Créé le: 30.06.2024
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Avant d’embarquer
Une petite-fille et sa grand-mère se séparent. La dernière fois est la bonne.
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Décembre 2012
Hier, je suis allée rendre visite à Grand-Maman. Elle s’est de nouveau cassé le col du fémur et cette fois-ci, ses os ont vraiment du mal à se régénérer. Je suis contente de la voir parce que la dernière fois que je suis venue, elle n’était pas dans sa chambre et subissait toute une batterie de tests. C’était un matin. Comme l’école où je travaille n’est pas loin de l’hôpital, j’étais passée à l’improviste. J’avais trouvé la chambre vide…
Je suis restée un moment dans cette chambre déserte, à regarder par la fenêtre, à détailler les petites choses, qui témoignaient en filigrane de la présence de celle qui n’était pas là, pour le moment.
Ce soir-là, en revanche, elle est dans sa chambre et elle m’accueille avec joie. Nous sommes toujours si heureuses de nous retrouver. Je l’embrasse, nous nous étreignons. Elle porte une coquette chemise de nuit rose pâle. Son œil valide pétille, son sourire lisse les plis autour de sa bouche. Je remarque qu’elle a mis du rouge à lèvres. Elle sent bon.
Je m’assieds au pied de son lit. Notre bavardage futile et aimable passe en revue les dernières nouvelles : mon mari, mes enfants, mon école – ses examens, ses lectures, ses anecdotes. Nous évoquons nos souvenirs communs.
C’est à elle que je dois mon intimité avec la musique et mon amour pour la peinture. C’est elle qui m’a ouvert tout un univers fait de sons, d’harmonies et de couleurs, de lumières et de pénombres. Avec elle, je peux partager l’émotion épidermique que procure un accord de blues ; avec elle, je peux évoquer le plaisir enfantin à découvrir les infimes détails cachés dans un tableau flamand. Avec elle, il n’y a pas de fausse pudeur ni de faux semblant : je peux lui ouvrir mon cœur, sans retenue, parce que je sais qu’elle m’aime pour ce que je suis.
Une infirmière entre pour s’assurer que ma grand-mère ne manque de rien. « Pouvez-vous approcher mon chevet, s’il vous plaît ? » demande Grand-Maman.
– Voyez-vous, continue-t-elle tout en ouvrant un tiroir, je dois changer la pile de mon appareil auditif.
– Souhaitez-vous de l’aide, Madame ? offre l’infirmière, songeant probablement que cette vieille dame à moitié aveugle aura des difficultés dans une manœuvre qui demande de la précision.
– Pensez-vous ! s’amuse ma grand-mère. J’y arrive très bien toute seule.
Et sous nos yeux admiratifs, elle ouvre délicatement le petit appareil, en retire la pile minuscule, qu’elle met soigneusement de côté. Puis, avec doigté, elle dégage une pile neuve de son emballage et l’insère sans hésiter dans l’appareil. Ses mains sont étonnamment sûres. Elle replace l’appareil dans son oreille, vérifie qu’il est bien mis et nous regarde de son œil valide, fière de nous avoir ainsi épatées.
– Eh oui, dit-elle. Je n’ai plus qu’un seul œil mais Dieu merci, j’ai toutes mes dents ! A nonante-six ans, elles sont toutes d’origine ! »
J’ignorais ce détail et je ris d’être si fière de mon aïeule pour une chose aussi simple. L’infirmière exprime son admiration, nous salue et nous laisse.
C’est alors que je sens dans mon cœur que c’est peut-être la dernière fois que je suis avec ma grand-mère. Nous évoquons le lien qui nous unit, Sophie et Grand-Maman.
Aéroport d’Alger, 1974
Une petite fille de six ans aux cheveux décolorés par le soleil, ses joues rondes sont mâchurées de larmes. Elle refuse de bouger, malgré l’insistance de ses parents. Elle demeure immobile et sanglote, face à la vitre qui marque la frontière entre le sol algérien et la zone de douane. La femme, qui se trouve de l’autre côté de la vitre, pleure, elle aussi. Leurs mains ne peuvent plus se toucher. Deux générations les séparent et l’amour qu’elles se portent leur rend la séparation intolérable. Pas maintenant, pas déjà. L’enfant, par ses regards obstinés, tente de retarder le moment fatidique et inacceptable. Une vitre les sépare – et bientôt une mer et tout un continent les sépareront.
