Créé le: 06.08.2024
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C’est pas grave
Je m’appelais Jeanine et je suis morte ce 31 décembre à 6h18. Et ce n'est pas grave.
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C’EST PAS GRAVE
Ce matin, maman est morte.
7h30, je me brosse les dents. Je vais partir à l’hôpital, un peu fatigué après une nuit difficile.
On a quitté maman hier soir, elle n’était pas très en forme, mais ça allait. On ne pensait pas que ce serait sa dernière nuit. On est donc rentrés tardivement. Prendre un peu de repos avant que l’inéluctable n’arrive. Avant de partir, on a dû laver maman, encore une fois. Malgré la couche. Elle n’arrive plus à se retenir. Et comme d’habitude, je m’énerve légèrement. On sort de l’hôpital, il fait froid, il fait nuit. Voiture givrée, silence de mort, on arrive à l’appartement de ma fille. Chaleur du foyer. On sait que ça ne va pas durer, mais on espère… Encore un jour… Encore un jour.
Béatrice me dit d’appeler mon fils pour qu’il aille faire ses adieux à sa grand-mère. Ça fait un mois qu’il ne l’a pas vue. Je l’ai mis à l’écart. Je ne le trouve pas suffisamment présent, pas suffisamment empathique… Il a sa vie, quoi. Il va la voir dans la nuit. Elle vomit, puis vomit encore, puis encore. Et il est parti. Elle est restée seule.
*
Je suis seule, je suis bien, je suis prête. Ça fait tellement longtemps que je suis prête… Enfin je crois. J’ai tellement prié. Durant ces derniers mois, je t’ai souvent dit quand tu partais, Peut-être que je vais mourir cette nuit. Mais non. Ça ne fonctionne pas comme ça. Et le matin, je n’étais pas dans la main de Dieu, mais avec toi. Comme tous les jours. Toi qui as arrêté de travailler pour être à mes côtés.
Je suis nauséeuse, je suis fatiguée, mais ça va. Et cette lumière, au-dessus de la porte de la chambre, me fait du bien. C’est bizarre. Je ne l’avais jamais tellement vue avant. Mais elle est là et je la trouve de plus en plus intense. Elle m’apaise. Je ne cherche pas davantage à comprendre. D’ailleurs, je n’ai jamais voulu tellement comprendre. Je suis bien. Je laisse faire.
Et bizarrement, un sentiment étrange m’envahit. Je me vois flotter au-dessus de mon cops. Il est là, décharné, couvert en partie d’une chemise de nuit d’hôpital, avec une couche mal ajustée. Il est là, mais ce n’est pas moi, ce n’est plus moi. Comment dire ? Comme un véhicule dont je me serais servi et dont j’aurais pris soin. Mais juste un véhicule. Rien de plus. Un vertige m’envahit. Pas de peur, mais un ressenti étrange. Je n’ai plus mal. Je n’ai plus la nausée. Je suis bien. Et toujours cette lumière, de plus en plus intense, au-dessus de la porte verdâtre.
De cette blancheur lumineuse et diaphane apparaissent progressivement deux formes. D’abord imprécises, puis des contours apparaissent jusqu’à ce que je perçoive très nettement les corps de papa et maman. Je ne comprends pas. Ils sont là. Ils sont jeunes. Comme je ne me rappelle pas les avoir connus. Papa est là. Mon papa ! Il a les cheveux noirs de jais, un peu gominés. Ses oreilles sont légèrement décollées, comme elles l’ont toujours été. Et maman, belle et jeune, avec ses beaux yeux bleu-vert. Que la vieillesse pour l’un et la maladie pour l’autre les auront meurtris dans leur chair ! Ils sont là et leur présence calme et sereine rayonne dans cette chambre de soins palliatifs que je me suis appropriée. Leur présence bienveillante est là pour m’accueillir. M’accueillir dans cet ailleurs. De l’autre côté de la pièce, proche de la fenêtre, une clarté douce apparaît en forme de sphère. Je sais, sans savoir comment je le sais, que c’est Henri, mon cher époux, mort il y a quinze ans. Sa présence est indistincte, mais je sais que c’est lui. Même si cette douceur et cet amour infini que je reçois à l’instant sont assez loin de ce qu’il laissait transparaître jadis. Que tu m’as manqué ! Par ces liens presque télépathiques, je commence à prendre conscience que je suis morte. Morte ! J’entends des cloches. Je sais instantanément l’heure qu’il est. 7h05. L’heure des anges. L’angélus. Je capte tout, je perçois tout dans la chambre. Le moindre grain de poussière, la moindre aspérité sur le sol et cette minuscule tâche sur le mur verdâtre. Je communique avec ce que je perçois, je suis ce que je perçois. En me déplaçant dans le couloir, je croise des regards qui me perçoivent. Chacune de ces personnes mortes est enfermée dans sa bulle de souffrance. Communication impossible avec ces âmes errantes. Que font-elles ici à divaguer