Créé le: 16.07.2024
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Au-delà de moi, le cancer.

AmourAu-delà 2024

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Chapitre 1

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Le cancer est un passage qui force à penser l'au-delà. Le narrateur raconte comment il a vécu son histoire de vie et de mort, et comment il a trouvé la paix, au-delà.
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Juillet 2024

 

Au-delà de moi, le cancer.

 

C’était il y a deux jours. Deux jours déjà. Deux jours seulement. J’étais allé me faire enlever un petit kyste au pied. Une petite boule de la taille d’une noisette. Elle me gênait dans la chaussure. Je ne sais pas depuis quand je l’avais, j’avais seulement remarqué que quelque chose me faisait un peu mal au pied. Puis un peu plus. « Le prince au petit pois » avait dit ma femme. J’avais donc décidé de le faire enlever.

 

L’opération s’était bien passée, rien de spécial. Et voilà que deux jours après, la secrétaire du chirurgien m’avait appelé. Je devais repasser, assez vite. Quand je lui avais demandé pourquoi, elle m’avait répondu qu’elle ne savait pas, que le médecin lui avait demandé de prendre un rendez-vous rapidement. Il fallait venir le voir, il saurait lui, m’ expliquer.

 

Ma femme avait tenu à venir avec moi. Nous étions assis, tous les deux, en face du chirurgien. Il ne souriait pas, ne montrait aucune émotion particulière. Il a commencé à parler. Je sentais ma femme s’enfoncer dans le fauteuil, comme hébétée. Elle ne retint de cet entretien que quelques mots : sarcome, synovial, type 4, ablation du pied… Quand l’entretien se termina, le docteur se leva, montrant que nous devions partir. Je pris la main de ma femme dans la mienne, je la guidais un peu, elle me soutenait. Je ne saurais dire qui portait qui. La porte se ferma derrière nous.

 

La litanie des traitements commença. De la radiothérapie. J’y allais seul. Nous avions longuement discuté le soir et avions décidé que je n’en parlerai pas au bureau. J’informais les RH et restais discret.

 

Les jours passaient. Mon pied ressemblait à une plaie sanguinolente. La peau se détachait comme une crêpe qu’on retire avec une spatule. J’avais fait appel à une femme qui détenait « le secret ». C’était la femme de la clinique qui m’avait fourni une liste, en me disant que si je voulais, je pouvais faire appel à la personne de mon choix. J’avais choisi ce nom de femme. Denise. Sans doute parce que ce nom me rappelait le nom de mon institutrice, quand j’étais enfant. Une femme incroyable, qui tenait sa classe en deux langues, français et allemand, et avait sous sa responsabilité quatre niveaux. Je garde toujours un souvenir ému de cette femme, si petite, si simple, toujours présente et attentive. Elle ne s’était jamais mariée, et disait que ses élèves étaient ses enfants. Elle était là à notre mariage, Denise, l’ancienne, la « maîtresse », petite comme une souris, souriante.

 

« Denise du secret » avait dit qu’elle acceptait de s’occuper de lui. Et de son pied. Elle lui avait aussi proposé de porter une chaussette orange. Il avait souri. Orange. Que diraient-ils à la clinique en le voyant avec une chaussette orange ? Sa femme avait immédiatement acheté plusieurs paires de chaussettes… oranges.

 

En arrivant à la clinique, je montrais mon pied enrobé de sa jolie chaussette orange. La technicienne regarda, sourit et me dit que rien n’avait été prouvé scientifiquement mais qu’ici, ils voyaient l’effet de cet « orange » sur les plaies. Alors, pourquoi pas !

 

Dans un tel moment de supplice, tout était bon à prendre : Denise et le secret, la couleur orange, tout.

 

Bien évidemment, j’avais refusé l’amputation du pied. Ma femme avait été horrifiée, l’idée lui avait été insupportable. L’oncologue qui me suivait m’avait par la suite confirmé que si le cancer s’était développé dans le corps, amputer le pied ne servait à rien, c’était déjà trop tard. Ce n’étaient pas les mots qu’il avait employés, mais le sens y était.

 

Donc j’avais gardé mon pied. Je le regardais se faire peler dans la peine, mais je l’avais gardé.

 

Je continuais à aller au bureau, je menais ma vie, nous menions notre vie, comme d’habitude. Puis un jour, j’ai commencé à tousser. Nous étions en visite dans un salon littéraire, j’accompagnais ma femme, et soudain, j’eus une grosse quinte de toux. Mon mouchoir était rouge de sang, et de glaires. A nouveau, je vis dans les yeux de ma femme la profondeur de l’angoisse.

 

Nous arrivâmes à la clinique pour faire des radios des poumons. Nous attendions, activité qui nous serait régulière dans les mois à venir, dans la salle d’attente en sous-sol. Nous avons suivi le médecin. Dans cette pénombre propre à la lecture des radios, nous avons vu. Ma femme s’agrippa à moi en murmurant : « on dirait de la neige qui tombe, à gros flocons ». Elle ne tenait plus debout.

 

De la neige qui tombe. Les métastases étaient partout. Elle posa la question du « combien de temps ». Et lui de répondre : « au pire, deux semaines… ».

