Créé le: 30.08.2022
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Chemins croisés

NouvelleDestinée 2022

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© 2022-2025 1a Andrieux

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La vie offre quantité de choix et de possibilités. Ainsi pour un jeune homme quittant son village et découvrant de nouvelles relations. Mais savoir que suivre et comment diriger sa vie demande de la détermination plus que de la réflexion.
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Pierre Fossat s’approchait de la gare d’un pas hésitant. Il était parti d’une marche soutenue de sa maison natale, dans l’intention de bien montrer à tout le village sa conviction et son engouement pour son départ pour Lausanne. Il avait tellement dû batailler afin que ses parents acceptent sa décision qu’il ne pouvait se permettre de montrer la moindre hésitation. Il avait été heureux dans un premier temps. La campagne familière s’enfuyait vers son passé.

Mais maintenant qu’il était seul, sans besoin de jouer la comédie, et que le train se rapprochait, il commençait à replonger dans les doutes qui l’avaient travaillé depuis qu’ils avait formulé son projet de départ pour le chef-lieu du canton. Il ne connaissait rien de ce nouvel environnement. Il savait que cela serait nouveau et plus grand que son patelin, mais l’image qui se dessinait dans son esprit restait bien floue. Son village, sa ferme, ses voisins, tout cela lui semblait plus sûr. Il commençait déjà à regretter son départ. Ou plutôt, il recommençait à douter du choix qu’il était en train de suivre. Les questions se bousculaient dans sa tête en même temps que les souvenirs qu’il abandonnait.

Il repensait à la petite Anna. Il avait l’impression qu’elle l’avait observé durant son départ. Aurait-elle voulu qu’il reste ? Il lui semblait avoir remarqué qu’elle n’était pas indifférente lors de leurs discussions. Mais il n’avait jamais osé aller plus loin dans ces échanges. Il savait qu’un tel rapprochement aurait reçu l’approbation enthousiaste des deux familles – question de patrimoine et de vieille entente. Il n’était cependant pas certain d’avoir envie de rester éternellement dans ce coin de pays, à s’enfermer si vite dans un engagement le privant d’autres possibilités. Même s’il ignorait précisément quelles autres possibilités suivre.

Il atteignit enfin le sommet de la dernière colline. La gare se dressait à ses pieds. Il s’appuya pour reprendre son souffle contre la statue qui bordait le chemin, une sorte d’amas d’animaux exotiques : perroquets, éléphants et singes. Il resta là un instant à fixer son avenir. Il se retourna pour contempler le chemin qui l’avait mené là depuis son village. Soudain, il entendit le train ralentir pour entrer en gare. Instinctivement il courut et sauta dans son wagon juste à temps. Une fois assis, il fit ses adieux au paysage qui l’entourait encore pour quelques secondes. Il était parti.

* * *

Dans l’air enfumé de ce bistrot de centre-ville, Pierre peinait toujours à se fondre dans le décor, proche et pourtant éloigné de lui. Après plusieurs mois dans la ville, il considérait qu’il était temps de se fondre dans ces habitudes et s’était résolu à se rendre chaque soir dans le café le plus fréquenté par les étudiants. Mais sa détermination faiblissait à mesure que ses soirées s’enchaînaient sans lui apporter la moindre impression de naturel supplémentaire.

Élisabeth Eynard avait observé ce jeune homme coincé sur sa banquette depuis le début de la soirée. Elle n’avait pas pu s’empêcher de s’arrêter sur son air de chat apeuré qui faisait ressortir la tendresse de son visage. Elle avait envie de se distraire un peu et semblait voir une opportunité facile à saisir. De plus, ce nouvel arrivant ne pouvait pas encore avoir de mauvaise image de sa réputation.

Pierre, perturbé par cette arrivée sublime et inattendue, ne sut comment réagir et bafouilla son histoire en une conversation décousue. Mais la jeune femme ne s’en souciait que modérément. Elle tira sa capture jusqu’à son appartement, sans même avoir à argumenter, simplement en laissant parler son corps qui aurait pu mener son compagnon jusqu’au bord d’un précipice. Mais le chemin sur lequel elle l’entraînait se révélait des plus agréables.

Pierre ne connaissait rien de ces douceurs. Tentant de cacher son trouble, il essayait tant bien que mal de reprendre les commandes de la situation, tentatives dont les échecs maladroits augmentaient son désarroi.

Élisabeth commençait à se lasser de ces expérimentations. Elle embrassa son compagnon pour le calmer, puis pris en main les opérations. Elle le déchargea de ses vêtements, puis le poussa sur son lit. Ne laissant pas le temps à son partenaire de jeu de réagir, elle mena la danse sans la moindre hésitation.

Alors qu’Élisabeth s’endormait à ses côtés, le jeune homme n’arrivait pas à croire ce qu’il venait de vivre. Il retraça sa soirée. À quel moment avait-il basculé sur ce chemin ? Quelle décision avait-il prise pour cela ? Il ne comprenait pas comment il avait pu arriver à son stade actuel, empli de plaisir et de douceur. Et pourtant, à mesure que le temps passait, il s’interrogeait de plus en plus sur les raisons qui l’avaient fait suivre Élisabeth. N’avait-il pas été un peu trop hâtif dans sa décision ? Était-ce la bonne voie pour profiter pleinement des voluptés de la vie ? N’y aurait-il pas plus correct comme manière de procéder ? Cette nuit-là, il ne dormit presque pas.

* * *

Pierre restait là, vin à la main, à écouter Nicolas le haranguer tandis que son verre se vidait par à-coup à chaque mouvement d’enthousiasme. Cela faisait bientôt trois heures que les deux amis d’enfance se racontaient ce qu’ils avaient manqué dans la vie de l’autre. Pierre regrettait de n’avoir pas assez pris de temps pour ces discussions avant les derniers mois de ses études.

Nicolas Mallanot portait des chaussures brillantes mais trouées ainsi qu’un pantalon usé qu’il tentait de dissimuler sous une large veste de la dernière mode. Elle avait dû lui coûter trop cher pour son budget d’étudiant en droit. Mais, additionnée à sa chemise propre et sa barbe soignée, elle lui permettait de se donner un air distingué, une fois assis à une table ou debout derrière une tribune.

Il était parti de leur village deux ans avant Pierre. Il avait toujours été en avance sur son camarade de classe. Rien ne pouvait le combler longtemps et son étroit patelin ne laissait pas respirer suffisamment d’action. À côté de ses études, ou plutôt à la place de celles-ci, il avait commencé à fréquenter les cercles politiques de la capitale. Il s’était déjà frayé une place dans les assemblées où son énergie attirait l’attention sur ses prises de paroles. Il n’en finissait pas de lui parler de ses projets. Il se voyait déjà au Grand Conseil, empoignant les dossiers brûlant du moment pour faire basculer les majorités et laisser sa marque dans la politique du canton. Pierre savait que son vieil ami avait toujours souhaité voir sa statue érigée quelque part, pour que l’on se souvienne de lui. Pour faire partie de ce qui laisse une trace dans le décor. Il semblait avoir trouvé de quoi remplir son dessein. Pierre n’avait jamais su quoi penser de ces ambitions. L’idée lui paraissait exagérée et mégalomane. Mais, en même temps, il ne pouvait effacer la séduction qu’elle exerçait sur son ego. Il faut dire qu’il n’avait jamais totalement assumé les rêves que son imagination traçait pour sa route. C’était une chose qu’il avait toujours admirée chez son ami. Ses choix paraissaient si simples, si évidents, si déterminés, qu’il ne semblait jamais devoir hésiter ou réfléchir en profondeur à ses futurs actes.

Ces réflexions lui avaient fait quitter le fil des explications de Nicolas, qui parlait à présent de l’importance de savoir réagir aux imprévus pour une carrière politique. Les débats offraient des failles qu’il fallait saisir pour renverser la vapeur. Tout cela semblait très confus pour Pierre. Finalement, une jeune fille à la tignasse blonde et aux pieds dansants fit irruption dans le bar et tira son ami à l’extérieur dans un grand sourire. Il resta sur sa chaise, à méditer sur son manque de constance dans ses intentions. Il faudrait bien qu’il tranche entre toutes les routes qui s’offraient à lui.

* * *

Ce soir-là, Pierre souhaitait simplement profiter de l’air frais qui emplissait la ville. Il avait, comme à son habitude, suivi la rue qui descendait vers les vignes bordant la ville pour s’éloigner du bruit ambiant. Il appréciait ces moments de solitude après une journée de travail. Son regard se perdait dans la lumière des étoiles et les ténèbres qui les entouraient. Il avait entendu dire que les dernières nuits, certaines avaient bougé rapidement. Certainement quelques comètes passant dans les environs.

Son attention fut brutalement attirée vers la Terre par des cris de douleur. Derrière un muret rapidement franchi, il trouva un jeune homme un couteau dans une main et du sang dans l’autre.

– Malheureux ! Qu’avez-vous fait ? Il vous faut un médecin, vite !

– Laissez-moi ! lui ordonna l’inconnu. Je vais très bien. Je vais enfin bien, fit-il en s’appuyant sur la paroi de pierres. Je l’ai enfin battue. Elle ne me traînera plus. Tu entends ! hurla-t-il face au ciel. Tu ne pourras plus jouer avec moi. Tu n’as plus rien à m’enlever. Je t’enlève la dernière chose que je possède.

Sa main lâcha le couteau et ses doigts se tendirent vers un petit médaillon où la photographie d’une jeune femme souriante occupait la place centrale. Une larme coula sur sa joue. Se rappelant soudain qu’il n’était plus seul, l’inconnu se tourna vers Pierre : « La destinée, vous savez, vous devez tout faire pour la fuir. Même si ce n’est pas possible. » Sa voix était devenue plus sombre. Tandis que le sang coulait de son poignet, l’homme s’enfonça dans un sommeil sans réveil.

* * *

La chaude brise de cette fin d’été remplissait la terrasse des Gazai. Pierre profitait de la vue sur Lavaux. Il avait petit à petit réussi à nouer des relations avec les vieilles familles de la bonne société de l’est de la ville grâce aux liens privilégiées de Nicolas, dont les carrières d’avocats et de député se développaient avec éclats depuis plusieurs années. Pierre rencontrait une certaine sympathie pour la fraîcheur qu’il amenait dans les dîners, mélangée à une pointe de raillerie pour son accent campagnard qu’il ne parvenait toujours pas, après plusieurs années, à gommer totalement. Il s’en voulait tout de même un peu de profiter du carnet d’adresses de son ami. Cela l’empêchait de pleinement en tirer profits et le plongeait dans une perplexité dont il ne parvenait pas à s’extraire, malgré des nuits de réflexions.

Mais s’il avait d’abord été fier d’être parvenu à se faire présenter dans ces cercles, il s’était rapidement mis à s’ennuyer au cours de ces interminables soirées ponctuées de mondanité, fort bien enrobées mais relativement creuses. Sa répartie était toujours sous-valorisée par rapport à celle de Nicolas.

La petite assemblée était agglutinée sur la terrasse autour d’une diseuse de bonne aventure réputée qui servait d’attraction dans la haute société depuis quelques mois. Il était enfin le moment pour les Gazai de l’accueillir avec les derniers curieux qui n’avaient pas encore pu se faire lire leur destin. Pierre n’était pas très intéressé par la chose, il n’aurait pas su que faire de la révélation potentielle.

Afin d’éviter la conversation, il s’était glissé à l’intérieur de la maison et parcourait maintenant d’un œil distrait le vaste intérieur agréablement décoré. Les meubles aux armoiries de la famille étaient parés d’une petite horloge dorée, de quelques flacons aux formes curieuses, d’un tas de papiers et de livres ainsi que de statuettes représentants des animaux et un petit sphinx doré.

– Si vous souhaitez en voler une, il faudrait agir rapidement, dit une voix qui fit sursauter notre visiteur.

Il se retourna et découvrit M. Gazai fils, en train de mélanger un jeu de cartes sur une petite table isolée dans une alcôve. Il reprit :

– Les statuettes, vous devriez faire votre choix rapidement, avant que père ne vous voie.

Revenu à lui, Pierre voulu protester de son innocence, mais son interlocuteur éclata de rire en le rassurant.

– Je disais cela pour vous embêter. Je crois que nous souhaitons tous les deux éviter la foule des invités. Une petite partie ?

– Je ne m’y connais pas beaucoup en jeux de cartes.

– Vous avez tort, cela vous apprend beaucoup de choses sur notre monde. Le hasard dirige tout. C’est lui qui décide de ce qui vous échoit. Bien sûr, ensuite, vous pouvez choisir comment mener votre partie. Mais vos choix sont restreints par ce que vous avez reçu. Comme votre vie est dictée par votre naissance dans un village dont personne ne retient le nom ou à vos bonnes amitiés. Tandis que la mienne est déterminée par ces armoiries que vous fixiez si indifféremment. Le hasard, mon cher, voilà le dieu le plus puissant auquel les hommes doivent rendre hommage.

Pierre n’avait jamais apprécié les réflexions du jeune homme. Elles l’énervaient sans qu’il puisse parvenir à les réfuter. Il décida de couper court à la discussion et rejoignit les autres invités, toujours occupés à s’émerveiller des élucubrations de la bohémienne.

* * *

Le vent griffait les visages. Anna avait toujours détesté ce temps. Pierre s’en souvenait. Ou au moins était certain de s’en souvenir. Il voulait l’être. Savoir qu’il avait retenu des détails sur elle.

Elle avait travaillé seule à la ferme, ne s’étant jamais mariée, au désespoir de ses parents. Elle avait toujours gardé dans son cœur le souvenir de son amour de jeune fille, qu’elle avait vu partir le cœur serré. Elle n’avait jamais quitté la terre de ce petit coin de pays où elle était née, et où elle reposait maintenant.

Face à la croix, Pierre, gagné par le froid et l’émotion, tremblait. Ses membres, rongés par l’âge, peinaient à se maintenir fixement. Le vent faisait ployer les cyprès. Les chiens en pierres du portail semblaient garder l’entrée du cimetière contre d’éventuels intrus, comme s’il y avait des secrets à ne pas mettre dans toutes les têtes.

Sans comprendre pourquoi, le souvenir d’Anna avait commencé à remonter dans son esprit. N’y prêtant tout d’abord pas attention, il avait fini par y penser de plus en plus souvent. Une grande tendresse emplissait son cœur lorsqu’il tournait son esprit vers cette époque de sa vie qu’il avait quitté, abandonnant un avenir qu’il se surprenait à imaginer à présent.

Il repensait au destin qu’il aurait pu avoir, s’il avait suivi une autre route, si son cœur l’avait porté ailleurs. Il pensait au chemin suivi, et surtout aux chemins parallèles au sien qui menaient vers des mondes différents. Des mondes où des suites de choix divergents créent des vies distinctes. Peut-être, dans un de ces mondes, vivait-il avec Anna depuis de nombreuses années. Une larme coula le long de sa joue. Il resta encore longtemps devant destin inaccessible à présent.

 

Arcane n°10 : La Roue de fortune.

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