Créé le: 07.09.2017
3214 0 0
A quoi bon?

Entendu au marché... 2017

a a a

© 2017-2025 1a Sophie S.

© 2017-2025 Sophie S.

A quoi bon vous raconter cette histoire? J’ai l’impression qu’elle se répète comme une vieille rengaine. Récit d’une autre époque, d’un autre temps. Non, vraiment, à quoi bon? Je suis presque tentée de vous dire: ne perdez pas votre temps! Et pourtant…
Reprendre la lecture

A quoi bon?

Yverdon-les-Bains. Samedi matin, jour de marché. Une rue du Milieu noire de monde.

 

Dans cette ville où il fait bon vivre, on sent comme un petit air de renouveau. Jupettes et shorts courts ont fait leur réapparition et chacun se réjouit de pouvoir profiter des beaux jours. Les stands bien achalandés regorgent de fruits et de légumes de saison. Il y a la file au stand bio, c’est prometteur! On se dit qu’un nouveau monde est en route. Les gens, désormais, apprécient les démarches authentiques. Le stand de Marc, le boulanger reconverti, en est un bon exemple: à dix heures, tout est vendu! Quel succès! Certes, il en a eu dès le début, avec ses pains au levain cuits au feu de bois. Mais depuis quelques temps, il faut se lever tôt pour espérer en avoir un.

 

– C’est depuis la sortie du film, me répète-t-il chaque semaine, fier, quoi qu’un peu désolé.

 

Il parle de “Révolution Silencieuse” bien évidemment. Ce documentaire sorti l’année dernière, dont tout le monde parle ici et qui fait la part belle à Cédric, le paysan vaudois chez qui Marc se fournit en farines bio.

 

Je suis contente pour lui. En plus, sa démarche est cohérente: il ne compte pas augmenter sa production. C’est contraire à sa philosophie. Je passe mon chemin. Sans pain. Mais confiante que le monde avance. Que les choses commencent à changer sérieusement.

 

Un peu plus loin, je rejoins mon amie Odile, à la terrasse du Trèfle Gourmand, place Pestalozzi. Elle avait besoin de prendre l’air, de faire un break. Il faut dire qu’avec trois gamins, il y a de quoi s’occuper pendant la semaine. Son mari bosse à plein temps et c’est elle qui gère l’éducation des enfants.

 

– Je les ai laissés avec leur père. Dieu sait dans quel état je vais retrouver l’appartement!

 

C’était un risque à prendre. Il lui fallait une pause. Evidemment, elle devra encore faire ses courses avant de rentrer. Mais au moins, elle n’aura pas d’enfants dans les jambes. Ce n’est pas qu’elle aime particulièrement faire les courses. Mais prendre le temps, sans être coupée dans sa tâche. Par Jeremy, le petit dernier, à qui elle vient d’enlever les couches et qui trouve toujours le moment le plus inapproprié pour lui dire qu’il a besoin de faire pipi. Ou par Emma, la deuxième, qui refuse d’obtempérer par principe.

 

– C’est une phase, ça devrait bientôt passer, me risque-je.

– Oui, mais en attendant, il en faut de la diplomatie pour dépasser touts ces conflits! Heureusement que Noé a commencé l’école. Il devient de plus en plus autonome. C’est déjà ça de gagné!

 

Une pause donc. Pendant que son mari prend le relai.

 

– Bon, je ne me fais pas d’illusion. Il n’aura sûrement pas anticipé  la préparation du dîner! Mais j’essaie de me mettre à sa place. Il a beaucoup de boulot en ce moment.

Une pause, tout de même. Elle aussi, elle en a du boulot. Aider ses enfants à devenir de futurs citoyens honnêtes et responsables, ce n’est pas rien. Non, vraiment. Cela demande des compétences dignes d’un chef d’entreprise. Elle rit.

 

– Tu as vu cette vidéo où l’on faisait passer des entretiens d’embauche par vidéo-conférence? Celle où l’on exigeait des candidats toute une panoplie de qualifications. Des horaires à faire hurler les syndicats. Pas de vacances. Des piquets de nuit. Sans oublier les gardes le week-end. Et au moment de parler du salaire, on leur annonçait que le poste n’était pas rémunéré!

– Oui, je m’en souviens. La vidéo avait tourné sur Facebook pour la Fête des mères.

 

Odile est fatiguée. Elle en a marre d’être toujours à l’écoute des autres. Alors je la laisse parler, sans l’interrompre, sachant aussi ce que c’est que de ne pas pouvoir terminer ses phrases. On en arrive à ne plus pouvoir mener ses réflexions jusqu’au bout. Quand les enfants commencent à parler, le changement est spectaculaire. Et épuisant.

 

Je l’écoute, compatissante.

 

Je l’aime bien, Odile. Nous ne sommes pas toujours d’accord et nous n’avons de  loin pas la même vision de la Femme. Mais elle m’impressionne. Elle a les nerfs solides. Et elle en abat des tâches quotidiennes! Il y a des jours où j’en arrive presque à culpabiliser de m’offrir les services d’une femme de ménage. Une femme oui. S’il y avait eu un homme sur le marché, je ne m’en serais pas privée!

Alors oui, je l’admire. Mais je trouve qu’elle se satisfait souvent de peu, qu’elle ne place pas très haut la barre. C’est sûr qu’à force d’être à la maison, on finit par perdre la notion de sa propre valeur. On ne sait plus comment faire pour prendre en compte ses propres besoins. Se faire respecter. Se respecter soi-même.

 

– Tu devrais essayer de penser un peu plus à toi, Odile.

– Facile à dire! Toi, tu n’en as que deux!

 

C’est ça. Je n’en ai que deux. Ou disons que j’ai fait le choix de m’arrêter à deux. Plus, j’aurais dû tirer un trait sur mes ambitions personnelles. J’ai senti mes limites et choisi de les respecter. Mais j’ai surtout eu la chance, petite, d’avoir pour exemple une mère épanouie au-delà de son rôle de génitrice. Ce n’est pas son cas à Odile. Un père violent. Une mère sous le joug de son mari. Dépendante de lui sur tous les plans, à commencer par le plan financier.

 

– C’était une autre époque, insiste Odile.

 

Oui, enfin, parlons-en justement!

 

– Quand Noé est né, ça a été vite vu: je gagnais moins que mon mari.

 

Voilà exactement le genre de réflexions qui me mettent hors de moi, même si je dois bien admettre 

que sur ce point, Odile a raison. Rien n’a vraiment changé. Les hommes, à la maison, sortent les poubelles, mais dans le monde du travail, à compétences égales, les femmes sont toujours moins rémunérées. Bientôt, il y aura sur les routes des voitures sans conducteurs et déjà, dans nos maisons de retraites, rodent des robots sans coeurs, renvoyant les animatrices à leurs fourneaux.  Mais dans notre société, toujours pas d’égalité entre les deux sexes. Depuis le temps qu’on en parle!

 

– De toute manière, si je trouvais un temps partiel, tout mon salaire passerait dans les frais de garde et de cantine scolaire…  Sans compter les impôts, s’insurge Odile.

– Ton salaire? Ce n’est pas exactement comme ça que je vois les choses. L’équivalent de ton salaire, passe encore, mais ton salaire! Ça non, Odile! Evidemment, si on ne regarde que l’aspect financier, vous n’y gagneriez pas grand chose de plus. Mais toi, Odile… Qu’en serait-il de l’estime que tu as de toi? De ton épanouissement personnel? Du regard que ton mari pose sur toi? Et celui de tes enfants? Ne vois-tu pas qu’eux aussi y gagneraient au change, d’avoir une mère épanouie?

 

Pas de réponse. Elle sait, dans le fond, que j’ai raison.

 

– Et ne me dis pas que tu veux faire l’école à la maison! C’est la grande mode en ce moment! Tout le monde en parle, mais quelle régression, si on y réfléchit bien! Et pour les enfants! Le milieu scolaire, quelles qu’en soit les faiblesses, est avant tout une ouverture sur le monde extérieur! Quelle prétention de penser que ce que nous sommes en tant que parents est la meilleure chose qui soit pour nos gosses!

Bon. Du calme. Je n’ai pas envie d’entrer dans la polémique. Avec Odile, je préfère semer des graines au fil de nos discussions. Je sais qu’elles germeront dans un coin de sa tête. Et si ce n’est pas dans la sienne, ce sera dans celle de sa fille. Le chemin est encore long, mais j’y crois.

 

– Tu sais, cette histoire de blog dont tu m’as parlé, l’autre jour: ça me travaille!

– Ah, c’est génial, Odile!

– Mais je me demande si j’en suis vraiment capable. Et puis de toute façon, à quoi bon?

 

Et voilà! A peine une idée se forme-t-elle, qu’Odile est déjà en train de se limiter. Au ton de sa voix, à son regard qui s’abaisse, je comprends qu’elle en a parlé au père de ses enfants. J’en ai de l’urticaire, rien qu’à l’imaginer en train de réduire en bouillie le nouveau projet de sa femme. Ah! ce besoin qu’elle a de toujours lui demander son avis! Cette dépendance affective! Probablement la pire de toutes! Celle qui te dévaste une femme en quelques phrases.

 

Je la vois bien, Odile, en mode constante dévalorisation de soi. Terrain fertile pour toutes sortes de remarques humiliantes. Critiques en tout genre qui discréditent et rabaissent à la moindre occasion. Dans le monde du travail, cela prend le nom de mobbing. Dans les foyers, c’est un vice caché. Tu. Muré derrière les apparences.

 

Mais sans victime, pas de bourreau. On est toujours deux dans une relation. Au fond, je crois que j’en veux bien plus à Odile qu’à son mari. Oui, c’est ça, je lui en veux. Ainsi qu’à toutes ces bonnes femmes 

qui, à longueur d’année, courbent l’échine sous le poids de petites remarques dévalorisantes, sans oser quitter la table. Et je hais celles qui renient leur potentiel, se cantonnant à leur rôle de femme au foyer. Pire, s’identifiant à lui. Ménagères exemplaires, aussi pathétiques que les voisines d’April dans Les Noces Rebelles avec Leonardo di Caprio.

 

Je l’entends déjà se plaindre, le jour où elle découvrira que son mari l’a trompée. Mais qu’aura-t-elle fait pour éviter d’en arriver là? De bons petits plats mijotés? Comme si les hommes n’avaient d’autres besoins que d’être stimulés sur le plan gustatif!

 

Je l’ai croisé son mari, l’autre jour, à l’Intemporel. Avec une bande de copains. A l’heure où elle devait être en train d’éplucher les pommes-de-terre pour le gratin du souper. Lorsqu’il m’a vue, en haut des escaliers de l’entrée, il a eu un léger mouvement de gêne, presque imperceptible. J’imagine qu’Odile fait bien semblant de ne pas sentir son haleine, quand il franchit la porte et s’approche d’elle pour l’embrasser. Ça l’arrange, ça lui évite de se remettre en question.

 

Personnellement, je le comprends. Tout est si bien réglé chez eux! Normal que l’ennui s’installe! Il existe pourtant tellement de manière de créer la surprise dans un couple, de rester intéressant aux yeux de l’autre. De rester soi-même, peut-être, avant tout. A quoi bon cette quête du foyer modèle des années d’après-guerre? Si au moins Odile sortait un peu pour se changer les idées! Mais non. A peine un café entre la lessive et  les courses. Avec ses copines, toutes du même genre. Et toujours entre elles, ces mêmes rengaines comme unique sujet de conversation.

Me reprendre. Je voudrais me reprendre. Je sais que la colère ne résout rien. Revenir à l’essentiel. Continuer à semer quelques graines dans le coeur d’Odile. J’aimerais tellement qu’elle y croie! J’ai envie de lui dire que je connais des femmes qui ont su obtenir le soutien de leur conjoint. Qu’il suffit parfois de demander plutôt que de critiquer. Les hommes ont peut-être simplement besoin qu’on leur fasse confiance. Et qu’on les laisse tranquilles!

 

Puisqu’elle est si fatiguée en ce moment, qu’elle ne donne plus rien de bon, elle pourrait profiter pour partir quelques jours. Les laisser seuls, mari et enfants, se débrouiller à leur manière. Et les retrouver radieux à son retour. Lui d’avoir assuré pendant son absence. Eux d’avoir vécu des expériences inédites. Ou plutôt, interdites sous le régime de la femme toute puissante!

 

Odile me parle. Depuis combien de temps me parle-t-elle ainsi dans le vide, sans se rendre compte que je ne l’écoute plus? Je me suis laissé envahir, une fois de plus, par mes émotions revendicatrices. A ce stade, inutile de vouloir les dissimuler. Il me faudra un temps de solitude pour retrouver ma sérénité. Un temps de création pour les transformer. Je voudrais lui dire, pourtant, à Odile, que le couple du XXIème siècle ne ressemble pas à l’idéal qu’elle poursuit. Que les hommes de nos jours aiment les femmes libres dans leur tête et dans leur corps. Que certains mêmes savent s’impliquer et qu’ils sont prêts à faire leur part, à apporter leur pierre à l’édifice. Pour autant qu’on veuille bien les laisser faire. 

Soudain, dans la foule, une mère appelle son fils. Son ton affolé m’oblige à tourner la tête. Instinct maternel? Quelle ironie!

 

A quelques mètres de nous, une poussette vide. Un homme les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel dans un geste d’impuissance dit à sa femme:

 

– Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes!

 

Odile me regarde, un sourire vainqueur au coin de l’oeil.

 

– Tu vois, ma chérie! A quoi bon?

 

Je déteste qu’elle m’appelle ma chérie. J’appelle mes amies par leurs prénoms. Qu’ils soient courts ou qu’ils soient longs. Je déteste les petits noms réducteurs. Dans un couple c’est encore pire. Ça sonne faux. Mon chaton! Ma douceur! C’est le début de la fin. Le premier dérapage du manque de respect dans la relation.

 

– Toi et tes beaux discours, me lance-t-elle encore en se levant l’air de rien, tu crois vraiment que tu es meilleure que tout le monde!

 

Dans sa voix, le tranchant d’une lame. Trop longtemps aiguisée dans l’obscurité.

Je ne l’ai pas vu venir, ce coup-là. Rien pu faire pour l’esquiver. Mais elle se trompe de cible. Très peu pour moi, les remarques assassines de ceux qui attaquent plutôt que de regarder en eux. Elle me sourit, me fait la bise. Si peu consciente de son mécanisme de défense.

 

– On s’appelle bientôt?

 

Oui. Enfin, non, je ne crois pas. A quoi bon? Peut-être que je me suis trompée de combat. Peut-être que mes espoirs sont vains. Que l’on ne peut rien faire pour accélérer le mouvement. Pour emmener ceux que l’on aime avec soi. Peut-être que certaines femmes ne sont simplement pas prêtes à sortir de l’ombre. A se libérer de leurs propres chaînes.

 

Non. Définitivement. Certaines femmes s’agrippent à ce qu’elles connaissent et n’aiment pas celles qui osent sortir du lot. Celles qui leur renvoient une image en négatif de leur vie. De leur manque de courage et de confiance en elles. Démolir et dénigrer plutôt que se remettre en question. Langues de vipères acérées prêtes à sacrifier une des leurs sur l’hôtel du renoncement.

 

Mais peu importe. Avec ou sans Odile, j’avancerai, sans relâche. Je marcherai hors des sentiers battus et j’irai librement lancer des bombes à graines dans des champs reculés, où les tondeuses ne passent pas au ras des pâquerettes. J’irai danser, là où les fleurs sauvages et les idées nouvelles ont de la place pour éclore et se propager.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire