Klandestine
18.09.2021

Une histoire à laquelle on peut probablement tous s'identifier, même ceux dont le cerveau n'a jamais été comparé à une Rolls-Royce. Merci pour ce joli rappel!

Thomas Poussard
18.09.2021

oui, je pense aussi que tout le monde peut s'y identifier. Ça marche aussi avec tout engin à propulsion, de la 2 CV au grille-pains ! Merci pour ce passage klandestin, en tous cas !

Ar

Aria
14.09.2021

Un texte qui dégage une dure réalité. L’impression que Frédéric me parle. C’est très apaisant de le lire. Merci et bravo ‘

Thomas Poussard
14.09.2021

Merci Aria pour ce commentaire. Il y a plus dur, comme réalité, mais ça le reste néanmoins. Content que le texte ait un effet apaisant en tous cas !

Thomas Poussard
30.08.2021

L. merci beaucoup pour ce commentaire. Il faudrait apprendre à danser avec ses peurs... En parlant de secouer, votre texte est beaucoup plus remuant que le mien !

Jawad Zegzel
22.08.2021

Un régal pour l'esprit!!! Je vous en remercie.

Thomas Poussard
24.08.2021

Merci Jawad pour le commentaire !

J.

Juan A.M.
17.08.2021

C'est vrai, c'est un bon texte. Rien à ajouter.

Thomas Poussard
24.08.2021

Clair et concis ! Merci de ton passage !

Pierre de lune
13.08.2021

Combien cette lettre fait écho, « apporter joie et lumière au monde », l’envie de trouver sa place, rayonner sa créativité ! J’ai adoré le message, son humour et sa tendresse dans l’auto-dérision. Merci et bonne chance !

Thomas Poussard
13.08.2021

Merci Pierre de Lune pour ton commentaire ! Humour et tendresse, oui, c'est ce qui nous fait défaut ces temps-ci, non ?

Marie Alba
11.08.2021

N'avons-nous pas tous un Frédéric en nous? Qui se juge et s'auto-sabote... Peut-être que ce n'est pas juste son laxisme qui le tourmente, mais surtout sa soif de réussite et son intolérance à l'imperfection. J'ai confiance pour Frédéric ^^

Thomas Poussard
11.08.2021

Merci pour ce message. C'est pas vraiment la soif de réussite, c'est plutôt la peur de passer à côté de sa vie...

Thomas Poussard
10.08.2021

Je ne souhaite à personne de se perdre comme Frédéric.

L.
29.08.2021

Lâche et fainéant, Frédéric est la synthèse de l'immobilisme parfait qui cache parfois une pathologie. La peur (de l'échec, d'être mal aimé, jugé) a ses raisons. Le sens de l'effort, la volonté ne relèvent pas de l'innée. je comprends que ça puisse agacer les "battants" ! j'ai adoré vous lire, ça secoue !

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