Créé le: 15.08.2024
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Bref passage
Chapitre 1
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Il y eut la douleur. Vive, fulgurante. Comme un concentré sur une seconde de toutes les migraines de sa vie. Hélène eut cette pensée, se redressa dans son lit, puis retomba doucement en arrière. Et c'est quand sa tête toucha l'oreiller qu’elle s’aperçut qu'elle était morte.
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Il y eut la douleur. Vive, fulgurante. Comme un concentré sur une seconde de toutes les migraines de sa vie. Hélène eut cette pensée, se redressa dans son lit, puis retomba doucement en arrière. Et c’est quand sa tête toucha l’oreiller qu’elle s’aperçut qu’elle était morte.
Elle se vit, couchée sur le dos, la tête un peu surélevée, immobile. L’étrangeté de la situation ne la fit même pas réagir. Elle eut l’impression de rester ainsi, debout tout contre le lit, elle même figée, se contemplant, comme sidérée. Combien de temps se passa-t-il ainsi ? Elle se rendit compte, à sa grande surprise, qu’elle continuait à penser, mais aussi qu’elle commençait à douter de sa propre notion du temps.
Mourir, pour elle c’était donc çà. Cela s’était passé si vite. Elle en éprouva comme un soulagement. Vivant seule, elle avait redouté de connaître une longue, pénible et solitaire agonie. Cela faisait déjà cinq ans que Denis, son dernier partenaire, avait été mis à la porte suite à un épisode de violence qui avait amené le voisinage à appeler la police. Oh, il ne la frappait pas. Il se contentait de crier, fort, de la dénigrer, de la rabaisser dans les actes de la vie quotidienne, et ponctuait ses accès de rage les plus bruyants en brisant des assiettes, des cendriers ou des vases. C’est le bruit du téléviseur se fracassant contre le mur du salon qui avait fait craindre aux voisins du dessus que cette fois, il n’aille beaucoup plus loin.
Elle pensa un instant à Maria, qui serait sans doute la première à trouver son corps. Ce matin, en venant faire le ménage comme tous les mardis, elle ouvrirait la porte vers les 10 heures, et aurait assurément l’un des chocs de sa vie. À moins que ses collègues de la pharmacie, ne la voyant pas venir, ni répondre au téléphone, n’envoient un coursier prendre de ses nouvelles. Qui parmi eux aurait pu deviner qu’Hélène, randonneuse, sportive, parachutiste, mourrait dans son lit, si jeune encore, d’une rupture d’anévrisme ?
Mais Lili ! Qui allait prévenir Lili ? Sûrement pas Jérôme, son père. Son géniteur plutôt, disait Hélène. Jérôme, disparu de leur vie à toutes deux quand Lili avait quatre mois. Lili, qu’elle avait donc élevée quasi seule. Ou plutôt, comme disait Hélène, elles s’étaient élevées l’une l’autre. Hélène, plutôt impulsive, remuante, jusque dans son adolescence, avait appris à se poser, à planifier. Hélène, qui était sur le point de finir ses études à la naissance de sa fille, avait dû vite apprendre à savoir négocier, à devenir moins brusque dans ses paroles. Même si la commune de La Roncière était bien équipée en places de crèche, un des derniers vestiges de son glorieux passé minier, en obtenir une pour sa fille n’était pas gagné d’avance. Un collaborateur de l’échevin chargé de la petite enfance le lui avait bien fait sentir. « Après tout, vous avez une profession libérale, enfin, vous l’aurez sous peu. Et vous m’avez dit que le père de l’enfant est… ingénieur ? – Oui, mais il vient de me quitter ! », interrompit Hélène. Le fonctionnaire municipal poursuivit comme s’il n’avait rien entendu. « Clairement, pour mon parti, vous n’êtes pas la bonne clientèle. Il y a peu de chance que vous votiez POL à l’avenir, non? » Puis, s’avisant qu’elle portait le nom d’un ancien leader syndical actif au temps des charbonnages, il lui demanda, prudemment, si elle avait un lien de parenté. Lorsqu’Hélène lui répondit qu’en effet c’était son grand-père, détails biographiques à l’appui, le fonctionnaire baissa les yeux, puis il s’éloigna en murmurant des excuses.
