Créé le: 13.08.2024
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Balcon de nuit
Allégorie, Fantastique, Nouvelle, Spiritualité, Croyances — Au-delà 2024
Chapitre 1
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Un homme, certain du calme qui l’entoure, est soudain tiré de sa rêverie par une étrange présence.
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Au commencement était une vision. Étrange, c’est peu de le dire.
*
A l’époque des faits, j’occupais un appartement qu’un oncle avait temporairement mis à ma disposition. Mes journées étaient réservées à l’étude. Je lisais, je noircissais des cahiers, je rêvassais. La nuit venue, je m’installais sur la petite terrasse qui prolongeait le séjour. Un grand balcon, plus exactement. J’y savourais une rasade de vin, de cognac, du premier alcool qui s’accommodait de mon humeur. Et l’alcool aidant, je me disais que j’avais du talent. C’était le temps où rien ni personne ne pouvait me démontrer le contraire. Une parenthèse enchantée. Jamais plus par la suite je n’ai pu aussi complètement m’adonner à mon trivium particulier. Jamais plus je n’ai pris le temps de croire que de bonnes fées s’étaient penchées sur mon berceau.
*
Un soir, pas bien différent des autres, ma perception du monde sensible a volé en éclat. Jusque-là, la solitude m’était toujours apparue comme la chose la plus naturelle qui soit. On est seul et c’est là une conviction sans faille. Jamais il ne m’était venu à l’idée qu’il pouvait exister un état de conscience où l’on n’est ni tout à fait seul ni vraiment accompagné. Ces choses-là étaient pour moi l’affaire du cinéma, de la schizophrénie ou des psychotropes.
*
Le balcon est à l’appartement ce que le chemin de ronde est au château. Un poste de surveillance à partir duquel on peut guetter sans s’exposer. Si un danger doit se manifester, il ne peut que nous faire face. Bien devant soi. On s’indiffère de ce qui échappe à notre champ de vision. C’est un tort.
Voici pour le détail. Je suis assis sur une de ces chaises en plastique qui se déforment et craquent de partout quand on s’y affale. Je regarde la cime touffue des arbres à une trentaine de mètres à vol d’oiseau. D’ici peu, ce sera une nuit d’encre. Des bruissements se font entendre dans l’obscurité. L’un d’eux gagne en intensité, une sorte de frôlement, jusqu’à mobiliser tous mes sens. Je me redresse. Ma chaise fait un bruit épouvantable. Foutu plastique. Je plisse les yeux, je cherche parmi les hêtres pour voir si quelque chose s’en détache. Un chien errant, un vagabond. N’importe quoi. Je suis preneur. Rien. Ça se passe dans mon dos. Le son provient de la baie vitrée contre laquelle je suis adossé. Je le sais, mais je ne peux pas faire volte-face. Je veux que ça cesse. J’en viens à prier. Et le cliquetis, c’en est devenu un, qui redouble comme un tambour. Comme un ongle ou deux qui battent la mesure.
Je fais lentement pivoter mon cou. Le reste de mon corps s’y refuse. Juste assez pour deviner les contours du mobilier à travers le rideau de dentelle. Une table, une orchidée, un panier en osier, deux puis trois chaises, le dossier d’un fauteuil. Le tout éclairé à la lumière d’une lampe à pied. Une lumière faible et chaleureuse, qui danse à intervalles réguliers, comme lorsqu’un moustique volette autour d’une ampoule. Ma nuque est raide. Mes épaules n’ont pas suivi. Encore un petit effort et je vais savoir.
Voilà, le doute n’est plus permis. Il y a bien une forme qui ne devrait pas se trouver là, comme suspendue dans les airs. Rien qui ne puisse être confondu avec un élément de décoration, rien qui se rapproche de près ou de loin de ce que l’appartement peut contenir. Il y a là quelque chose que je ne veux pas affronter. C’est au-dessus de mes moyens. Ou bien c’est moi qui suis en dessous de tout. Et pendant que le sang bat à mes tempes, une déferlante d’images joue dans ma tête, jusqu’à l’aveuglement. La saturation est complète. Les sceptiques de tout bord s’effacent de ma mémoire au profit de ceux qui m’ont expliqué l’inexplicable. La Vierge est apparue en de nombreuses occasions au cours des siècles après son Assomption. Un merle qui suit inlassablement un homme de mauvaise vie pour lui rappeler ses méfaits. La trop brève caresse d’un époux défunt sur la joue de sa veuve aux premières lueurs du jour. Je vais basculer dans un monde dont je ne reviendrai pas indemne. J’ai toujours su que ça finirait par arriver. J’avais simplement oublié. Le sursis allait prendre fin.
Tous mes espoirs reposent sur la croix à double traverse qui pend à mon cou. Je la serre au creux de mon poing. Je suis minable. Je veux que cette vision s’en aille d’elle-même, sans aucun effort de ma part. J’oublierais tout en quelques jours, et ma vie reprendrait lâchement son cours. Mais non, ce je-ne-sais-trop-quoi à quelques centimètres de moi ne veut pas me quitter de bonne grâce. D’ailleurs, s’agit-il seulement de quelque chose doté d’une volonté ? Pour le savoir, je dois lui faire face. Comment prendre une telle décision. Une décision n’est jamais aussi mauvaise à prendre que dans l’urgence. Il faut que cette chose soit réelle, qu’elle puisse être observée par d’autres que moi, sans quoi je serais à la merci d’un doute, d’une folie des sens qui me tourmenterait à la moindre occasion.
*
Je suis incapable de dire combien de temps je suis resté à goberger sur ce balcon. De longues minutes, une heure, peut-être plus. J’avais quitté le monde des hommes et pénétré de force dans le règne des ombres qui n’en finissent pas d’être projetées. Aucun salut ne viendrait de l’extérieur, j’étais comme piégé sous une cloche de verre opaque.
La chose n’a pas bougé ou si peu. Ma nuque me lance terriblement mais je me refuse à lui faire entièrement face. Je suis pris entre le silence ouaté de la nuit et cette sale lumière du dedans qui n’a plus rien de chaleureux. L’a-t-elle jamais été ? Je suis obsédé par le fait qu’il y aura un avant et un après ce soir. Je ne dormirai peut-être plus qu’à savantes doses de benzodiazépine et d’eau-de-vie. Il suffit d’une fois, d’une unique fois, pour être à jamais la victime d’une vision. Et Maupassant l’a écrit maintes fois sous différentes formes, la solitude y est propice. Après ça, la vie n’est plus qu’un choc électrique sans cesse renouvelé, on vit hanté par la crainte d’une nouvelle manifestation. Épiphanie du Malin. Je ne peux pas courir ce risque.
Et la chose m’a présenté son visage.
Ma nuque n’a pas bougé. Mes épaules non plus. Et pourtant, je lui fais face. L’intérieur du séjour est plus sombre que je ne l’aurais pensé. Je ne suis plus certain qu’une lampe à pied s’y trouve, plus certain que la lumière en provienne. Nous sommes deux, à nous regarder l’un l’autre comme dans un tunnel, comme dans la gueule du diable. Pendant de longues, de très longues fractions de secondes, je me crois la cible d’un Horla. Celui dont on sait depuis plus d’un siècle qu’il résiste au feu.
*
Une vision étrange, disais-je. Je n’ai jamais su s’il y avait quelque chose d’humain dans les linéaments que j’ai aperçus. Pouvait-on seulement parler de linéaments ? La vision avait été trop fugace. A peine entrevue. Mon reflet avait presque aussitôt rejailli. Le séjour était à nouveau tel qu’il avait toujours été. Après quelques bonnes lampées de fine de cognac, j’étais bon pour regagner mes pénates. Du moins, je le pensais.
Voilà qu’une rumeur commence à s’élever dans le parc, au pied de l’immeuble. Sous mes fenêtres, j’entends une sérénade atone. Je sais que je suis le seul à l’entendre. Allez savoir pourquoi, je le sais. C’est le soliloque d’un homme qui se fraye péniblement un chemin dans l’obscurité. Prudemment, je fais un pas, puis deux. Je pose mes mains sur le garde-corps. La voix continue de se faire entendre, sans que je puisse en discerner la source. Il faut une source. A mesure que je me courbe contre la balustrade, les syllabes s’emboîtent les unes aux autres. Pas de mots doux mais une mise en garde en bonne et due forme. De celles que je pourrais proférer à mon endroit. Par je ne sais quel tour de l’esprit, je suis comme suspendu à mes lèvres, alors même que le timbre de cette voix m’est totalement étranger. Qui d’autre que moi pourrait tenir de pareils propos ? Pendant que la litanie suit son cours, que je tends l’oreille pour ne pas en perdre une miette, je me sens pris d’une sorte d’ivresse des profondeurs. Il y a cette spirale qui m’attire à elle, veut m’entraîner corps et biens. Je reprends mes esprits. La voix s’est tue. A nouveau, le silence et la nuit d’encre.
*
Cette voix, je suis bien incapable de l’entendre résonner dans ma tête après tout ce temps. Je suis en revanche certain qu’elle était le fait de ceux qui n’ignorent rien. Mes morts. Ceux qui parlent comme moi. Une seule voix a parlé au nom d’une dizaine de trépassés qui ont tour à tour pris la parole. J’ai pu mettre un nom sur chacun des conseils prodigués, à une exception près, qui ne peut concerner qu’une personne qui n’a pas encore quitté ce monde. Et qui se préoccupe déjà de ma bobine. Les morts nous gâtent et ceux qui suivront sont parfois tout aussi charitables !
Depuis, j’ai guetté d’autres manifestations de ce type. Je les attendais de pied ferme. Je me croyais rôdé à l’exercice. Et puis, tout compte fait, la chose m’avait tenu bien chaud. Elle m’avait convaincu que j’étais un peu moins pleutre que je le pensais. J’ai tantôt senti frémir la chaîne de ma croix à double traverse, tantôt senti un poids s’exercer sur mes chevilles au beau milieu de la nuit. Je me retournais dans tous les sens à chaque fois, presque désespérément, à la recherche d’une présence. J’étais seul. Désespérément seul. Personne ne me verrait prendre mon courage à deux mains.
Parfois, je me dis qu’avec un peu plus de témérité mes nuits auraient pu prendre une tout autre tournure. Souvent, je m’imagine à nouveau face à ce machin-chose et je me vois entamer une conversation des plus sérieuses avec lui. Le retenir par tous les moyens. Ne pas m’esquinter la nuque à l’éviter, profiter de chaque instant qui me sera accordé. Mes questions sont prêtes. Qui t’envoie ? Es-tu lié à mes morts ? Sont-ils au contraire venus à ma rescousse pour mieux te chasser, sale bête ? Toi, je t’ai vue. Eux, je n’ai fait que les entendre. Et alors ? Ils n’en sont pas moins tangibles. Des apparitions, il n’y a que ça, partout. Mais des voix, qui font plus que du bruit, ça ne court pas les rues. Je t’attendrai. On s’expliquera.
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