Créé le: 24.09.2018
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Athos Dei
Dans 16500 caractères vous ne serez plus la même personne.
Oui, c’est du marketing.
Un père de famille nous raconte sa jeunesse, sur un flashback.
Une histoire que l’on pourrait presque radoter au coin du feu, le bois crépitant et les feuilles soufflant… alors prenez votre plus beau plaid en poil de mouton et laissez-vous bercer par Athos Dei.
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Athos Dei
Quelques jours en arrière, ma gamine me regarda avec ses yeux brillants et sa bouche en O, « papa, tu m’assètes un p’tit sien ? »
Ma femme lui avait fait deux nattes, j’avais juste envie de la croquer.
Un chien. Qui souhaite s’encombrer d’un chien quand on habite en ville ?
Ceci dit lorsque j’avais son âge, peut-être un poil plus, j’en avais un. « Athos », c’était son nom, parce que ma mère était dada de Dumas. Mon père quant à lui, ne voulait pas d’un foutu clébard, « ça chie partout, faut le sortir et c’est une véritable corvée quand on part en vacances », disait-il.
Nous ne partions jamais en vacances.
Cependant, nous avions tout de même un chalet de villégiature et lorsque je désirais offrir un moment de répit à mes parents, je m’évadais dans les bois, le temps d’une ballade.
Cette fois-là, je me souviens qu’une bruine venait de vaporiser les pins, les lichens et les fumées de cerf, transformant la forêt en un micmac olfactif. Derrière un arbre, une touffe beige fouillait le sol en reniflant comme un porcelet. Quand il me vit, il accourut, remuant la queue en forme de cercle. Il vint se frotter à mes pieds, tout trémoussant du cul-cul. Je lui lançai un bâton et au lieu de courir le chercher, cet idiot d’animal se blottit contre mes mollets, d’abord en y collant sa truffe moite et terreuse, puis en me léchant pour me montrer que j’étais son meilleur ami.
Ma conscience d’antan voulait que je ne le ramenasse pas à la maison parce que d’avance, je connaissais la théorie paternelle, comme quoi on ne cueille pas une bête errante pouvant appartenir à quelqu’un d’autre ou pire, être un vecteur de maladies. Je le laissai donc au milieu de la forêt et m’en allai sans jamais me retourner, même si je m’y étais déjà attaché, à cette bête errante.
Au moment de franchir le pas de porte, un ramdam émana du jardin. La boule de poils fonça vers moi, la langue pendouillante de joie et de salive. Elle me passa entre les jambes, pour se retrouver au centre du salon. « C’est quoi ce clébard ? » demanda mon père. « Je l’ai trouvé dans la forêt, il n’a pas de collier, regarde », lui dis-je en pointant du doigt le cou de l’animal. « C’est exclu qu’on le garde. En plus il sent le chien mouillé », reprit-il. À ce moment-là, il fila dans les genoux de ma mère, se mit sur les pattes arrières comme le font les chiens de cirque, même un peu mieux. « Oh comme il est mignon, on le garde… » dit-elle caressant la peluche, avant de rajouter « toi aussi tu sens l’homme mouillé quand tu sors de la douche ».
Ce chien était tout petit, mais savait y faire. Il venait de séduire ma maman à coups de câlins et d’acrobaties, si bien que mon père n’eut d’autre choix que de l’accueillir.
Athos était un bâtard nain. Bâtard, car il ne ressemblait à rien, avec une oreille plus grande que l’autre et son regard vairon. Et nain, parce que le temps passait et les gens me disaient « mais comme tu as grandi », tandis qu’à lui, personne ne lui disait rien. Je pouvais toujours le porter dans le creux de mes bras. Souvent ça se terminait en léchouillette sur la joue. Un soir en l’emmenant à la cuisine, mon père tergiversait avec ma mère et lorsqu’il m’aperçut, il me jeta un « va te promener s’il te plait ». Il fronçait ses sourcils hirsutes et son sourire était aussi plat que les souris écrasées dont le chalet regorgeait. En partant, je tendis l’oreille pour écouter ce qui se chuchotait, « la semaine prochaine, nous déclarerons la faillite du magasin ». Après quoi j’entendis le POC d’un bouchon en liège.
Je pris Athos et m’en allai dans les bois.
Je faisais un pas, il en faisait toute une ribambelle, jouant avec de l’insecte et de l’oiseau, déterrant du champignon aussi. Avec son flair j’aurais pu l’éduquer à débusquer les truffes, mais papa disait que les bâtards dans son genre n’étaient pas des races truffières. On ne pouvait rien en tirer de ces chiens, c’était pour ça qu’il était seul dans la forêt, parce que personne n’en voulait. En plus, il était moche, soutenait-il.
Arrivé dans une clairière, il s’arrêta la patte en l’air et le regard furtif, comme s’il fallait maintenant se concentrer pour mieux chasser les moucherons. En deux temps trois coups de patte, il détala et disparut de mon champ de vision. « Athos ? » pas d’Athos. « Athos ? » je suivais la direction de sa débandade, qui me conduisit à un étang. Monsieur jouait avec une fille à bouclettes, les pieds dans l’eau. Elle lui tirait la queue pendant que lui, mordillait son poignet, ce qui la faisait visiblement rigoler. J’avais envie de me cacher, je portais un vieux jogging à trou et je ne m’étais même pas lavé les dents, ni mis du gel dans les cheveux. Mais je m’approchai et je lui décrochai un « salut » miniature. Quand elle me vit, elle lâcha la queue d’Athos, « oh… lu », ses joues devinrent rouges et elle regarda ses pieds patauger dans la flaque.
Je m’assis à côté d’elle, « tu fais quoi ? » lui demandai-je. Elle faisait des ondes dans l’eau, avec une branche. « Lorsque tu tapes, ça va jusqu’au fond », dit-elle en fouettant la surface du petit lac. Elle, c’était Gwendoline. Enfin, « je m’appelle Sara », me dit-elle. « Je t’appellerai Gwendoline, alors », lui répondis-je. Mon cerveau disjonctait, c’était agréable, mais je n’avais aucun contrôle sur ce qui sortait de ma bouche. Elle rougit et dit « oh… d’accord ». Quand elle souriait, une petite fossette se creusait dans sa joue, ce qui lui donnait un air coquin lui allant terriblement bien. Après quelques minutes, le verbiage éreinté, je ne sus plus quoi lui dire. Je me levai et je lui lançai la première chose qui me passa par la tête, « alors à demain », avant de décamper sans même écouter sa réponse.
Tacitement, nous nous étions mis d’accord : rendez-vous à la mare, au soleil fuyant.
À la maison, plus le temps avançait, plus les POCs s’intensifiaient et plus la barbe à papa prenait des allures de broussaille blanchissante. Le matin il se réveillait après moi, puis nous quittait ma mère et moi, en chevrotant quelque chose comme « je vais mendier pour trouver un emploi ». Quand je lui demandais comment ça allait, il me répondait, « ça ne va pas, mais maman m’interdit de te parler de ça », puis rajoutait, sans décrocher les yeux de la télévision, « alors si maman interdit, papa obéit ». Je haïssais ce genre de remarques, c’était comme s’il s’attaquait directement à elle, à travers ces propos.
Je passais mon temps à la regarder se préparer, ma mère, assis dans un coin de la salle de bain. On discutait, pendant qu’elle s’étalait de la crème pour avoir une peau douce. Puis elle se bouclait les cheveux avec son fer à friser que j’appelais le tube chauffant. Ensuite elle tamponnait un pompon sur le visage. Lorsque je la questionnais sur l’utilité de tous ces outils, elle me souriait « ça ne s’appelle pas un pompon, c’est un pinceau à blush », puis ajoutait, « c’est pour avoir une meilleure mine ». Avec ces pinceaux, crayons et couleurs, en chaque femme réside une artiste et elle, c’était la Michel-Ange de la beauté.
Un soir, elle rentra plus tard qu’à l’accoutumée. Le pater familias dormait sur le divan, le verre de gnôle sur le rebord éraflé de la table. Et moi… je ne me rappelle plus de ce que je faisais. Mais ce dont je me rappelle, c’est de son sourire et de sa main qui se balançait pour me faire coucou, comme pour ne pas réveiller le père ronflard, qui finit la nuit où il l’avait commencée. Le lendemain, ma mère prépara une salade, ou un ragoût. Les repas, c’était toujours elle qui s’en chargeait. Mais mon père resta figé devant son assiette, la main sur la fourchette. « Quelque chose ne va pas ? », lui demanda-t-elle. Il leva les yeux en gardant la tête baissée. Sa paluche vint sur le bord de l’assiette, sa poitrine se gonfla plus que d’ordinaire et son nez se mit à siffler un adagio qui m’était inconnu. Il cria, « espèce de salope », saisit l’assiette, la propulsa contre le mur. C’était du ragoût, il dégoulinait sur le crépi. Il quitta la table, ses yeux n’ayant toujours pas décroché de ceux de ma mère. À présent il respirait par la bouche, pantelant comme une charogne. Il s’approcha d’elle, arrêta de cligner. Il leva la main au moins jusqu’au plafond et du revers, gifla ma mère qui n’essaya même pas de se protéger. Elle tomba de sa chaise, comme tombent les sacs d’ordures, au ralenti et sans retenue aucune. Mes jambes commencèrent à trembler, j’avais envie de vomir et de pleurer à la fois. Fallait-il rester ou fuir, défendre ma mère ou tabasser mon père, je n’eus le temps de me poser toutes ces questions. « Athos, viens », à tout bastringue nous partîmes, direction l’étang. Le soleil pas encore couché, Gwendy, pas là. J’enlevai mes pantoufles crottées de terreur, mis les pieds dans l’eau. Les poings serrés, je hurlai jusqu’à déchirer mes cordes vocales. De rage, de haine, mais sans pleurer. Parce qu’un garçon, ça ne pleure pas. Jamais.
Lorsqu’elle arriva, elle me demanda, « tes yeux, t’as fait quoi ? » ils devaient être cramoisis. Je lui expliquai ce qui se passa, avec les cris de ma mère, le patchwork de ragoût. Elle me prit la main, « viens à la maison ». Elle habitait un immeuble ordinaire dans le village voisin. Une forte odeur de sardine embaumait les couloirs et elle vivait avec sa maman. « Mam, c’est le garçon d’qui je t’ai parlé », lui dit-elle. En guise de présentation, elle lui raconta mes mésaventures, après quoi sa maman me fit un bisou sur le front. Par compassion, par empathie ou par pitié.
Gwendy avait un secret pour sortir les gens de leur tristesse : quand tout allait mal, il fallait écouter de la musique, « tout va mieux avec un peu de musique », affirmait-elle. Dans le salon, il y avait un piano droit. Ce soir-là, elle sauta sur le banc, les pieds flottants. Elle me dit d’écouter attentivement, « c’est mon air favori » et se mit à caresser les touches sur ce qu’elle appela un clair de lune. Lorsqu’elle jouait, elle fermait les yeux. Parfois, elle glissait un « oups », suivi d’une grimace, ça voulait dire que son doigt prenait des libertés. Mais moi je n’entendais pas la différence, tout semblait si harmonieux, jusqu’au froufrou de ses phalanges sur le clavier. « Je vais t’apprendre à jouer », me dit-elle, « viens à côté de moi ». Je pris place sur le banc, mes pieds eux aussi suspendus. « Mets les mains comme ça… », elle me montra la manière dont elle écartait les doigts « … et tu appuies doucement ». À la voir jouer ça paraissait si simple, si facile. Mais quand j’appuyai, mes paluches se comportèrent comme de gros cailloux secs. « On dirait du Chopin », dit-elle en souriant de la fossette. Son épaule frôla mon épaule, « dou-ce-ment tu dois appuyer », puis posa sa main sur la mienne, pour me faire comprendre ce que dou-ce-ment signifiait.
Tout était artistique chez elle, de sa façon d’enseigner ce qu’elle aimait, à sa façon d’affronter les affres de la vie. Même ses cheveux bouclés, qui bougeaient au gré des notes, étaient artistiques. Et Athos, couché sous nos pieds, remuait la queue quand on le regardait.
C’était la première fois que je fuguais de la maison.
Et c’était la première fois que je dormais chez une fille.
Le lendemain, j’avais peur de retourner au chalet.
J’avais raison.
À peine la porte d’entrée franchie, mon père depuis son sofa m’interpella, « t’étais où hier soir ? »
À sa question, je ne répondis rien. Dans la pièce ça empestait l’alcool bon marché. Je me dirigeai en direction de ma chambre, mais il se leva, titubant des jarrets et me bloqua le passage, « t’étais où hier soir ? » redemanda-t-il, les sourcils dressés comme des petits militaires prêts à fusiller un insoumis. Pas un mot ne s’enfuit de ma bouche. Alors il m’empoigna par le pyjama, « t’étais où hier soir ? » colla son nez contre le mien, serra les dents, ce qui congestionna ses muscles masséters. Son visage, déformé. Il me projeta à terre. Ma mère accourut, « ne t’occupe pas de ça », lui dit-il. Il passa ensuite derrière mon dos. Je me mis en boule, les mains sur les oreilles. « Tu vas me dire où tu étais hier soir », je chantai une chanson pour ne plus l’entendre et fermai les yeux pour que le temps s’accélère. Jusqu’à ce qu’un coup de pied dans les lombaires me sortît de ma bulle. Ma mère hurla et lui sauta sur le dos pour l’empêcher de continuer. Elle se fit éjecter contre le mur, comme du ragoût. Pleurs. « Regarde maman », me dit-il en ricanant, « à cause de toi, elle souffre ». Athos courut se blottir contre moi, vers mon cou. « Je n’aime pas les enfants qui désobéissent », grogna-t-il.
Après avoir prononcé ces mots, je vis sa jambe se lever vers l’arrière pour prendre de l’élan, puis son pied s’approcher de mon visage. Dilatation du temps. J’entendis mon chien faire un « maouh », le même maouh qu’il faisait quand on lui marchait sur la queue. Lorsque j’ouvris les yeux, Athos était sonné, il avait absorbé le coup, ses paupières frétillaient et son cœur dansait une funeste lambada. Ma mère arriva derrière le bourreau. Dans ses mains, elle serrait le couperet avec lequel elle brisait les os de la volaille. Elle hurla « tu touches encore un cheveu de mon fils et je jure devant Dieu que je t’arrache les couilles », s’adressa ensuite à moi, « va-t’en mon chéri ». De ma vie je ne l’avais jamais vue comme ça. Sa crinière recouvrait une partie de son visage, les veines sortaient de son cou et ses yeux avaient viré noirs, comme la scène qui se déroulait devant moi.
Tout se répétait, en plus violent, en plus intense.
Je pris Athos et m’enfuis.
Je filai chez Gwendy, courant dans ces couloirs interminables au parfum de sardines flétries, avant de sonner, Athos dans les bras. « Que s’est-il passé ? » demanda sa mère. Je lui expliquai qu’Athos m’avait probablement sauvé la vie et qu’il ne s’était pas encore réveillé. On le coucha sur le divan du salon.
On attendit.
On attendit encore.
Mais Athos ne se réveilla plus.
Mon père m’avait éduqué à ne jamais pleurer, à rester stoïque face à l’adversité. Peut-être qu’à ce moment-là, je n’avais plus envie de croire à ses conneries. Et je me mis à pleurer, devant ma Gwendy et sa mère qui me prit dans ses bras. Gwendy se leva, « prends Athos et suis-moi ». Elle ne me laissa guère le choix, me tirant par la main. J’avais la carcasse d’Athos sous mon aisselle et le visage trempé. Elle m’emmena dans sa cave, d’où elle sortit des ballons. Plein de ballons. Et une bonbonne. « Ce sont ceux de mon anniversaire », me dit-elle.
Maintenant qu’Athos n’était plus, il devait aller au ciel. « On va l’aider à rejoindre les siens », ajouta-t-elle.
La nuit venait de tomber, on se rendit à l’étang pour gonfler les ballons. On les accrocha autour de la taille d’Athos, un par un, jusqu’à en inverser la gravité. La grappe de chagrin coloré s’éleva, sans l’ombre d’un mot, sous le regard d’un clair de lune.
Notre clair de lune.
On garda la tête haute pour le voir disparaître au loin, un torticolis naissant.
Les gens enterraient les défunts, nous avions décidé de faire de lui un ange.
Quelques jours plus tard, la maman de Gwendy ramena une manchette de journal sur laquelle on pouvait lire, « un chien tombe du ciel et assomme un passant ». S’il s’était vu refuser les portes du paradis canin, personne ne le savait, cependant même trépassé, il continuait à nous amuser. Surtout la mère de Gwendy, qui s’esclaffa, « ça restera notre petit secret ».
Cette anecdote ressort souvent lors des repas en société, bien que sous une forme saccharinée : pour le commun des mortels, Athos est décédé de vieillesse. Inutile d’épiloguer, car les gens ont cette fâcheuse tendance à s’improviser psychanalystes, en tirant des conclusions entre vie passée et action présente.
Après toutes ces années, je m’estime comblé. Autour de cette table sont assises les quatre femmes de mon cœur, ma fille, ma moitié, ma mère et Gwendy, qui nous présente pour la première fois son amoureuse. Amoureuse qui charme tout le monde avec ses histoires de traversée du désert en moto. C’est une originale, je l’aime déjà.
« Papaaaaaa, regarde ce que ‘Wendy m’a offert », ma puce tient entre les mains une boite à musique qui, lorsque l’on tourne la manivelle, carillonne la mélodie que l’on jouait au piano, les pieds dans l’air.
Au moment où l’on s’apprête à entamer l’apéritif, on sonne. Ma petite princesse court en direction de l’entrée, avec Rocky qui la suit comme si l’invité était pour lui. Dans l’appartement, plus personne ne palabre, même les mouches ont arrêté de moucher. Elle saisit la poignée, ouvre la porte et de sa plus belle voix de colibri, hurle, « grand-papiiiii ! »
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