Chapitre 1

1

Le 29 février, un jour de plus. Notez qu'il ne se mettra pas sur son trente-et-un, mais s'en rapprochera un peu plus que durant les trois années précédentes. La belle affaire. Ce février-là restera tronqué, il faut bien l'admettre, avec au demeurant la promesse d'un glissement vers l'inconnu.
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Le 29 février, un jour en plus. Notez qu’il ne se mettra pas sur son trente-et-un, mais s’en rapprochera un peu plus que les trois années précédentes. La belle affaire. Ce février-là restera tronqué, il faut bien l’admettre, avec au demeurant la promesse d’un glissement vers l’inconnu. Un mois raccourci qui va défier la portion congrue et remonter sur scène pour un rappel. Vingt-quatre heures de rab me direz-vous, ce n’est pas grand-chose. Un pas grand-chose dont la perspective ramassée autorisera peut-être, cette fois-ci, à soulever voire déchirer un coin de ce qu’on nomme le voile. Une parenthèse, une transition, ou alors le grand saut dans une dimension parallèle ? En numérologie, le nombre 29 peut être lié à des écrits, une invention. Déjà une piste ?

Le soir du 28, dans un contexte ressemblant à une veillée d’armes, ce genre de réflexion me prend la tête. Mais les mots que cela m’inspire me semblent dérisoires. Figés. J’ai le sentiment de gérer maladroitement un basculement à venir.

Et pourtant, coucher sur le papier des paroles appropriées me paraît nécessaire. Pour annoncer une frange de vie nouvelle qui se met dans les starting-blocks. Mais entre-temps c’est moi qui dois aller me coucher en faisant table rase des pensées résiduelles.

D’autant plus que sans attendre, ces mots que j’ai lâchés imprudemment sous ma plume se dégagent de leur support pour me rebondir en pleine face, avec l’air de dire :

– Sais-tu les risques que tu prends ? Les écrits restent car ils ne sont pas constitués de lettres mortes. Certaines d’entre elles ont des jambages qui vont se mettre en mouvement, certaines autres vont avoir des accents qui leur donneront un air grave ou un profil aigu. Elles s’articulent trop souvent pour constituer des mots dont tu ne mesures pas la vocation, ni même le pouvoir dynamique. Pire encore, tu voulais refermer sur tes phrases la couverture d’un cahier qui aurait la forme d’un linceul ! Alors que, durant la nuit qui s’annonce, elles mûriront lentement dans ton esprit jusqu’à ce que tu en prennes la mesure. Un semblant de clairvoyance tardive, bien insuffisante, car ce qu’elles prétendent exprimer est à la hauteur d’une réalité en suspens. Surtout à la veille de ce 29 février que tu voudrais tutoyer sans entrevoir les rivages qu’il te réserve …

J’ai soudainement un flash : en cette nuit au parfum bissextile, je dois saisir la fenêtre de lancement quoi qu’il puisse arriver, pour me retrouver sur une orbite singulière. Géostationnaire face à moi-même et au monde qui nous entoure. Pour être le spectateur confiné d’une action qui, pour autant, va me concerner de très près.

Avant d’aborder cette date du 29, il me semble opportun de prendre en compte le sens inattendu de la nuit qui précède. Dans le nombre 28 il y a le chiffre 8. Un chiffre qui, mystérieusement, résonne comme « la nuit », car il capte la nuit dans une vingtaine de langues. En français : huit=nuit. En allemand : acht=Nacht. En italien : otto=notte. En espagnol : ocho=noche. En portugais ; oito=noite. En anglais : eight=night. Etc.etc. Autrement dit me suis-je demandé, cette nuit du 28 au 29 aura-t-elle une résonance particulière, une signification ajoutée ? Va-t-elle m’attirer dans le guet-apens des profondeurs qui en seront la substance ?

Avant de rendre les armes de ma conscience éveillée j’ai barré, sur mon calendrier et par anticipation, la date du 29 février. Une façon de tourner la page du réel, en confiant la suite du programme au territoire des songes. Mon attitude est aussi prudente que bravache. Quel joli paradoxe. Le 29 n’a qu’à se pointer, en prenant  forme sur l’écran des élucubrations libérées par mon subconscient. On dit que les rêves sont là pour nous aider à affronter une réalité à venir. C’est ce que nous allons voir. Claquemuré dans mon sommeil, je ferai la part belle au virtuel.

Autant vous l’annoncer tout de go, je vais dès le départ me trouver sous l’emprise … d’une boursouflure.

J’ai donc tricoté un rêve, pas n’importe quel rêve. Et le petit matin a pointé son nez, à la manière de tous les autres petits matins. Un sommeil paradoxal habité de signes s’est évanoui en catapultant ma conscience vers la partie supérieure des choses, comme à l’accoutumée. Si ce n’est que mon bras gauche (je suis gaucher) aura tenu la vedette.

Au début de mon rêve il était immobile. Mais une boursouflure étroite et longiligne n’a pas tardé à voyager sous mon épiderme dont les poils se redressaient au passage. Autant de sémaphores alertés par quelque désordre sous-jacent. Stoppée par les os de ma main, la boursouflure remonta par le radius vers l’humérus, se désenroulant autour du coude et à mesure pour mieux se fixer ailleurs. Provisoirement. Une dynamique silencieuse et sans douleur.

Redescendant vers mon avant-bras, la boursouflure s’est finalement immobilisée. J’ai palpé. Il s’agissait d’un objet allongé dont la forme ne laissait planer que peu de doute sur sa nature. L’extrémité était pointue et les flancs cannelés. Un crayon, semblait-il.

Avant même de lui téléphoner pour aller consulter, je vis mon toubib débouler dans la chambre. Quoi de plus normal et spontané dans la scénographie désinvolte qui caractérise les rêves. Pratiquant une incision au final de la chose, le praticien dégagea un crayon violet. D’avoir frayé avec mon corps, cette objet arborait en superficie une fine vascularisation.  A-t-il sacrifié au parasitisme, se serait-il nourri de ma substance pour grandir dans les méandres de mes boyaux puis naviguer sous ma peau ? Examinant son usure avancée, le médecin binoclard s’est voulu interrogatif :

– Enfouie au plus profond de votre organisme, cette improbabilité avec laquelle vous cohabitez sans doute depuis belle lurette, est remontée en surface. Comment est-elle arrivée là à l’intérieur de vous-même, vous allez me le dire.

– Je n’en sais rien, aucune explication à vous donner.

Saisissant le crayon avec précaution afin de le soumettre à son stéthoscope, le praticien pas du tout étonné m’annonça : libérée de votre corps, cette entité dégage une forme de palpitation. Après quelques secondes de concentration il ajouta :

– Si vous ne l’avez pas avalé au cours de votre enfance, c’est qu’il a dû naître et se développer à l’intérieur de vos entrailles. Vous avez dû le « penser », le synthétiser par la force de votre mental, sans vous en rendre compte. C’est paraît-il fréquent chez les scribouillards en souffrance ou en devenir. L’affaire est aussi logique qu’anodine. N’avez-vous rien d’autre à me montrer ou à me dire, pour distraire le caractère banal de mes conclusions ?… Vous ne dites rien, alors que j’ai d’autres chats à fouetter. Veuillez m’excuser mais, vous avez le bonjour d’Alfred !

Je me suis retrouvé seul avec l’artefact extrait de ma carcasse. L’objectif étant d’en tester la fonction première, j’ai saisi une feuille de papier. Afin d’aiguiser une pointe émoussée par l’aventure intérieure dont j’ai, dans un premier temps, sous-estimé la réalité fantasmagorique, un simple taille-crayon allait convenir. Mais au contact de ce broyeur, la mine fut vite déconfite, au point de grésiller en forme de gémissement. Ou alors, c’est mon esprit qui galopait.

Au frémissement du crayon abyssal, la feuille de papier se trémoussa à petits coups, par petites saccades dégageant des lettres, des phrases, mais surtout un nombre à deux chiffres sautillant avec application jusqu’à plus soif :  29, 29, 29 et ainsi de suite. Entre le bâtonnet vertical et son faire-valoir horizontal, une manière de tango perpendiculaire s’engagea sans que j’intervienne. Fin de la séquence.

Fatigué par cette succession de prodiges vécus sur la tranche de ma nuit, je me réveille pour m’attarder au lit sans attendre la nuit suivante. Avec à la clé un comprimé ad hoc afin de rester éveillé et barrer la route à quelque boursouflure nouvelle.

Je vais donc passer la journée du 29 février seul dans mes draps, avec une gueule de bois inspirée. De la même matière que le crayon de mon rêve. Désirant tirer la leçon de cette expérience, il me semble entrevoir ceci :

Lorsqu’on a fixé sans arrière-pensée des mots sur le papier, croyant avoir épuisé leur potentiel, ils se rappelleront à notre bon souvenir. Inspirés souvent par un ailleurs ou une circonstance particulière. On serait surpris de leur capacité en attente. Ils y verront un encouragement au viol de notre conscience. Car ils sont embusqués derrière les enchevêtrements de nos connexions cérébrales désactivées, pour mieux bondir sur commande ou à l’improviste. On se laisse kidnapper par leurs manières new look. Ils viendront en catimini rôder dans nos têtes sensibles à la remise en question des routines.

