Créé le: 30.09.2018
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Alfred
Un homme emménage dans un nouvel appartement, souhaitant se détacher du monde.
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« Vous êtes arrivé à destination ». Pas trop tôt, deux heures de route pour venir jusqu’ici, la voiture prête à exploser, de quoi devenir claustrophobe.
Je descends et contemple l’immeuble qui se dresse devant moi. Pas que ce soit la première fois que je le vois, mais, la nuit, force est de constater qu’il a un petit air étrange. Toutes ces fenêtres allumées, on dirait un vieux sapin de Noël avec ses guirlandes.
Quelle heure est-il ? Personne ne dort encore ? Je le savais, c’est trop tôt. Maudit GPS, je n’aurais pas dû prendre ce raccourci. J’ouvre le coffre et commence à décharger. J’aurais pu demander de l’aide, mais c’est plus simple comme ça. Ça va, je n’ai pas tant de cartons au final, en deux-trois aller retours ce sera réglé.
«-Monsieur Sinder ! » Je sursaute. «-Heu oui ? » « -Je suis content de vous croiser, justement j’avais oublié de vous transmettre quelques règles de bonne conduite quand on s’est vus la semaine passée. » Des règles de bonne conduite… Je reste planté comme un idiot, mon carton en main. Ah ! Le concierge ! «-Ah oui. Oui, bien sûr. » Je balbutie, encore perdus dans mes pensées.
«-Bien alors… » Ses phrases s’entremêlent confuses dans mon cerveau totalement déconnecté.
«Au plaisir de vous revoir, Monsieur Sinder. » Deuxième sursaut. «-Au revoir Monsieur Boche. » L’homme me regarde décontenancé.
J’entre dans l’ascenseur priant pour ne croiser plus personne, encore embarrassé de cette courte interaction avec cet homme.
L’ascenseur s’ouvre.
Perdu.
«-Oh bonjour, vous emménagez ? »
«-Bonjour, oui.» Comme si ce n’était pas évident.
«-Besoin d’aide ? » Un grand sourire s’éclaire. Une femme blonde, la trentaine, peut être enceinte. Les yeux … verts ? Marrons ? «Vous m’avez l’air bien chargé, je peux appeler mon mari qu’il vienne vous aider. »
«-Heu non… merci. » Entre le vert et le brun, noisette, c’est ça le mot, les yeux noisettes.
«-Vous êtes seul ? »
«-Heu oui. » Elle a l’air presque déçue.
«-Et sinon.. » elle reprend, hésitante. Occupation ? Age ? Nationalité ? Trop tard, la porte de l’ascenseur s’ouvre.
«-Au revoir. » Je me dirige vers mon studio.
«-Florence. » Son bras bloque la fermeture des portes, presque violemment. Vu de plus près elle n’a pas l’air si jeune, peut-être bien qu’elle n’est pas enceinte finalement. Un petit rire gêné lui échappe, son bras penaud, pendant dans le vide.
«-Heu… Marc. » Je fais mine de recaler correctement le carton et me hâte vers la porte, glissant la clé dans la serrure. Enfin seul.
La sonnerie retentit. Trois coups. Polis. Je soupire, exaspéré. Mais enfin, laissez-moi seul !
J’ouvre la porte, affiche un sourire froid. Une vieille dame me fait face, une assiette dans les mains.
«-Vous devez être le nouveau voisin… Monsieur Sinder ? »
«-C’est moi. » Je plisse les yeux tentant de déchiffrer les plis de son visage. Une petite dame ni trop maigre ni trop grosse, tenant en équilibre sur des jambes qui avaient l’air bien robustes, en pantoufles rose criard.
«-Je suis votre voisine de pallier, Madame Bonan. » Des grognements secouent sa jambe droite. Elle sourit affectueusement « Mon petit chéri. » Je scrute la bête : de gros yeux noirs, luisants plantés sur une tête beigeâtre, les poils bien rasés. Son nez humide remue sans cesse comme à l’affût, et sa grosse langue pend de ses dents aiguisées.
Instinctivement, je recule d’un pas.
Je n’aime pas les chiens. C’est collant, sale, et puis surtout dangereux. Petit déjà, j’en avais fait l’expérience. J’avais douze ans, et comme tout gamin de cet âge à cette époque, l’été venu je me réjouissais de passer mon temps sur ma Gameboy sans avoir les parents derrière qui me répétaient de faire mes devoirs avant. Je partais rarement. Mes parents travaillaient comme des bêtes et ne prenaient des congés que pour les empêcher de sombrer en Burn out. Ils me mettaient alors chez une tante éloignée ou chez mes grands-parents une semaine et partaient profiter du soleil de je ne sais quel île lointaine. Mes vacances se limitaient donc à l’appartement étroit de tatie et à la maison campagnarde des grands-parents. Rien de bien exceptionnel, mais je m’en fichais, tant que j’avais mes jeux et un peu de liberté.
Un jour pourtant, ces grands mois d’été vides prirent un gout nouveau. Un copain de classe, Théo je crois, un petit rouquin sympathique, m’avait emmené avec lui dans son chalet de montagne. C’était un vieux chalet comme dans les films avec une cheminée dans un grand salon, et surtout un jardin immense. Une partie de la pelouse était tondue, l’autre s’étendait jusque dans une forêt, envahit par des mauvaises herbes hautes. C’est dans ces herbes qu’on passait notre temps à jouer à cache-cache ou autres jeux innocents appréciés à l’époque des enfants. Malgré les immondes bottes en caoutchouc qu’on on obligeait à porter, on revenait toujours un ou deux piqûres d’ortie sur les jambes. Un jour, lassés par le vieux caoutchouc collant à la peau, on avait abandonné nos paires quelque part dans le champ. Pieds et mollets nus, on découvrait l’agréable sensation d’herbe humide fraiche
Ce jour-là, comme enhardis par cette mini rébellion, on avait décidé de s’aventurer plus loin, partir à l’exploration de cette forêt mystérieuse. Sur le chemin, les pieds remuaient dans la terre, tentant d’éviter les champignons et les moisissures qu’on trouvait « dégueu », glissant de temps en temps sur une pierre couverte de mousse. Les branches feuillies s’agitaient dans le vent projetant au sol des reflets de lumières.
Soudain, des grognements retentirent dans la forêt à mi-chemin entre le hurlement du loup et l’aboiement du chien. Piqués de curiosité et un brin excités, on s’était pris au jeu des apprentis chausseurs, sur la trace de l’animal…
« Alfred. » Elle se baisse et caresse d’une main le chien. Alfred ? J’étouffe un rire, ramené à la réalité. Alfred ? De tous les noms qui existent sur terre, il faut quel choisisse ce nom. Un nom si distingué pour une chose pareille.
Alfred… c’est ma femme qui avait choisi ce nom ringard, en hommage à mon affreux beau-père qui heureusement pour le bien de l’humanité, ne tarda pas à rendre l’âme.
Je l’ai peu connu cet homme, mais je ne m’en porte que mieux. Les quelques interrogatoires, subit dans son bureau poussiéreux m’inspirent encore le dégout. Un homme arrogant, se croyant au centre monde toujours à ressortir de vieilles morales démodées et les présenter comme sacro-sainte vérité.
« Sois sage Alfred. » La bête bave béatement sous les caresses. Soudain, elle s’approche de moi.
Ecœuré, j’empoigne la poignée de ma porte. La femme me tend son assiette un grand sourire béat sur le visage.
« Waf waf waf waf. » Ses babines remuent. Abasourdi, je la regarde, sans comprendre. Elle parle je crois, mais je suis incapable de savoir de quoi. Ma main tremble et agrippe la poignée plus fort. Les petits yeux noirs vicieux se froncent.
« Waf waf waf ! » me presse-t-elle.
Epouvanté je me précipite chez moi et claque la porte.
Là, accolé contre la porte, je sens le chien juste derrière, prêt à me sauter à la gorge. Je verrouille à double tour et m’enfonce dans mon matelas, rudimentaire, au sol, encerclé d’un mur de cartons vides.
Le lendemain, terrifié par la scène de la veille, j’épie par le judas les mouvements de la voisine. Attendant une bonne demi-heure après sa sortie je me risque dans le corridor et descend dans l’allée. Des retraités discutent au rez-de chaussé, dans un amas de murmures, qui se tait à mon passage.
Je lance un « Bonjour » d’usage, qui reste, à mon grand étonnement sans réponse. Je hausse les épaules et continue mon chemin. De loin, les vieillards se reprennent leurs bavardages.
***
C’est dur. Taper sur le clavier, sourire aux clients, en mode automatique je sais faire. Mais chaque geste me prend deux fois plus de temps habituel. Du coin de l’œil j’aperçois l’agacement qui commence à monter, lentement. Eh bien, ma bonne vieille dame tu patienteras.
Dans ma tête encore embrouillée, je revois quelques images de la nuit. J’ai mal dormi, tenu constamment à la limite entre la conscience et le sommeil par des petits bruits vicieux.
Ils grésillent encore vivants dans ma tête, tels des parasites. Un son particulier, me revient; des aboiements de chien.
