Créé le: 02.08.2017
4062 0 1
Le petit cahier mystérieux

Entendu au marché... 2017

a a a

© 2017-2025 1a Isabelle Marquart

Il s’agit malheureusement d’une invraisemblable histoire vraie.
Reprendre la lecture

Le petit cahier mystérieux

Ce n’est pas le propos, au marché, de tendre l’oreille aux discussions des voisins, acharnés à la récolte de légumes frais. Mais ce jour, pourquoi? Déformation professionnelle? J’ai guigné sournoisement et vissé sur le côté. Ils étaient « bizarres », des looks de fous, des talons indécents et déplacés sur les pavés, une barbe en carré inquiétante. Ils parlaient doucement mais saccadé.

– Tu ne me refais pas le coup, de grâce.

– J’ai peur.

– La nuit prochaine, tu prends une pastille et tu dors.

Les carottes résistaient au passage du sac, la main s’énervait, pleine de bagues mais aux ongles courts et naturels.

 

Ils payèrent et disparurent dans la foule. Je ne pouvais descotcher mon attention de ces cocos. Je partis au pas de course à leurs trousses, pourquoi? Parce qu’ils ressemblaient à mes anciens locataires? Des artistes un peu loufoques, mais capables de tout. De faire des réceptions bruyantes, non, ça, ça arrive à tout le monde, plutôt la façon furtive de marcher, comme si le coussin d’air chassé par la godasse les faisait planer, un peu penchés en avant, prêts à tomber? Ou pour cacher quelque chose? Qui serait serré contre le ventre.

Je les retrouve, main dans la main, presque touchants. Elle glisse sur le sol, il la retient avec vigueur, puis ils s’engouffrent dans un taxi. Mince, c’est loupé.

 

Depuis mon balcon, vous ne me croirez pas, en posant la ciboulette, prête à être plantée dans ma potée

d’herbes fraîches, mal installée sur le rebord, je fais un geste maladroit et elle s’écrase cinq étages en-dessous, sur qui? Presque sur eux. Je n’en peux plus, je cavale mes escaliers, l’ascenseur est trop lent, j’ouvre la porte.

Ils se précipitent sur moi, s’agrippent à mon bras et me chuchotent:

– C’est un signe du ciel. Nous n’en pouvons plus, nous avons un secret et nous voulons le partager avec quelqu’un de totalement anonyme, nous avons reçu un texte de l’au-delà, oui ! Sur la table de la cuisine, posé, comme ça, un jour. C’est écrit à la première personne, nous ne comprenons pas comment c’est possible. Depuis nous ne dormons plus, des craquements se font entendre, des grincements de plancher nous terrorisent. Pouvez-vous prendre ce texte et en faire ce que vous voulez? Nous avons tout de même peur de le faire disparaître et d’être punis pour cela.

Oh là là, me voilà dans de beaux draps, en train de faire du sauvetage humanitaire, pas vraiment mon truc et les combines du monde des esprits pas ma tasse de thé, je suis plutôt matérialiste. Néanmoins, je suis rongée de curiosité, mon job m’y pousse. Leurs regards me font pitié. Leurs propos saisis par hasard au stand des carottes m’avaient interpellée. Que répondre? Je m’entends parler, comme mue intérieurement:

– Bon d’accord, donnez-le-moi.

Soulagés, ils me tendent un mince carnet et disparaissent au coin de la rue. J’ai l’air fin avec mon héritage sur les bras.

Un peu nerveuse je remonte chez moi en dissimulant l’opuscule sous mon bras, la concierge est curieuse. À peine arrivée, je l’ouvre délicatement, les feuillets sont libres et je commence ma lecture,

je n’en sortirai qu’à la fin, j’ai dévoré et tremblé.

« Moi, Romain Chardillot, je me remis en marche pesamment. Voilà bientôt trois heures que j’errais dans cet obscur labyrinthe. Mais aussi quelle folie d’aller explorer cette grotte seul, sans compagnon averti. Et mon épouse, elle doit s’impatienter. Bon, elle est faite au feu avec moi. Lorsque je pars marcher c’est toujours pour une heure, mais une fois lancé dans mes pérégrinations, je déborde largement les horaires sans m’en foutre néanmoins, juste pris par mon trip. Et les gamins qui m’attendent pour la partie de pétanque traditionnelle du dimanche après-midi? Non, ça ne m’effleure même pas. Romain est un mec qui commande, pas un sentimental.

Je suis parti avec une lampe de poche à ampoule LED, garantie 30’000 heures, c’est OK. Mais lorsque j’ai trébuché dans une flaque d’eau, ce fut la fin de mes espoirs lumineux et technologiques. Merde, la nuit. Les allumettes pour mes clopes, itou. Il ne me reste qu’à poursuivre mon chemin à l’aveuglette. Faire demi-tour? Deux essais sont infructueux et les « Y » assez traîtres pour me semer. De toute façon à tâtons, c’était caisse.