Si l’on oublie quelques maladies pénibles, une fracture, des crises d’opposition autour des repas, une ténacité peu commune, et deux gros chagrins d’amour à l’adolescence, Lili avait été une enfant puis une adolescente facile à vivre. Presque aussi calme que sa mère, enfant, avait pu être vive, Lili et sa mère frottèrent leurs aspérités l’une à l’autre, et ainsi, se polirent. Puis Lili, pendant ses études, rencontra un charmant garçon qui, une fois qu’ils se furent installés bien loin de La Roncière, se révéla tout aussi doux et attentionné que Denis avait pu l’être pour Hélène. Les nouvelles de sa fille étaient devenues rares. Les appels téléphoniques n’étaient pas pris. Les messages restaient sans réponse… « Ma petite Élisabeth, tu vas devoir te débrouiller seule. »
« Me voici morte, se dit Hélène, alors que Lili aurait besoin de moi. Que mon jardin a besoin de moi. Que le fils de ma voisine d’en face, qui n’est pas bête mais a du mal à rester attentif en classe, a besoin de moi pour reprendre les explications entendues à l’école. Que l’association a besoin de moi, car notre projet était sur le point de se mettre en route, de se concrétiser. Oui, je sais, on me l’a dit plusieurs fois : les cimetières sont remplis de gens irremplaçables. Mourir, là maintenant, alors qu’il y a tant à faire, autour de moi, et en ce monde ! Non, c’est trop rageant, trop injuste ! ». Mais de nouvelles sensations vinrent changer le cours de ses pensées.
Hélène avait eu l’étrange impression de flotter un peu, de vaciller légèrement, alors qu’elle observait son propre cadavre. Elle se demandait ce qu’il allait advenir d’elle, de cette nouvelle entité dans laquelle elle se trouvait. Elle s’attendait, vaguement, à ce que cette sensation de flotter l’amène petit à petit à s’élever dans les airs, traverser le plafond, ou alors sortir par la fenêtre, et s’éloigner, ou se dissoudre, dans le ciel bleu. Toutefois, ce n’est pas qu’elle ressentit. Comme si elle était encore soumise à la pesanteur, mais avec la capacité de traverser les solides, elle eut la sensation qu’une force, légère mais insistante, l’emportait doucement vers le sol, dans le sol. Le sol lui-même se laissait traverser, sans heurts, sans aspérités. Elle percevait tout juste un peu d’humidité, et l’odeur de la terre fraîche, puis de la roche. « C’est comme si je me trouvais dans une cave obscure , ou dans un tunnel » se dit-elle. Bientôt, elle eut l’impression de sentir couler entre ses pieds une eau vive et froide, qui ruisselait sur un sol ferme, un sol où elle pouvait prendre appui. L’obscurité avait fait place à une pénombre grisâtre, qui lui permettait de se diriger, à tâtons, puis de mieux en mieux. Elle comprit qu’elle se trouvait dans une areine, une de ces galeries par lesquelles les mines évacuaient l’eau des galeries, à l’époque lointaine où il n’y avait pas encore de pompes efficaces. Ces galeries descendaient vers l’Ourthe, vers le jour. Allait-elle ressortir à la lumière ? Et alors, sous quelle forme ? Mais voilà qu’au moment où la galerie amorçait une pente plus abrupte, un souffle, une force extérieure, l’amena petit à petit à s’intégrer à la paroi rocheuse. Après une traversée guère plus longue que sa descente précédente, Hélène à sa grande surprise se retrouva dans une caverne, une grotte, d’une ampleur insoupçonnée. À bien regarder, d’ailleurs, les parois de cette salle, puisqu’il est mieux de l’appeler ainsi, étaient décorées de sculptures, de tentures, de tapisseries représentant des scènes de nature d’une beauté surnaturelle. Petit à petit, elle les identifia comme des représentations du paradis selon différentes religions et coutumes. Elle n’aurait