sans but précis ? De chacune d’elles émane une infinie tristesse. Toujours dans le couloir, je vois l’infirmière de nuit faire son dernier tour de garde, avant une relève bien méritée. Elle ne sait pas que je suis morte. Elle va le découvrir. Il y a une heure, elle avait déjà délicatement passé son regard dans l’entrebâillement de la porte restée ouverte au vu de mon état. Mais je respirais encore. Elle sera surprise. À peine. Je peux capter ses pensées, ses émotions, la raideur de ses membres fatigués par une nuit de travail, son mal de dos chronique. Toutes ses pensées sont accaparées par son mari, dont elle pense qu’il la trompe. Je sais qu’elle a tort. Je voudrais tellement le lui dire, la soulager. Que de tristesse et de souffrance inutiles ! Avec une hauteur de perception, j’aperçois l’entièreté de l’hôpital, le changement d’équipe, la jeune femme dans la chambre d’à côté qui se réveille après une nouvelle nuit agitée. Sa chimiothérapie ne fonctionnera pas. Elle va mourir. Je suis émue par la dignité de son mari et de ses enfants, que je les vois déjà dans leur avenir. C’est incroyable, je peux tout saisir, tout capter. Je vibre avec l’univers. Je pense montagne et je me retrouve sur une montagne. Je peux être la montagne, sentir le moindre insecte sur le rocher. Je pense 360° et instantanément j’ai une vision à 360°. Je me souviens, dans ma jeunesse, avoir voulu visiter les pyramides. Elles rayonnent là, devant moi. Majestueuses de puissance au soleil levant. Je voyage à la vitesse de la lumière. Mais non, c’est beaucoup trop lent, je suis la lumière qui va au-delà de la vitesse de la lumière. Pour personnaliser ma chambre, tu as délicatement collé sur les murs quelques reproductions de peintures, quelques photos. Sur l’une d’elle, un magnifique dauphin nage dans une eau azurée. Instantanément, je communique avec ce cétacé. Son bonheur de nager, l’eau caressant sa peau, le grain et le goût de l’eau. Un son m’attire tout à coup. Il provient d’une salle de repos de l’hôpital. Je connais ce son, je vibre avec lui. C’est Bach. Comme tu disais toujours, c’est l’homme qui tutoie Dieu. Je ne sais pas quel morceau, je ne suis pas une spécialiste. C’est toi qui l’écoutais souvent. Je me souviens, le dimanche matin, France Musique, l’odeur du café et des tartines grillées, avant que je me prépare pour la messe. Je ne savais pas à quel point j’aimais cette harmonie céleste.
À la droite de mon corps physique allongé sur le lit, se trouve un fauteuil sur lequel toi, ou tes filles, vous vous asseyiez à tour de rôle pour être face à moi. À proximité se trouvait une petite table sur laquelle avait été posée quelques-unes des affaires dont je m’étais servie au quotidien. Un livre apparaît sur cette table et je sais de devoir l’ouvrir. C’est comme une injonction. Je vais m’installer dans le fauteuil beige aux gros accoudoirs. Je suis à côté de mon corps physique, je le regarde sans émotion et j’ouvre ce livre. Le livre de ma vie. Je revois ma conception. La fécondation de l’ovule. Je revois ma naissance, dans la chambre de cette petite ferme. Je ne devais pas peser très lourd car j’entends papa dire que je suis grosse comme un paquet de chicorée. Je sens la difficulté pour prendre ma première respiration.
Je ressens la dureté de la claque que m’avait donnée Madame Dubouchet, mon institutrice, le jour de la rentrée scolaire. Tout ça parce que je ne l’avais pas saluée pendant les vacances. Et puis la séparation, la solitude de l’entrée en sixième dans un internat glauque. Quelle joie de retrouver papa et maman aux vacances, et de pouvoir courir dans les champs. Je ressens la joie d’exister, en attendant mon amoureux quand je gardais les vaches. Et puis la joie de ta naissance. Et cinq années plus tard, cet enfant mort-né à sept mois de grossesse. Cet enfant non investi, que je ne voulais pas. Je me suis arrangée pour que mon corps le refuse naturellement. Je ressens sa souffrance, et je vois la vie qu’il aurait eu s’il avait vécu. Une belle vie. Il se serait appelé Claude. Et tu aurais eu un frère. Au lieu de ça, il a terminé sa vie dans les déchets hospitaliers. Sans tombe ni couronne. Et là, sur mon fauteuil d’hôpital, face à ce corps qui n’est plus le mien, que de culpabilité ! Mais je comprends que je dois évaluer les actions de ma vie. Aucune autre instance que moi-même pour évaluer. Contrairement à ce que je croyais jadis, pas de jugement dernier. Et j’entends la voix de mon papa, plus douce qu’à l’ordinaire, me dire Évalue mais ne condamne pas.