«-Monsieur Sinder ? »
« Waf, Waf, Waf », même tonalité, même intensité, c’était presque comique. Comme une radio cassée, répétant en boucle, sans cesse, le même passage.
« Monsieur Sinder ! »
La voix de mon patron. Je me retourne, surprit, les doigts pianotant encore sur le clavier.
« Veuillez me suivre, dans mon bureau. » La vieille dame s’impatiente, elle est gentiment redirigée vers mon collègue, lançant au passage quelques grommellements mécontents.
« Monsieur Sinder, vous n’êtes pas sans savoir que vous me mettez dans une position difficile…»
Le stress grimpe, m’empoigne. De mes neurones embrouillés s’échappent quelques phrases convenables, bien choisies.
«-Je m’excuse, ça ne se reproduira plus, vous pouvez compter sur moi. »
«-Monsieur Sinder, nous avons reçu des plaintes… »
«…de plusieurs clients. » Silence.
«-Je suis sincèrement navré, comme je vous l’ai déjà dit mon état… » Je reprends, hésitant.
«-Je suis au courant de votre situation, mais vous devez comprendre que vous n’êtes plus adapté au poste. »
Je lève le regard, et reste silencieux, captivé par la suite du discours bref et condescendant, m’invitant à prendre du repos à durée indéterminée. Je suis expressément congédié, retour à la maison. Onze heure trente, la première fois que je rentre aussi tôt.
Sur l’ascenseur, une affiche en grands caractères « En panne ». Un rire nerveux m’échappe. Résigné, je rumine en silence hypnotisé par mes souliers qui gravissent les marches me séparant du quatrième étage. A moitié essoufflé, j’entends des murmures l’étage au-dessus, le mien.
Une porte s’ouvre. Une jeune femme sort, un sac de commission au bras. Blonde, yeux marrons presque noisettes… Florence ?
«-Oh mais bonjour ! Vous devez être le nouveau voisin. »
Je lui serre la main, dubitatif. La voix est plus jeune et plus joviale.
Je n’ai pas le temps de distinguer sa silhouette, la femme disparait, engloutie par l’ascenseur. L’ascenseur ?? Ebahit j’observe les portes se refermer. C’est une blague !
Arrivé à mon étage, mon cœur bondit. Des officiers de police attendent sur le perron, entourés par le comité de vieilles personnes du voisinage. Toute cette masse se retourne brusquement, inquisitrice. Je déglutis lentement, mal à l’aise. On me lance des regards accusateurs. Sans comprendre je me fraye un passage.
«-Qu’est-ce qui se passe ? »
« La première fois que ça arrive, en trente ans, jamais vu ça. » Un policier tire son calepin et note quelques mots.
« Pauvre Madame Bonan, qui a bien pu faire ça ? »
« C’est dégoutant. » Acquiesce une jeune mère au foyer. Le stress m’envahit, toujours perdu dans le brouhaha d’indignations. Mais enfin que se passe-t-il ?
Un homme me pointe la porte d’en face.
De grandes lettres peintes en rouges « A-L-F-R-E-D ».On attend ma réaction. Un maladroit « Ya pas mort d’homme. » m’échappe. L’officier se tourne vers moi, prend ma déposition.
***
Je ressors quelques heures plus tard, soulagé de m’échapper de cet immeuble oppressant.
Je jette un coup d’œil à l’ascenseur, le panneau a disparu.
« Bonjour Monsieur Sinder, asseyez-vous je vous en prie ».
« Merci Docteur, de me recevoir si vite ». Je joue nerveusement avec mes doigts glacés.
« J’ai malheureusement de mauvaises nouvelles ». Mes oreilles bourdonnent. La tumeur a grandi, il ne l’avait pas prévu, elle appuie sur une zone de mon cerveau qui contrôle la reconnaissance des visages familiers. Prosopagnosie, c’est le nom de la maladie. Mais ça je le savais déjà, n’est-ce pas ? La tumeur pousse, s’enracine, inatteignable, inopérable. Plus que quelques mois à vivre, un an tout au plus…
« Monsieur Sinder ? Vous avez bien comprit ce que je veux dire ? » Pétrifié, je dévisage mon médecin, dont les deux yeux noirs luisants semblent me narguer. Un filet de bave coule le long de sa bouche qui se retrousse pour articuler quelques mots savants. De dégout je basse la tête, prêt à saisir du bout des doigts la feuille sur laquelle il gribouille quelques mots. Il me raccompagne à la porte, un peu soucieux.
De retour, le calme règne dans les étages. Désemparé, je m’appuie contre la rambarde de mon étage. La porte en face de moi semble prendre la forme d’un grand cercueil en bois. Des aboiements se font entendre, de plus en plus intenses, de plus en plus proches.
***
Je sens une présence. Alfred est là, ses gros yeux noirs fixés sur moi. Je vois une ombre projeté sur la porte, à côté de mon armoire. Mon cœur se glace ; paralysé cloué sur le lit, je l’observe, remplit d’épouvante, s’approcher lentement, recouvrir progressivement mon lit de noir.
Des grognements bourdonnent dans mes oreilles. Je veux crier, mais seul un gémissement faiblard m’échappe.
Un poids s’appuie contre ma poitrine, et je sens des poils humides.
***
«-Allô ? » Ma voix sonne rêche, désagréable. Particulièrement de mauvaise humeur, tiré de mes faibles heures de sommeil, je maudis intérieurement mon interlocuteur matinal.
«-C’est moi. » Toi qui ? Je n’aime pas les devinettes, surtout le matin, mais il n’existe qu’une seule personne qui se permet de me répondre de cette manière. Même ma femme répondait par son prénom, bien que je trouvais cela toujours trop coincé et formel.
«-Alfred. » Sans changer de ton, j’attends qu’il entame la conversation, ce fils avec qui je n’ai pas pu parler depuis dix ans maintenant. Dix ans, c’est ça. Le divorce, en plus de me ruiner, m’a monté mon fils unique contre moi.
L’histoire n’est pas bien originale, il était un adolescent influençable, elle une femme en colère, incapable de me pardonner une erreur d’un soir. A ce moment non, je ne lui en avais pas voulu, facilement manipulable, de me cracher la rage vengeresse de sa mère au visage.
Quelques années plus tard, la haine avait fait place à l’indifférence, bien plus dure à encaisser. Réduit au rang de spectateur, j’observais silencieusement ses premiers pas dans le monde de l’adulte, ayant comme fonction principale de subvenir aux frais et de faire acte de présence aux cérémonies officielles
«-Alors… tu seras présent n’est-ce pas ? » Long silence. La voix reprend, agacée, légèrement stressée « Tu n’as pas oublié non ? Hein ? » « Le mariage !! Enfin ! Tu as bien reçu l’invitation ? » Je soupire. Elle est sans doute arrivée à l’ancienne adresse.
«-Quand ? »
«-Dans six mois. »
«-C’est loin. »
Il hésite. «-On doit réserver la salle ».
Il a besoin d’argent.
« Alors ? » Il s’impatiente.
«-Alors quoi ? » Six mois… d’ici là j’aurais déjà rendu l’âme.
«-Hé bien… tu viendras n’est-ce pas ? »
«-Oui… bien sûr. » Je hurle silencieusement, révolté, humilié. « Je te ferai le virement. »
Il conclut, je repose le téléphone.
Est-ce que j’aurais dû lui dire ? Je ricane. Pour quoi faire ? Il ne me tiendra pas compagnie les derniers jours de ma vie.
Quel crétin !
Le téléphone sonne. De rage j’arrache la prise, m’encouble et tombe lamentablement au sol.
Au milieu des cartons défaits, j’explose de rire. Des aboiements retentissent.Tais-toi sale cabot ! De plus en plus fort, ils résonnent aux murs.
D’un bond je me lève, fou de rage « TAIS-TOI SALE CABOT !!! »
Je martèle à ma porte, désespéré, m’arrachant les cheveux. Je gémis « C’est de ta faute, Alfred !! ».
Les aboiements cessent. Je tombe à genoux, ouvre la porte et rampe à terre. Alfred ne bouge pas, il m’observe. Sa bouche est figée en un rictus moqueur.
La transpiration se mêle aux larmes, sur ma peau nue. Je grogne, halète, à bout de souffle.
C’est fini. Il est mort. Il m’a guetté pendant des nuits, mais j’ai fini par l’avoir. Je rugis de victoire. Alfred est mort, il est entre mes pattes, agonisant, un filet de bave traversant ses dents. Je salive. Mes griffes se resserrent autour de ma proie. J’entends des souffles, quelques cris mêlés de pleurs.
La soirée est paisible, le calme imperturbable. Pas un bruit, les gens se taisent tous dans un étonnant silence.
Une nuit tranquille s’annonce enfin, attendue depuis si longtemps. Je me lève et me dirige vers la salle de bain, le corps dégoulinant de sueur, les poils encore dressés.
Là, dans la glace, je le vois. Lui, la bête. Les crocs retroussés laissent apparaitre la victoire.
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