eu de toute façon aucun mal à le comprendre. Car devant chacune d’entre elles se tenaient des groupes de silhouettes souvent chamarrées, vantant les mérites et les attraits de leurs paradis respectifs. Tous ces personnages parlaient d’une voix sourde, mais qui s’amplifiait à mesure que l’on se rapprochait d’eux. Cela tenait du marché, et de la foire-exposition. D’autres âmes, comme elle, déambulaient entre ces groupes. Il y avait donc, dans cette salle, un dernier choix possible. Une occasion de se rallier à une autre foi que celle de son enfance. Ou de se racheter, même. Peut-être. Des conversations étaient engagées, sur un ton poli. Si des fois deux personnages concurrents s’approchaient d’une âme qui paraissait indécise, personne n’allait jusqu’à l’attraper par le bras ou lui poser la main sur l’épaule. « Ainsi, se dit Hélène je suis dans un supermarché de l’au-delà.» Et les commerciaux des divers paradis de vanter à Hélène les plaisirs charnels, matériels, la fraîcheur de leurs sources, la splendeur de leurs jardins, la richesse des habits des bienheureuses et bienheureux, les animations musicales permanentes, ou l’incommensurable beauté de la clarté divine, de l’ineffable fusion avec la divinité. Un point commun à toutes ces offres : elles étaient fermes, et surtout, définitives. Les affaires se concluaient par une signature au bas d’un document, et une poignée de mains. Puis l’âme élue franchissait un seuil, ou passait derrière une tenture. Parfois, un souffle chaud, une brève bouffée d’une odeur déplaisante, et Hélène comprenait qu’une fois encore, une âme n’avait pas pris le temps de lire les petits caractères.
Une silhouette s’approcha d’elle à petit pas. Chauve, un peu voûté, vêtu d’un habit qui tenait de la toge et du pagne, un petit sourire légèrement malicieux éclairant ses yeux sombres, l’homme détonait un peu dans ce hall au luxe souvent ostentatoire. Il aborda Hélène. Il avait suivi, lui dit-il, sa lente déambulation dans la salle. Il avait écouté certaines des réponses qu’elle avait donné aux personnages liés à d’autres fois que la sienne. Quand elle lui demanda quelle était son appartenance, l’homme en souriant lui répondit que oui, il en avait une, mais qu’il ne voyait pas de raisons de séparer les humains selon leurs croyances. Que, de son vivant, il avait œuvré avec des gens venus d’horizons différents, et ceci quitte à faire des actions contraires à certaines de ses propres croyances, si le bien commun l’exigeait. Car il ne voulait pas de traitement de faveur, il ne voulait pas être traité en guru. « J’ai compris que vous aussi, vous voulez agir. Que vous ne vouliez pas que votre action soit interrompue par la mort. Que vous souhaitiez continuer, reprendre. Je peux vous arranger cela. Prenez le temps de lire ces feuillets. Puis, si mon offre vous convient, vous pourrez me suivre. »
Après un temps de réflexion, Hélène acquiesça.
Hélène se sentit flotter, comme un lotus retenu par sa racine. Elle sentit l’eau de son bassin se vider. En suivant le courant, un tunnel se présentait à elle, étroit, malaisé . Des cris, des halètements. Puis la lumière, et l’air frais, qui se mit à remplir ses poumons.
« Merci, merci, Sandra, de m’avoir soutenue tous ces derniers temps… De m’avoir accompagnée jusqu’ici. Merci d’être restée avec moi pendant le travail… D’être présente… Merci ! Je me sens tellement moins seule ! »
« Regarde ta fille, Lili, regarde comme elle est belle ! Comment vas-tu l’appeler ? Tu peux me le dire, maintenant qu’il est parti pour de bon. »
« Hélène ». Et Lili reposa la tête sur l’oreiller, soulagée. Une nouvelle vie commençait.
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