 

J’attaquais la chimio. Ma femme avait voulu dormir à la clinique avec moi. L’enfer. Elle était repartie dormir à la maison. Parfois, je voyais l’oncologue seul, pour ne pas l’inquiéter plus. C’était notre petite entente avec le médecin. Quand ma femme venait, la visite était très cordiale, rassurante, presque anodine.

 

Je souffrais terriblement. Je n’avais pu m’empêcher de lui dire qu’à chaque chimio, j’avais l’impression qu’un tram m’avait roulé sur le corps.

 

Un jour, elle avait été très émue par une conversation dans la salle d’injection. Nous étions alignés chacun derrière un rideau, à ma gauche se trouvait vraisemblablement un homme. Il demandait à l’infirmière de lui commander un taxi, pour après, quand ce serait fini. L’infirmière le questionna pour savoir si quelqu’un ne pouvait pas venir le chercher. Il répondit que non. Elle continua en demandant si quelqu’un serait avec lui à la maison, Il répondit que non. Ma femme en avait les larmes aux yeux. Je fermais les miens, pensant que j’avais ma maison et ma compagne pour m’entourer, mes enfants, mes collègues.

 

Quand les chimios furent terminées, oh miracle, les métastases, même les plus grosse qui devaient bien faire cinq centimètres de diamètre, avaient disparu. Rien. Plus rien. Notre voisin et ami médecin qui travaillait dans la même clinique nous avait rendu visite. J’étais dans ma chambre, ma femme à mes côtés. Il avait dit avoir vu les radios et avoir même pensé que ce n’étaient pas les miennes. Tant elles étaient nettes. C’était merveilleux.

 

Alors ma femme a continué à faire comme si. Comme si la vie était belle, comme si nous avions le temps, la vie, l’argent, la joie, l’éternité pour nous. Les petites sorties, les week-ends, les diners…

 

Un jour j’eus mal au cou. Retour au rayon radiographie. Une vertèbre n’existait plus. Rongée par la suite de ce qui avait commencé au pied. Un nuage sur la radio. Cette maladie était vraiment multiforme. Il fallait trouver un chirurgien spécialisé dans les vertèbres cervicales. Par chance, il y en avait encore un. Un géant, un doux géant. Il nous raconta que dans d’autres pays, son métier disparaissait, car les risques étaient si importants pour le patient que les chirurgiens se faisaient attaquer en procès et finissaient par renoncer à vouloir opérer ce type de lésions. Trop grave. Trop dangereux.

 

Je me retrouvais en haut de l’hôpital, avec une vue splendide. Ma femme assise sur le lit, elle me montrait un cahier dans lequel elle avait découpé des annonces de maisons en Provence. « Tu ne pourras plus skier, alors nous irons dans le sud » me dit-elle en souriant. Je ne pourrais plus skier. Ma vertèbre avait été remplacée par une tige métallique. Ma tête tenait sur une tige. Comment le penser ? Le film « Au cœur des ténèbres » me revenait sans cesse à l’esprit. Des têtes sur des piques.

 

Je portais une minerve, pour soulager la douleur.

Ma femme m’avait acheté un semainier, le nombre de médicaments à ingurgiter devenant élevé, et la gestion complexe.

 

J’avais dû le dire au bureau. J’avais informé mes collègues, et mes clients, que j’étais atteint du cancer. J’avais utilisé les mots les plus simples, les moins alarmistes. Je continuais à avancer. Je continuais à me battre. Pour la vie. Pour nous, pour ma famille, mes enfants et ma femme.

 

La douleur nous rappelle que nous sommes vivants. En sortant de l’hôpital, nous partîmes dans le sud. Nous devions visiter des maisons. Et nous visitâmes des maisons. Nous logions dans une chambre d’hôtes, près d’Avignon. Les cigales, les lavandes, le ciel bleu. Tout y était idyllique. J’avais mal, horriblement mal. Je suivais les visites. Nous avons aimé, enfin, surtout ma femme, une maison en pierres sèches, avec un beau terrain, couvert d’arbres. Elle avait toujours dit qu’elle ne vivrait pas à la campagne, mais là, dans le concert des cigales, de petits restaurants en jolis paysages, elle trouvait que c’était bien. Et j’étais d’accord. Je trouvais cela si beau. Tant de beauté. Et tant de souffrance.

 

La procédure d’achat prenant quelques mois, nous avons eu le temps de faire plusieurs aller-retours, dont celui avec les enfants. Il pleuvait à verse. Ma femme avait oublié sa veste dans la maison. Elle posait ses marques, inconsciemment.

 

Citadins et travaillant dans les bureaux, nous n’avions aucune idée des travaux à entreprendre. « Un coup de pinceau et c’est habitable » avait dit l’agent immobilier. C’était sans connaître ma femme… Nous avons tout refait : la peinture, certes, mais aussi les portes, les plafonds, les salles de bain, la cuisine, le parquet. Tout. Ces travaux nous occupaient. Nous étions toujours en train d’organiser, de réfléchir, de faire, de modifier… Nous avions entrepris d’enlever tous les lierres qui s’enroulaient aux arbres dans le terrain. Des jours et des jours nous avons arraché ces lianes, à en abimer nos mains. Nous coupions, tirions, enlevant, arrachant. J’avais perdu mes cheveux. En fait, quand j’avais commencé à les perdre, ma femme avait à nouveau été comme choquée, puis, à son habitude, elle avait pris une décision. Sous la douche, avec un rasoir, elle m’avait enlevé les rares touffes qui s’agrippaient. Chauve, on ne voyait pas que je perdais mes cheveux.

 

Puis il y eut la hanche. Et les poumons qui neigeaient à nouveau. J’avais perdu beaucoup de poids, mes os pointaient sous la peau. Ma femme dormait toujours à mes côtés. Je me décharnais. Je sais que je sentais mauvais. Que je bougeais, que je parlais, que je gémissais. Je sais. Et ma femme dormait toujours à mes côtés.

 

On me mit une sorte de porte près du cœur, pour pouvoir m’injecter des produits plus facilement. Je ressemblais à cette horrible scène du film « Dune », avec Sting, dans lequel le méchant personnage boit le sang de ses victimes en leur mettant une sorte de bouchon sur une artère au cou.

 

J’étais sage. Je travaillais encore deux jours par semaine. Je suivais mes traitements, je prenais mes pilules. Je me battais comme il faut contre cette maladie. J’écoutais l’oncologue. Je vivais tous les moments magiques que ma femme nous organisait. Je faisais bonne figure.

 

La hanche. Les poumons. Et quoi encore ? Je commençais à me fatiguer. Mon corps était fatigué. J’avais mal, avec ma tête sur sa tige. Ma femme organisa mon anniversaire. Nos voisins et amis étaient présents. J’allais commencer un nouveau traitement, expérimental, après. Ma femme avait insisté pour que ce soit après, après mon anniversaire. J’avais perdu la moitié de mon poids, ou presque. Le matin même j’étais tombé, je n’arrivais plus à me relever. Ma montre s’était abimée. Un cadeau de ma femme. Un magnifique chrono suisse. Le remontoir était tout tordu, plein de terre. J’avais attendu pour qu’elle vienne m’aider à me relever. Je n’y arrivais pas.

 

Pour mon anniversaire, elle décora le gâteau avec des bougies. Elle avait mis une belle robe rouge, que nous avions achetée au marché, ensemble. Ma chemise en lin flottait autour de mes côtes. Ma minerve me bloquait pour souffler les bougies. Je m’agrippais à ce que je trouvais.

 

La dernière chimio commença. Elle venait des profondeurs de la mer. Je crois qu’ils essayaient tout et n’importe quoi. J’avais signé un accord. Je faisais le cobaye. Volontairement. Quand je rentrais à la maison, je sus que cette chimio était la dernière.

 

Deux jours après, ma femme me mena à la clinique. On me donna une chambre. Dans une autre aile de la clinique. Elle ne comprenait pas. Elle demanda pourquoi je n’avais pas la même chambre que d’habitude. La gentille dame à la réception la regardait en souriant gentiment. C’est cette chambre qui est disponible actuellement. On m’y installa. Je n’arrivais presque plus à tenir sur mes jambes. Les enfants arrivèrent. Nous allâmes prendre un verre sur la terrasse. Je leur ai dit que je voulais aller faire du ski à Marrakech. J’avais très envie de faire du ski à Marrakech.

 

Couché, j’attendais. Encore et encore. Mais qu’est-ce que j’attendais donc ? J’avais fait ce qu’il fallait. J’avais décidé de me battre. Et après ? Qu’y avait-il au-delà ? Je devais rester ici, pour ma femme, mes enfants, ma vie. Et après ? Qu’y avait-il au-delà ? De quoi avais-je donc si peur ?

 

Je pense que je n’ai même pas décidé. C’était une évidence. Je voulais aller faire du ski à Marrakech. Je voulais aller au-delà. Au-delà de ma souffrance, de celle de mes proches. Au-delà de la science. Au-delà de la bataille, au-delà de la guerre contre ce cancer. Au-delà de la beauté de la vie. Au-delà de l’amour des miens. Je sentais que je partais. « Faire du ski à Marrakech ». Au-delà de la rationalité, au-delà des souvenirs, au-delà de l’être.

 

Mes poumons se remplirent d’eau, c’étaient mes larmes. Mes enfants me donnaient la main, ma femme pleurait. Comment leur faire comprendre qu’au-delà, je serai avec eux pour toujours ?

 

C’était un samedi. Deux jours après, deux jours seulement. En souvenir de mon souvenir, elle organisa un voyage avec les enfants à Marrakech. Ils ne virent ni neige, ni ski, mais commencèrent ensemble leur chemin de souffrance qui ne les quitta plus.

 

Ce que je ne savais pas, c’est que j’allais devenir leur cancer, que le cancer continuerait à ronger notre famille, que le cancer continuerait son oeuvre au-delà de moi.

 

 

 

Commentaires (1)

J. L. Martin
17.07.2024

Terrible et terriblement bien écrit.

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