Créé le: 21.05.2024
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Attilia

NouvelleAu-delà 2024

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Julien perd son épouse dans un accident de la circulation...
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Attilia

 

On a bien raison de dire « con comme la mort ». Cela vaut particulièrement pour celle d’Attilia dont la voiture fit une sortie de route quelque part dans la Côte, ainsi qu’on appelle les monts couverts de forêts qui s’élèvent entre Vichy et Roanne. Elle avait freiné dans un virage, dérapé sur le gravillon frais et terminé sa course au fond d’une ravine. C’était en plein été, les pompiers mirent plusieurs jours à retrouver son véhicule et ôtèrent de l’épave un corps déjà très abîmé.

 

Jamais couple ne fut mieux assorti que celui d’Attilia et de Julien. Jeune commissaire priseur, il avait repris en 1969 une charge vacante à Vichy et considérablement développé l’activité de la maison de vente en alternant des vacations courantes et des enchères spécialisées. Elle avait, pour sa part, ouvert une galerie d’art rue Wilson, donnant sur le Parc des Sources, et dont la programmation audacieuse épatait les bourgeois et les curistes. Les époux formaient une union harmonieuse et complémentaire où Attilia était l’émotion et Julien la raison, à moins que ce ne fût l’inverse. Parfaitement appariés, et sans cesse de connivence, ils riaient ou s’affligeaient des mêmes choses et prenaient aussi du plaisir à se taquiner, mais en sachant toujours s’arrêter avant de blesser l’autre. Elle et lui habitaient une belle villa sur le quai d’Allier. La maison était fréquentée par une foule d’amis attirés par leur bonne humeur, la supériorité de leur conversation et la flamme rayonnante de leur amour mutuel qui irradiait comme un feu.

 

À la mort d’Attilia, Julien, ravagé par le chagrin, céda son affaire, brada la villa et quitta Vichy avec l’intention de ne jamais y revenir. Il proposa ses services à ses cousins suisses, Julius et Dietrich Kahner, qui possédaient une prestigieuse maison de vente à Genève. Connaissant la probité de Julien, son ardeur au travail et son œil d’expert, ils lui ouvrirent les bras. Il se jeta à corps perdu dans ses nouvelles fonctions et s’investit entièrement dans sa carrière professionnelle. C’est à peine s’il avait une vie personnelle, tant son métier l’occupait à plein temps. Plusieurs fois cependant, Julien fréquenta des femmes. Mais aucune ne soutenait la comparaison avec Attilia, et ses tentatives de reprise d’une vie de couple se soldèrent toutes par un échec. Le souvenir de sa défunte épouse ne pouvait décidément par s’éteindre. Les années passèrent ainsi, en inventaires et en prisées, en vacations et en enchères.

 

Un jour de juin 2007, un collectionneur vichyssois prit contact avec la maison Khaner pour faire estimer une huile sur toile de Jacques-Émile Blanche. En parfaite connaissance de l’histoire personnelle de Julien, et pour éviter à son cousin de se retremper dans un passé douloureux, Dietrich Khaner proposa de se charger lui-même de cette mission. Mais Julien, décidé à affronter ses souvenirs, insista pour aller voir le tableau.

 

Par l’effet d’une coïncidence, le vendeur habitait rue Wilson et, pour se rendre chez lui, Julien dut passer devant l’ancienne galerie d’art d’Attilia. Le local était devenu une confiserie où l’on trouvait les spécialités de Vichy : pastilles à la menthe, sucres d’orge et pâtes de fruits ! Le rendez-vous avec le client fut rondement mené. Il possédait un superbe portrait de la comtesse de Chevigné, dont la signature était indiscutable et l’estimation basse de cinq-cent-mille euros. Une fois le mandat de vente signé et les modalités d’enlèvement définies, Julien prit congé mais, avant de reprendre la route, décida de revoir la villa du quai d’Allier.

 

Il trouva celle-ci à l’abandon et en piteux état. Une brèche avait été pratiquée dans la clôture. Julien s’y engagea et pénétra dans le jardin envahi par des armoises et des viornes aussi hautes que lui. La porte d’entrée avait été enfoncée et il put s’introduire dans la maison. Une fois à l’intérieur, il fut pris à la gorge par une forte odeur d’urine. Les murs du séjour étaient couverts de graffiti et le dallage jonché de seringues et de préservatifs usagés, ne laissant aucun doute sur l’usage nocturne qui était fait des lieux. Il monta à l’étage plongé dans l’obscurité, tous les volets étant clos. Cependant, il lui sembla qu’une faible lumière émanait de ce qui avait été la chambre nuptiale. Il s’y avança et aperçut une jeune femme assise en tailleur à même le sol, dans un angle de la pièce. Elle fixait une petite flamme vacillante posée à terre, pareille à une veilleuse du Saint-Sacrement ou une de ces bougies qu’on allume sur les tombes dans les cimetières. La personne leva la tête et Julien reconnut Attilia !

 

–                C’est toi ? dit-elle, d’une voix rêveuse et mélancolique. Mais où étais-tu donc ?

 

Elle avait prononcé ces mots sur un ton qui aurait fendu le cœur de la plus épaisse des brutes.

 

–                Mais, je te croyais morte, répondit-il.

 

Au même instant, un fort coup de vent ouvrit les persiennes métalliques, le jour s’engouffra dans la pièce et l’apparition disparut. Julien la chercha dans tous les recoins de l’habitation, sans la trouver. Il ressortit de la propriété et sonna à la porte de la maison voisine. Une femme vint ouvrir.

 

–                Pardon, Madame, dit Julien. Savez-vous si le « 198 » est à vendre ?

 

–                Depuis dix ans ! Pourquoi ? Vous êtes acheteur ? Ce serait une bénédiction. C’est devenu le rendez-vous de tous les petits crapauds des environs. J’ai dû appeler la police plusieurs fois.

 

–                Quelle est l’agence chargée de la transaction ?

 

–                Sarrois, rue Bonin.

 

Il s’y précipita. Quand l’agent immobilier entendit qu’un client était intéressé par le « 198, quai d’Allier », il surgit de son bureau et entoura Julien des égards les plus attentionnés. En un moment, la promesse d’achat fut signée sans discussion du prix. De retour à Genève, Julien céda ses parts à ses cousins médusés qui essayèrent en vain de le retenir. Dans la quinzaine qui suivit, l’acte authentique fut passé devant maître Dourdat, notaire à Bellerive, et Julien crut un instant que les vendeurs, fous de joie, allaient se mettre à genoux pour lui baiser les mains.

 

À nouveau propriétaire de la villa, il la fit rénover de fond en comble et rétablit la décoration intérieure au plus près de ce qu’elle était à la mort de son épouse. Il retrouva en particuliers pour le revêtement des murs, cette nuance de gris tourdille qu’Attilia affectionnait tant. Il acquit plusieurs œuvres d’artistes que sa défunte femme avait jadis exposés dans sa galerie. Il fit venir de Khairouan des tapis noués, semblables à ceux qu’ils avaient rapportés un jour d’un voyage en Tunisie. Il trouva un plafonnier et un lustre à huit lumières de Gaetano Sciolari pour éclairer le salon et la salle à manger, qu’il meubla par des tables, des sièges et une enfilade de Charlotte Perriand. Il mit une dernière main à l’agencement des lieux, en accrochant dans le séjour un tableau de Czeslaw Poraszko qui représentait Attilia à l’âge de seize ans, chez ses parents à Locarno, pendant l’été 1961. Le portraitiste, alors en résidence à l’Académie tessinoise, l’avait représentée de face et vêtue d’une robe de mousseline à col pierrot rayé bleu et blanc. Ses lèvres esquissaient un sourire à peine perceptible. Son visage, dévoré par deux grand yeux en amandes, était éclairé latéralement par un rayon de soleil qui projetait une ombre indigo sur son profil gauche. Le peintre avait su restituer la beauté énigmatique et singulière de ses traits, et l’intensité captivante de son regard tout à la fois candide et malicieux.

 

Julien emménagea dans les premiers jours de janvier dans une maison fin prête pour l’accueillir. Il embaucha une Capverdienne pour assurer les tâches ménagères et préparer ses repas. Son nom était Ariana.  Elle se prit d’affection pour son nouvel employeur car il lui parlait avec douceur, et posait souvent des questions sur sa famille et son pays natal.

 

Les semaines et les mois passèrent sans qu’Attilia ne se manifestât d’une manière ou d’une autre.

 

Après tout, pensa Julien, la femme aperçue dans la villa à l’abandon était peut-être une jeune toxicomane qui a prit la fuite en me voyant.

 

Mais, un soir, alors qu’il revenait de la cuisine avec une bouteille d’Aÿ grand cru, il trouva Attilia assise sur le divan du salon. Il se regardèrent avec tendresse, se sourirent et entamèrent une conversation aussi naturellement que s’ils l’avaient interrompue la veille.

 

Le lendemain, Ariana fut étonnée de trouver sur la table basse du séjour une flute à champagne vide et une autre pleine. Dans les jours qui suivirent, elle entendit Julien s’entretenir avec un interlocuteur imaginaire. Un samedi, après qu’Ariana eût fini son service, Julien lui tint ces propos énigmatiques :

 

–                Sachez qu’Attilia est très satisfaite de votre travail !

 

L’employée de maison pensa que son patron était un peu dérangé, mais s’en accommoda fort bien.

 

Un après-midi de mai, alors que Julien flânait dans le Parc des Sources, il entendit quelqu’un l’interpeler d’une voix forte :

 

–                Julien !

 

Il se retourna et reconnut Jacques de Chambreuges, un ami qu’il avait perdu de vue après l’accident de son épouse.

 

–                Comme c’est bon de te retrouver ! que fais-tu à Vichy ?

 

–                Figure-toi que j’ai racheté la villa du quai d’Allier. Viens donc boire l’apéritif à la maison vers six heures ! cela ferait tant plaisir à Attilia de te revoir !

 

À ces mots, le visage de Jacques changea de physionomie et il pensa que Julien était en enfance. Il accepta l’invitation mais, le soir venu, ne l’honora point.

 

Les choses prirent un tout autre tour, quand Julien s’avisa d’aller à l’Opéra de Vichy avec Attilia. Il réserva deux places pour la reprise du Prisonnier anglais, une œuvre d’André Grétry qui n’avait pas été exécutée depuis 1787. Quelques instants avant le début de la représentation, tandis que les lumières commençaient à s’éteindre, l’ouvreuse désigna à un spectateur arrivé à la dernière minute, et contre un gros pourboire, le fauteuil vacant à gauche de Julien.

 

–                Vous ne pouvez pas faire attention ! hurla-t-il au retardataire.

 

La chaisière revint sur ses pas et demanda ce qui se passait.

 

–                Monsieur s’est assis sur ma femme ! répondit Julien.

 

–                Mais, où est-elle donc ? demanda la placière.

 

–                Il est fou ! dit l’autre.

 

Le pompier en faction s’en mêla et menaça d’appeler la police si le calme ne revenait pas de suite. Le lever de rideau fut différé par cet incident et Julien, révolté par la grossièreté de ces gens, lança :

 

–                Viens, Attilia, ils sont trop bêtes ! allons-nous-en !

 

Une semaine après cet esclandre, il trouva bon d’emmener Attilia passer quelques jours à Paris. Il choisit de s’y rendre par le train et acheta deux billets. À Gien, monta un voyageur qui voulut s’asseoir sur le siège que Julien croyait occupé par son épouse. Sa réaction fut aussi vive qu’à l’opéra de Vichy. Les deux hommes se crièrent dessus, échangèrent des insultes et en vinrent rapidement aux voies de fait ! Les contrôleurs accoururent et séparèrent les lutteurs. Julien fut débarqué en gare de Nogent-sur-Vernisson, où l’attendait un peloton de gendarmerie. Quand le chef d’escadron découvrit que la femme, en compagnie de laquelle Julien prétendait se déplacer, était en réalité morte depuis plus de trente-cinq ans, il ordonna aussitôt, avec l’aval du préfet, son hospitalisation d’office dans l’établissement de santé mentale du département du Loiret !

 

La nouvelle des tribulations de Julien parvint à Genève, et les cousins Kahner obtinrent son transfert dans une clinique de Vevey, où il fut pris en charge par une excellente équipe de psychiatres. Au terme d’une longue thérapie, menée avec tact et délicatesse, ils parvinrent à convaincre Julien qu’il avait été le jouet d’hallucinations. Guéri, ou plutôt « stabilisé » comme dit la faculté, il fut autorisé à regagner son domicilie, à condition toutefois de suivre avec exactitude son traitement à base de psychotropes.

 

De retour à Vichy, il reprit Ariana à son service. Elle ne l’entendit plus parler à un allocutaire invisible. D’ailleurs, il ne disait plus rien et s’enferma dans un complet mutisme.

 

Un matin, en arrivant à la villa, Ariana trouva Julien mort dans son lit. Un second oreiller, à côté du sien, gardait la marque en creux d’une tête. Sur le dossier d’une chaise, se trouvaient des dessous féminins, des bas et une robe. Était-ce une femme qui avait posé sur une coiffeuse en ébène de macassar, meuble dont elle n’avait jamais remarqué la présence, des bagues, un collier de perles, et une brosse où étaient accrochés des cheveux blonds ?

 

Ariana prévint aussitôt les autorités qui firent translater le corps à l’institut médico-légal, et la maison du quai d’Allier fut à nouveau fermée aux vivants.

 

On est libre de penser que Julien avait passé sa dernière nuit en compagnie d’une femme de rencontre. Mais pourquoi serait-elle partie en laissant ses vêtements et des effets personnels ?

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