J’ai marché un certain temps, ma montre, illisible, me nargue au poignet. La fatigue me ronge. Fourbu comme un âne marocain qui rentre du marché avec son patron qui lui fouette les flancs de ses pieds agacés, je longe des murs suintants qui glissent sous mes mains meurtries. Exténué, les jambes molles, je m’affaisse sur une saillie humide, ma tête, lourde, s’incline sur mon épaule, je m’endors. Un certain temps. Au réveil, j’ai mangé une galette à l’avoine, la bio super énergisante que je prends toujours en balade, requinqué je me relève et poursuis dans mon boyau sinistre. Je poursuis quoi au juste? Mes glissades? Mon chemin? Mon espoir? Mais ce n’est pas possible, ce couloir doit bien 

retrouver le jour? Mes pensées se mettent à vagabonder bizarrement: pourquoi moi? Pour apprendre quoi? Quel chemin de vie est-ce que je poursuis tout-à-coup? J’ai presque des remords qui m’assaillent, des souvenirs de vacheries que j’ai prodiguées à mon entourage, à commencer à ma femme, mais auparavant, à cette petite cruche que j’avais bien roulée – elle était aussi bien roulée – dans la farine. Bon, à vingt-trois ans c’est permis de raconter des blagues à une gamine de seize ou bien? Le constat de police avait dit suicide, pas crime, c’était mieux pour moi, j’avais joué les naïfs, les flics n’avaient pas insisté. Et cette vieille dame, pourrie d’oseille, en l’aidant dans son jardin qui la dépassait totalement et la fatiguait, c’est vrai que j’avais été un peu trop brusque une fois, c’est pas permis? Sans parler de la rossée flanquée à un copain qui s’en était tiré avec deux fractures, du nez et de la pommette. Des quantités de souvenirs désagréables me plongent dessus, « Merde, je suis un sale bonhomme ». La poisse du lieu et en prime ma vie qui me saute à la gorge, c’est pas mal.

Un peu plus tard, le cerveau essoré, les souvenirs agréables me sautèrent en mémoire: le cabri sauvé d’une mort certaine, accroché à une branche dans le ruisseau furieux et bêlant sa peur, je l’avais agrippé d’une main ferme, tiré hors de l’eau et juché sur mes épaules, sauvé et remis à son propriétaire. Une autre fois, j’ai stoppé net ma voiture pour bondir sur une chevrette qui se faisait la malle sur la route – qu’ont-elles donc dans la tête ces bêtes? – et je l’ai balancée par-dessus la clôture, retour au parc. L’abeille noyée qui reprend des forces avec un peu de miel sous son nez, m’avait fait très plaisir aussi. Sans compter la chouette effraie tombée du nid, la limace épargnée, les araignées mises en prison sous un verre et sorties délicatement en plein air et l’amour que je porte à mes bêtes.

Mais au fait, je n’aime que les animaux? Le constat me saute aux yeux. Pourquoi, mais pourquoi? Déçu des humains, peut-être.

 

Je ramasse les dernières miettes de biscuits au fond de mes poches, j’ai faim, et froid. J’ai marché des heures, beaucoup d’heures, je dois tourner en rond sans trouver d’issue, la panique me guette, maintenant la sueur perle à mon front et ma vue se trouble de larmes, je suis épuisé, rendu, j’appelle, en vain, aucun écho. Mais tout-à-coup, un faible rai de lumière m’apparaît tout au fond du corridor, je cours, je tombe, dans un trou d’eau stagnante et empestée. Je me rends compte que je patauge dans les égouts de Saume-la-Veullière qui s’écoulent jusqu’au Rhône. J’ai gagné! La lumière m’attend, je ressors trempé et j’hurle ma joie, libre! Je suis libre! Merde et merde, le passage est barré, et c’est moi, maire de Saume-la-Veullière, qui l’a fait obstruer pour éviter que les moutons ne s’égarent dans la grotte. Je m’agrippe aux barreaux, c’est la fin de mes espoirs, en automne, plus personne ne passera par là. Mon stylo et mon carnet de randonnée se rappellent à mon bon souvenir. Je suis presque mort et j’écris, j’écris, j’écris, pour vivre encore ».

 

Au printemps, un berger trouva un cadavre derrière les barreaux, la peau collée aux os, la face déformée par le rictus d’un être qui voit la vie et meurt. Un carnet de notes attira sa vue. Il réussit à l’attraper. Ce manuscrit lui fit mal au cœur et lui brûla les mains, plutôt que de courir à la gendarmerie, au détour d’une ruelle étroite, il le jeta par une fenêtre ouverte donnant dans une cuisine.

Les étrangers du marché l’avaient gardé combien de temps ce brûlot macabre atterri par quel hasard en leurs mains? Après lecture, je l’enfoui au galetas dans un vieux coffre de tante Ida, sous les journaux de 1920, qui ne me semblaient pas, d’ailleurs, dénués d’intérêt. En tant que journaliste d’investigation, j’aime recourir à de vieux papiers bourrés de la magie du souvenir et cela me facilite la vie de piocher des idées. Tiens j’y pense, un jour, en piquant une crise de rangement au grenier, j’ai aussi retrouvé les journaux de Saume-la-Veullière imprimés lors de la curieuse disparition du maire Chardillot. On se demandait où il était passé, s’il n’avait pas fait un coup fourré et disparu en Argentine, son épouse, inconsolable, l’attendait toujours, l’œil triste.

Je suis lâche, je n’ai pas osé transmettre ces infos au poste de police. J’ai tout gardé, avare de remarques, paralysée du crayon ou plutôt de l’ordi. Qu’est-ce qui me retient de tout lâcher? Je suis folle de ne pas divulguer ce qui pourrait faire avancer l’enquête restée en plan. Mais j’ai la peur au ventre, l’autre soir, un fantôme a passé dans ma chambre à coucher, une brume grise, une forme, une vapeur. Je deviens cinglée. J’entends des craquements au plafond. Mais à qui diable vais-je pouvoir me confier? Connaître un fait divers, non, plus que ça, une réponse à une énigme policière, et ne pas la dévoiler? Suis-je coupable? J’ai une idée!

 

Le chien renifla ce truc reçu sur son dos depuis la fenêtre ouverte, une odeur inhabituelle, puis n’y prêta plus garde. La promenade l’avait tué, il faisait chaud, son maître, infatigable, lui lançait les baballes à rattraper pour lui faire plaisir et sans espoir de se calmer. Son maître est sportif, il court, il grimpe, il saute les fossés, le chien le suit partout. Trop heureux de gambader, mais ce jour,bon, il fait

torride. Le maître sous la douche, repos. Il en sort, « C’est quoi ce papier par terre? ». Comme le vent avait claqué la fenêtre, il y a un mystère. Tombé du ciel? Yvan s’empare du papier torchonné et attaché par une ficelle, pas lourd. Il l’ouvre, une feuille fraîche entoure le document, elle atteste de l’authenticité du récit inclus, pas signée, écrite à l’ordinateur, anonyme: « Vous qui tenez dans les mains ce récit, si vous êtes courageux, pouvez-vous aller vérifier à la sortie de la grotte que le cadavre séché est toujours derrière la grille? Moi, je ne peux pas. S’il y est c’est la preuve que ce récit est véridique ». Il s’y plonge, en ressort un peu estomaqué. Sinistre histoire.

Yvan décide de laisser passer quelques jours pour réfléchir, mais, durant la nuit, il est réveillé, en nage, pas possible, il y a quelqu’un qui respire à ses côté, d’un souffle saccadé. Non, c’est le chien qui halète et crève de chaud. Deux jours plus tard il prend la route direction Saume-la-Veullière. Arrivé au village, il se renseigne sur l’existence d’une grotte dans la région, se faisant passer pour un archéologue. On le regarde de travers, ces gens n’ont pas l’habitude des touristes curieux. Une vieille dame lui fait passer l’info en précisant que la grotte est presque introuvable et que personne ne va dans ce coin perdu et qu’il ferait bien d’être prudent. Veut-il se faire accompagner? « Non, merci, pas nécessaire ».

 

La montée est rude, son sac lui lacère le dos, il est plein d’outils, de son appareil photo et de quoi bivouaquer et manger. Deux heures et demie plus tard, Yvan s’approche d’une paroi rocheuse au pied de laquelle des éboulis récents lui barrent la route. Un peu de varappe et de glissades en ont raison. De loin il aperçoit une grille, mais de biais. Oups, le voilà, desséché, affaissé au pied des barreaux. Un

feuillet est coincé sous le bras gauche. Yvan tend le bras à travers les espaces les plus proches, impossible de le saisir, il se retire en transpirant et va chercher une branche un peu tordue pour faire office de crochet. C’est OK, il le rattrape facilement. Pliée en quatre, la page est encore presque en bon état, en tous les cas lisible. Il la déplie et lit: « Chérie, pardonne-moi, ma dernière promenade était de trop ».

Yvan se met à l’abri, le vent souffle fort, la pluie arrive, la tempête, oui. Il monte en vitesse sa tente et s’y réfugie. Il grignote sans conviction, il dort mal, les rafales se déchaînent, il se réveille à l’aube, sort de son abri, fait quelques pas pour revoir la grille et le corps. Il aurait mieux fait de ne pas y retourner. Derrière les barreaux, il n’y a plus rien. Rien. Disparu, volatilisé, évanoui, évaporé. Yvan s’en est retourné, tout retourné. Au détour du chemin, il a lancé le carnet dans le ruisseau. Au village, il a glissé le billet dans la boîte aux lettres de madame Chardillot.

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire