Créé le: 06.07.2021
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A qui de droit
Enfin prête à t'écrire, à te dire tout ce qui me paraissait indicible jusque-là. Mais par où commencer ? Que te dire ? Comment te le dire surtout ? Je tente de mettre de l’ordre dans mes idées, mes pensées afin de trouver les « bons » mots ; ceux qui frappent fort, vite et surtout juste.
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A qui de droit,
Enfin prête à t’écrire, à te dire tout ce qui me paraissait indicible jusque-là. Mais par où commencer ? Que te dire ? Comment te le dire surtout ? Je tente de mettre de l’ordre dans mes idées, mes pensées afin de trouver les « bons » mots ; ceux qui frappent fort, vite et surtout juste. Ceux qui donnent autant le tournis que la gerbe ou la rage et qui te rendent un peu moins seul, vide ou anodin le temps d’une phrase, d’une lettre, d’un coup de poing.
Parfois, je me demande ce que tu deviens, où tu es, si tu as changé. Est-ce que tu l’es toi aussi ? Marqué au fer rouge comme un pariât qui n’a pas su respecter les limites de son statut, son genre, ses droits ? J’en doute. Toi, l’homme fort, puissant, désireux et désirable, j’imagine que tu n’as toujours pas compris ce qui t’a valu d’être puni. Et puis, au fond, tu t’en fiches sans doute un peu tant que tu ne manques pas d’argent, de travail, de sport, de bière et de femmes. Tu brandis ta virilité avec plaisir, honneur et bravoure pour la postérité, bien sûr !
Finalement, peu importe. Je me fiche de toi, et aussi, un peu de moi. Là est bien tout le problème ! Et puis, je pense à Virginie, à King Kong, à Adèle et à toutes ces autres qui se taisent, ou pas, la gueule un peu de travers et le corps à vif. Je me dis que si on encaisse, c’est qu’on doit sans doute avoir les épaules assez solides, qu’on a su vous tenir tête et prendre plus que la place qui nous a été historiquement – et non pas naturellement – attribuée. J’en suis presque fière ; bien plus que des survivantes, des guerrières, nous sommes des femmes. Sans cris, sans bruits, sans emmerdes, ni fracas : on se lève et on s’en va. Notre pied de nez à cette société de l’altérité qui n’accepte de faire de la place qu’à celles qui baissent la tête docilement, écartent les jambes le sourire aux lèvres et gémissent en pâmoison devant vos engins tout-puissants.
Alors je me demande ce que je serais devenue sans toi dans ma vie : y ai-je vraiment perdu au change ? Quelques minutes, heures, années hors de mon corps et de ma vie contre une existence entière à passer à côté de soi, des autres, de certaines évidences et incohérences. J’aurais pu continuer à faire partie de ces créatures féminines, séduisantes, attachantes qui ne dérangent pas ou si peu. J’étais plutôt bonne joueuse et avais bien assimilé vos règles : effrontée, excitante, timorée, troublante. Si douée que j’en ai oublié que c’était un jeu dont je ne maîtrisais pas l’issue. A trop vouloir gagner, je me suis perdue : triste fatalité d’une femme fatale.
Pas un instant ne passe sans que je ne pense à toi, à ça, à cet acte d’une perverse et redoutable efficacité : électrochoc radical qui ne laisse aucun doute quant à ma place, mon rang, mes limites et mes devoirs. Baiser pour rabaisser, anéantir sans frapper, prendre à l’autre ce qu’il n’était pas prêt à donner. Tu n’es que le bon soldat d’une guerre continue et latente qui fait rage dans nos rues, nos maisons, sous les yeux grands ouverts ou les dos tournés de complices en tous genres. Ces mains autour de mon cou, sur ma gorge, qui font monter cette rage de femme à bout : ni élégante, ni gracieuse, ni vôtre, et surtout pas tienne.
Sur cette page blanche, je crache mon dégoût et hurle ma haine : silencieusement bien sûr, car il ne faudrait pas trop déranger ou choquer. Je fais usage de mes écrits à défaut d’autre chose, de plus, de plus efficace ou plus percutant. Je me canalise autant que je me défoule à travers des mots supposés donner sens à un acte qui n’en a certainement pas. Chercher constamment à décortiquer pour comprendre ou justifier : je reste démunie devant tant d’incohérences, de violence, de petitesse. La nécessité d’aller jusqu’au bout, de toucher le fond, mettre le nez dans la merde et la remuer au lieu de tourner la tête en faisant « comme si » : comme si de rien n’était, comme si c’était normal, comme si ça n’arrivait qu’aux autres. Je suis les autres !
Les yeux grands ouverts, je fais face. Je fais front commun avec toutes celles et ceux qui ont compris que continuer ainsi n’était pas une option. La révolte non pas comme un choix mais une pulsion irrépressible, un devoir de vérité, un besoin de liberté. Ils parlent de nos obligations, nos devoirs. Et nos droits, alors ? Parlons-en de ces droits qui m’ont menée à des salles « d’audience » où je n’ai pas été écoutée, et encore moins entendue : Impuissante, incrédule, docile. Au fil des questions, examens, remarques déplacées, j’ai été jaugée, jugée et incriminée au nom d’une justice ultime, omnipotente et pourtant si partiale : celle des hommes dans un monde d’hommes.
Déjà dix ans depuis cette condamnation et toujours le même fardeau, les mêmes angoisses, cette même boule dans la gorge qui m’empêche de parler, d’avaler, de digérer. La tête haute parfois, basse souvent, je traîne ce corps et sa peine, sa douleur, celle dont on ne parle pas ou si peu. Je suis des survivantes, des combattantes qui ne fuient pas mais font face la peur au ventre et le poing serré. Sans légèreté, avec aigreur et stupeur, je continue mon chemin avec ce corps étranger qui m’habite et trop souvent me possède. Les yeux fermés, je te vois. Ouverts tu es là : fantôme d’un passé, présent, futur. Tu as laissé ta marque, atteint ton objectif d’homme viril, imposant, dominant.
A tes yeux, je suis la pauvre, la sale, la ratée. Gardienne d’un secret de polichinelle qui permet à tous de se voiler la face pour continuer à croire à la bienséance. Je ne te hais pas ou si, peut-être un peu, parfois, dans les brefs instants où je trouve la force d’affirmer que je ne suis pas coupable, car tu l’es. Pourtant, jamais tu ne parleras de toi comme l’agresseur, le mauvais, le fautif, le salaud. Alors que je suis, malgré moi, la victime, la pauvre, la salope à la jupe trop courte et au regard aguicheur. Je suis celle qui a trop bu, dansé, souri, avec légèreté et candeur. Celle qui as dit « non », trop doucement, trop tard. Coupable d’avoir été « trop » et condamnée à n’être « plus assez » ou « plus rien ».
Je ne te hais pas, ou si, peut-être un peu.
La révoltée
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