Ils sont ici les témoins vivants d’une éphéméride bien particulière, oblitérant ce mois de février qui joue les prolongations. Ils s’y convoquent sans avoir été invités, afin d’articuler des histoires vécues par les autres ainsi que par moi-même.

Que ferions nous dans un tel contexte, privés des mots auxquels on a lâché la bride ? La matière de nos sentiments aurait-elle la même consistance sur le long terme ? Saurait-elle faire revivre les situations et les apparitions sollicitées par une immersion dans le champ vital et le souvenir des chroniques anciennes ?

Il faut de prime abord que je dresse le constat de la nuit  ayant précédé ce dernier jour de février : les mots revisités puis balancés sur le papier par le crayon magique de mon rêve seraient donc pure matière, vivante de surcroît. Non pas parce que tout langage écrit évolue, c’est basique de le préciser. Me vient à la cantonade une pensée pieuse pour certains mots fondamentaux qui paraissent immuables dans l’espace et dans le temps. Ce sont eux qui auraient le plus grand pouvoir de mutation invisible. Non pas dans la forme, mais par l’esprit. Ils m’encouragent à en témoigner.

Les mots sont autant de piliers fichés dans les plaques tectoniques de nos replis cérébraux, excusez du peu. Quand lesdites plaques vont se chevaucher à la marge, elles entreront en vibration. Comme les planchers d’une guinguette un beau dimanche d’été. Puis nos esprits secoués vivront des répliques, que nous interpréterons a posteriori et nommerons « esprit d’escalier ». A moins de taire le phénomène pour sécuriser nos jardins secrets et celui des autres.

A la base des mots sont ces fameuses lettres qui ne cessent, je le répète, de me revenir en pleine poire et qui, à mon corps défendant, seraient les responsables du phénomène. Aucune certitude en la matière, car pour l’affirmer sans hésitation ni détour, il conviendrait que je prenne certains mots en otage. Sauf que leurs lettres pointées à la loupe s’en gausseraient bien et pourraient me reprocher de le faire.

Cela voudrait dire que les lettres complices verrouillent un secret mouvant inhérent à chaque mot, afin d’en éloigner toute acception définitive. Car la personnalité intrinsèque de chacun d’eux pourra muter, d’une époque à l’autre. Dans le cas contraire, leur défloration sans rémission nous permettrait, quelle tristesse, de les aplatir comme autant de plantes résignées, à l’abri de l’air, dans un herbier qui conserve mais qui assèche.

Or les lettres entre elles nous cachent aussi des modalités en termes de cohabitation, autres que celles dictées par la sémantique et la syntaxe. Des mentalités liées à leurs tempéraments respectifs … Oh là là, nous entrons ici au cœur d’une question souvent débattue. Je les vois se rétracter par pudibonderie, avec à leur tête les lettres muettes qui ont toujours fait valoir cette forme de lâcheté. Ou alors de courage, pour s’effacer tout en sachant l’importance qu’elles ont.

La première grande question qui s’offre à moi est la suivante : si je n’avais l’ambition, avouée ou non, de rendre justice aux mots en leur insufflant nouvelle vie, aurais-je la force d’exhumer quelques intuitions enfouies et relevant de mon entendement ? Le lecteur pourrait-il en être témoin ? La forme est la chair même de la pensée, disait Flaubert. Il avait raison. Certains ont voulu y voir une pirouette, ce n’est pas mon cas. Cela dit, une écriture idéale ne saurait être celle qui n’a rien à dire, fût-ce d’une manière éloquente, fleurie ou rythmée. Loin de moi ce genre de tentation.

Je voudrais ici comparer n’importe quel chef d’orchestre au scripteur habité par le réveil des lettres en phase léthargique. On dira que sans son intervention au pupitre, les notes écrites sur des partitions musicales exécutées (dans le bon ou mauvais sens du terme) par les musiciens livrés à eux-mêmes ne seraient, pour le public, que signaux désordonnés et frissons potentiels.  Inutile de me citer le cas de Beethoven dont la surdité ne l’empêchait aucunement de vivre sa musique de façon aboutie, même celle qu’il n’avait encore écrite ou imaginée. Il s’agit là d’une symbiose mystérieuse où chacune des deux parties était le médium de l’autre.

La roue de nos vies a tourné, et notre cerveau bénéficie aujourd’hui de béquilles informatiques. De même que l’on recourt au « PC-cleaner » afin de purger le disque dur de nos ordinateurs, gageons qu’apparaîtra bientôt un « Brain-cleaner » fonctionnant sur un schéma identique, mais pour désengorger notre matière grise : l’analyse du registre, les fichiers obsolètes à nettoyer, les cookies de nos rêves nocturnes à balayer, etc.

Sauf que notre esprit est habité par des grands mots que les grands remèdes ne sauraient bannir, quelle que soit la procédure d’introspection. N’avez-vous pas remarqué qu’il est impossible de faire tabula rasa dans notre état conscient ? Notez bien que l’effort de concentration visant à faire le vide intérieur pour cimenter la maîtrise de soi aboutira, dans une certaine mesure. Mais ce genre de confrontation avec le surmoi risque d’encourager toute forme de narcissisme, où les mots vont s’engouffrer sans être sollicités. Il viendront là pour flatter notre prétention à exister et accéder aux gradients occultes de l’élévation d’esprit.

L’élévation d’esprit …  parlons-en !  Au début était le Verbe, impliquant le Nom du Dieu unique, resté ineffable et imprononçable pour les premiers témoins du Livre. Vers un pacte intemporel et immatériel.

Car une mission antique assignée au Verbe avait rattrapé Moïse au pinacle du Sinaï. Quelques mots gravés dans la pierre y codifièrent 10 Commandements à l’usage d’une multitude. Sauf que ces mots-là n’auront jamais cessé d’être interprétés, amplifiés, sacralisés, relativisés, caricaturés … ou brisés comme en son temps face au spectacle de l’idolâtrie en contre-bas. L’humour juif new-yorkais incarné par Mel Brooks à travers  son film « La folle Histoire du monde » s’est saisi du phénomène en nous cadrant un Moïse trébuchant dans la pente qui descend, avec en bandoulière trois Tables de la Loi. L’une d’elle se fracassa : des quinze Commandements (3×5) il n’en resta plus que dix. Conclusion du prophète made in Hollywood : « Plus que dix Commandements ? Ben quoi, on fera avec ».

L’humour confère à nos ambitions et nos espérances une dose première d’humanité. Blague à part, ces mots inscrits dans une matière dure sont parmi les premiers à revendiquer la qualité de substance à la fois éthérée et vivante. A les examiner sans faiblir, ces lettres, leurs bâtons et articulations tourbillonnent dans les esprits. Leur analyse n’en finira d’être reconduite.

L’antiquité tutélaire et celle que l’on ne cessera d’exhumer nous apprennent une chose : enfermer les mots hérités du passé dans une compréhension définitive est un leurre lié à la fragilité de notre condition. Et il m’aura fallu attendre ce 29 février pour le crier à la face du monde !

C’est aussi un frein pour celle ou celui dont la prétention serait de codifier d’une manière trop figée les termes incrustés d’une vérité acquise ou supposée. Les vocables du désert et de certains grimoires ayant survécu sont les sentinelles en perpétuel décalage, chargées de maintenir tout un chacun à distance respectueuse.

Les mots sont à notre portée ou pas, avec pour effet de positionner l’humain à mi-chemin entre les gouffres infinis. A la faveur des découvertes scientifiques, les frontières de l’infiniment grand et l’infiniment petit ne cessent de s’éloigner l’une de l’autre. On entend leurs sarcasmes nous défier dans les deux sens ! Les mots nouveaux qui surgiront pour le dire le diront à point nommé, nous incitant à caractériser de façon provisoire les réalités émergentes.

Alors que des mots anciens trouveront une nouvelle niche en développant leur sens premier sous la pression du souvenir et du temps réduit en miettes qui se ramassent à la pelle. Sans oublier que certains personnages disparus voudront, en écho aux évocations écrites qu’ils suscitent, faire valoir un droit de réponse qui devrait ne jamais s’épuiser.

Surpris par le foisonnement des constats qui se sont bousculés dans mon esprit, je ne tiens plus dans mon lit. La fenêtre m’appelle pour que je l’ouvre à deux battants. L’air que je vais respirer n’a jamais été aussi léger. Et pourtant les rues sont quasi désertes. Mes semblables sont-ils comme moi, restés chez eux pour un retour sur soi qui ouvrirait des portes ?

En guise de conclusion j’ai envie de dire ceci : une avalanche de séquences en veilleuse ont été prises à témoin par ce jour bien particulier. Pour renaître. Les mots se sont mis en ordre de marche pour évoquer ou faire revivre les rendez-vous manqués, les convocations du destin, les post-scriptum de l’Histoire, les œillades posthumes, les clins d’œil au lecteur. Mais aussi pour appréhender les traces de pas, pas complètement effacées, les baisers furtifs, les vents contraires, les souffles interstitiels, les pavés dans la mare, les sentences oubliées dont on a perçu des jaillissements ici et là.

Car j’en suis désormais convaincu : la date du 29 fait vriller tous les sortilèges. Ni vain ni neuf, ce jour capricieux nous fera tirer la langue (écrite) jusqu’à sa réapparition, dans quatre années.

 

Lire le deuxième volet: La boursouflure

 

 

 

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