« Allons, viens, Sophie. Grand-Maman reviendra bientôt. »
Bientôt, ça ne veut rien dire, quand on a six ans. C’est maintenant qui compte. Fermement, les parents ont détourné la petite fille de la vitre. Elle ne crie pas, elle ne se débat pas. Elle se tait parce qu’elle sait que c’est ainsi, qu’elle n’y peut rien. De toute façon, se disent les parents, demain, elle aura oublié. Elle va retourner à l’école, elle va retrouver ses petites camarades, son petit train-train fait de soleil, de grenouilles et de dictées bien préparées.
« Allons, Ja, viens, ou nous allons rater notre avion. Je te promets que nous reviendrons bientôt. »
Bientôt, quand on est adulte, ça peut être beaucoup plus tard. Ça peut être affreusement long… À contre-cœur, la femme se détourne de la vitre et rejoint son mari dans le hall qui mène à l’embarquement. Le vol pour la Suisse est annoncé. Janine pousse un gros soupir. Sa petite-fille va beaucoup lui manquer. Elle lui enverra des lettres, maintenant que la petite apprend à lire. Elle lui racontera les menues choses de son quotidien, elle lui fera des dessins. Et lui fera parvenir des magazines pour qu’elles puissent en parler la prochaine fois qu’elles se reverront.
Une lettre de Suisse est arrivée pour Sophie, qui a réussi à la lire toute seule. Grand-Maman lui raconte qu’au Jardin botanique, les jolis mandarins ont disparu – l’un de ces magnifiques canards, esquissé au stylo à bille noir, illustre ses propos. Ils ont probablement été mangés par un renard – là, Grand-Maman a dessiné un renard et l’a colorié en orange. Sophie ne se lasse pas de contempler le renard. Elle le recopie, inlassablement, et le colorie avec le feutre orange tiré de la boîte que Grand-Maman lui a offerte – c’était quand déjà ? Elle ne s’en rappelle plus.
Avril 1976
Pour Pâques, Grand-Maman et Grand-Papa sont venus passer quelques semaines en Algérie. Grand-Maman a apporté une grande feuille de papier cartonnée sur laquelle est imprimé un gros lapin rigolard, entouré de plusieurs œufs en attente d’être décorés. En Suisse, les enfants participent chaque année à un concours de coloriage organisé par une enseigne de supermarchés. Grand-Maman a pensé à ses petits-enfants. C’est avec bonheur que Sophie a sorti ses feutres et qu’elle a commencé son coloriage.
Sa belle boîte de stylos feutre, elle l’a installée sur une couverture déployée au milieu de l’herbe. Allongée sur le ventre, en faisant bien attention de ne pas abimer le carton, elle colorie les oreilles du lapin avec application.
Le jardin est un Eden où poussent les hibiscus et les volubilis. Au milieu trône un datura dont les fleurs, trompettes blanches, font résonner le cœur de la petite fille. La beauté vénéneuse de cet arbuste inspire à son imagination des histoires sensibles qu’elle ne partage avec personne. Elle sait – on le lui a répété – que le datura est dangereux et qu’il ne faut pas le toucher du tout : ni les feuilles, ni les fleurs si belles, ni les fruits, petites boules vertes hérissées de piques. Elle prend bien soin de se laver les mains chaque fois qu’elle rentre du jardin, même si elle n’a fait que s’approcher pour respirer le parfum des élégants pétales. Les adultes lui ont bien expliqué que si son frère et elle ne se conforment pas à cette règle, on arrachera l’arbre aux belles fleurs.
Le jardin est un Eden plein de soleil. Et Grand-Maman est là, coiffée d’un chapeau pointu en papier journal. Elle lit, installée dans un transat dont la toile est décolorée. De temps en temps, elle lève les yeux et regarde sa petite-fille qui colorie le grand lapin – ce sera une œuvre bariolée et très soignée. Aucune couleur ne dépasse et toutes les couleurs sont requises ! Le dessin du petit frère est plus spontané, plus impatient : le rouge, surtout le rouge, déborde allégrement.
L’ombre du datura s’allonge et glisse jusqu’à Sophie. La petite fille demeure absorbée par son coloriage. Dans son jardin, l’enfant ne s’inquiète nullement du temps qui passe. Grand-Maman est là, et pour le moment, c’est pour toujours.
Toujours, quand on est enfant, c’est une durée sans au-delà. Toute une heure peut être un toujours. L’école, c’est pour toujours. Le chat gris vit pour toujours. Chaque jour est une éternité. Mais voilà, la perception du temps s’insinue malgré tout dans le jardin d’Eden. Les hibiscus perdent leurs pétales. Le coloriage du lapin est terminé. L’œuvre d’art a même été accrochée au mur de la chambre.
Sophie, toujours allongée sur le ventre, lit sur son lit. Obstinée, elle s’absorbe dans sa lecture, se réfugie dans les récits épiques de la mythologie grecque. Elle refuse de quitter Ulysse et le cheval de Troie. Elle reste immobile quand on vient lui annoncer le départ imminent de Grand-Maman pour l’aéroport. Elle ne répond pas quand on lui demande si elle veut l’accompagner. Elle ne répondra pas non plus quand sa grand-mère, gentiment, viendra lui dire au revoir.
La dernière fois, elle a pleuré, elle a espéré que Grand-Maman resterait.
Cette fois-ci, elle ne pleurera pas. Elle ne verra pas partir sa Grand-Maman chérie. Elle ne souffrira pas ce déchirement inéluctable. Elle l’ignorera.
Le 27 décembre 2012
« Ce jour-là, tu es restée murée dans ton livre. Cela m’a fait de la peine mais je comprenais si bien ce que tu ressentais… »
Et moi, Grand-Maman, j’ai l’impression de me retrouver à cette douane… de l’autre côté de la vitre… Je te regarde et je sais que tu vas t’en aller très bientôt. Je sais que tu vas t’en aller pour de bon…
Grand-Maman me regarde en souriant. Je sens mes larmes qui coulent sur mes joues, avec douceur. Je ne cherche pas à les retenir. Nous sommes en train de nous dire adieu. Mon cœur se gonfle de chagrin et de joie.
« Ah, ma Sophie, j’aimerais que tu chantes à mes obsèques – mais quand je te vois, là, je doute que tu y arriveras… »
Je me dis que je ferai tout pour être en mesure de chanter ce cantique que tu aimes tant. J’essuie mes larmes, me mouche et m’approche de Grand-Maman. Elle me prend dans ses bras. Je lui dis que je l’aime. Elle me le dit à son tour. Nous sommes là, de part et d’autre de cette douane ultime, mais cette fois-ci, nos mains se touchent. Cette-fois-ci, j’ai le courage de lui dire au revoir, de lui exprimer mon amour et ma gratitude – parce que je sens que c’est la dernière fois…
Le 31 décembre 2012
Nous sommes chez Grand-Maman. Elle est partie hier. Mon père, ma tante et moi avons trouvé les papiers parmi lesquels elle a rangé les instructions pour ses obsèques. Je découvre la partition du cantique ainsi que le brouillon de l’annonce à faire passer dans la rubrique nécrologique des journaux régionaux. Après la liste exhaustive de tous ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants ainsi que des autres membres de la famille proche, je découvre, griffonnés à côté de la formule « ont le profond chagrin de faire part du décès », ces mots :
Enfin, j’espère !
Je ris. Mon père et ma tante, intrigués, lisent à leur tour et à leur tour, ils rient, eux aussi.
L’humour de Grand-Maman, au-delà de la mort, c’est un merveilleux cadeau. Je me sens vivante et heureuse. Je n’ai pas de chagrin parce que cette pointe d’auto-dérision, légère et souriante, me réconforte profondément. Je ressens sa gaieté, sa bienveillance, le lien indéfectible qui nous a toujours unies.
Je n’ai pas de chagrin parce que j’ai pu lui dire adieu. Nous nous sommes quittées tout naturellement, juste avant qu’elle ne franchisse définitivement le sas de la douane.
Le 10 janvier 2013
À tes obsèques, hier, j’ai chanté le cantique que tu aimais tant. Je me souviens, tu m’avais dit : « Bien sûr que tu le connais. L’air est de Bach… » Et tu me l’avais fredonné. Et je l’avais reconnu. Tu croyais en un au-delà et tu m’as toujours laissée libre de ne pas y croire – mais la musique que j’ai chantée, pendant un moment, a rouvert les portes d’un Eden. Les trompettes blanches du datura, les spires violettes des volubilis ont résonné à l’unisson, plus belles et plus lumineuses que celles des anges.
Commentaires (3)
André Birse
12.08.2024
Une dernière phrase parfaitement écrite et trouvée. Tout le texte est très poignant. Unique et pourtant ce sentiment de vécu pour le lecteur. Sinon dans les faits du moins par l'émotion exprimée. Bravo.
Frau La Fée
16.08.2024
Je vous remercie beaucoup pour votre commentaire : il m'a vraiment touchée. Vous qui aimez la philosophie, sachez que la Grand-Maman de cette nouvelle m'a un jour fait découvrir le livre de Jeanne Hersch. Dans la vie, il y a des liens ténus et mystérieux ;-)
J. L. Martin
02.07.2024
Merci pour cette belle lecture.
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