Les images de ma vie défilent, encore et encore. Des pensées, des émotions, des sentiments, des sensations. Je revois tout. Je ressens tout. Ma tristesse, et celle que j’ai causée chez les autres. Mes mauvaises actions et l’enchaînement des causes et des effets qu’elles ont occasionnés. Que de mauvais choix ! Un nouveau flash-back arrive, plus prégnant que les autres et un sentiment de honte. Tu avais eu un fils très jeune, sans être marié. Les idées d’une époque avaient eu raison de moi. Et ma honte de ne pas avoir su t’aider. Quand tu venais nous voir avec ton fils, on t’imposait d’arriver à la nuit tombée et à garer rapidement la voiture dans le garage. Honte par rapport aux voisins. Honte par rapport au qu’en-dira-t-on. Et maintenant, honte d’avoir eu honte. Je ressens ta souffrance à cette époque. Que de culpabilité, que de mauvais choix ! Encore et encore. Toute cette revue de vie pour comprendre, qu’à certains moments, je me suis éloignée de mon chemin de vie. Dans mon ancienne incarnation, on m’avait proposé et j’avais accepté de vivre certains évènements. Des douloureux. Des joyeux. Mais, comme nous tous, une fois sur terre, j’ai oublié tout ça. J’avais mon libre-arbitre pour donner des réponses. Pas toujours bonnes ces réponses. Hélas.
Un rayon lumineux, que je sais être celui de papa, m’apparaît. Sans parole, comme par télépathie, il me fait comprendre que je dois voir tout cela pour prendre conscience. Mais pourquoi, puisque je suis morte, puisque c’est fini ? Bien sûr que non, me souffle-t-il avec un sourire plein d’aménité. Instantanément, sur les hauteurs du mur à la place de la télévision, face à mon corps mort, un tunnel. Impossible d’en définir le diamètre, mais il est bien là. Progressivement, deux présences apparaissent, deux sphères étincelantes. Chacune d’elle fait environ deux ou trois mètres de hauteur, et rayonne d’une lumière surnaturelle, pleine d’amour. Leur corps de lumière est un véritable kaléidoscope. J’étais chrétienne, j’étais catholique. Tout de suite je crois voir des anges. Mais là encore, que nous sommes loin de la connaissance figée et morte des dogmes. Ils sont amour infini, ils sont des messagers. À leur côté, la présence discrète de ton fils Jérémie mort quand il avait vingt ans. Il est là pour me rassurer. J’en ai malgré tout un peu besoin. Ils viennent me délivrer un message. Je sais devoir aller vers eux, à l’entrée du tunnel, dans une espèce de sas. J’avance, je suis maintenant dans un lieu presque aseptisé. Des choix de vie me sont proposés. De nouvelles joies, de nouvelles épreuves. Mais il n’y a plus d’ego, je choisis parmi les vies qui me sont proposées, les plus dures, les plus éprouvantes, les plus chargées en épreuves pour gagner en humanité, en amour, en humilité, en douceur. L’un des messagers s’adresse à moi. Je comprends qu’il ne veut pas que je charge trop la barque, dans ma vie à venir. J’accepte. J’aurai donc une vie équilibrée, faite de joies et de peines. Une vie normale, quoi. J’ose une dernière requête. J’aimerais rester dans ta famille, et je sais que ta fille Salomé enfantera dans quelques années. Pourrait-elle m’accueillir ? Je reçois en réponse une douce clarté de lumière. Je continue mon chemin à l’intérieur de ce tunnel. Je suis maintenant face à un paysage magnifique, des myriades de couleurs, des vibrations d’amour infini. Je vais rentrer à la maison. Oui, je rentre à la maison. Enfin !
7h35. Dernier regard vers ton monde. Tes filles dorment. Je vois l’infirmière de nuit qui, avant de partir, s’empare du téléphone. Je te vois recracher rapidement le dentifrice. Votre mère est décédée il y a environ une heure, dit-elle. Je t’entends lui répondre C’est pas grave. Je sens ta honte et ta culpabilité par rapport à ces mots que tu trouves stupides. Mais ce n’est pas stupide et ce n’est pas grave et ta réponse m’attendrit. Je vois tes gestes automatiques. Je te vois monter dans la voiture pour aller prévenir tes filles avant de filer à l’hôpital. Comme s’il y avait urgence. Sur le trajet, je te vois prévenir Béatrice. Elle est agrégée de lettres, et pour faire bien, tu veux lui annoncer le décès de ta mère, à la manière de Camus.
Ce matin, maman est morte.
Là encore, tu m’attendris. Si tu savais comme je t’aime. Je te vois ensuite téléphoner à ton fils. Répondeur. Je perçois tes pensées. Il savait qu’elle allait mourir et il met son téléphone sur répondeur. Je vois ton message et ça m’attriste. Pour information : ta grand-mère est morte ce matin.
Oui, je m’appelais Jeanine et je suis morte ce 31 décembre à 6h18. Le même jour que ton fils décédé, à quelques années près. Belle synchronicité, non ? Et ce n’est pas grave.
Commentaires (1)
Beatrice a. (Béatrice Anselmo)
06.08.2024
Beau texte qui m'a embarquée. Simple et profond.
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