“Je rêvais d’un amour heureux, d’une jolie fille, De caresses et de baisers, de délice et de volupté….”
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Le rêve de Violetta Chap. 21 Le voyage d’hiver

Des pas retentissent dans les rues sombres et peu fréquentées de la ville à cette heure tardive. Un homme marche. Son allure est rapide et décidée, il semble déterminé à parvenir à destination dans les plus brefs délais, ses talons résonnent clairement dans la nuit. Les nuages qui cachent la lune l’isolent dans une obscurité oppressante. Il s’enfonce dans la vieille ville, passe devant les tours de la cathédrale, arrive sur la place du Château et redescend vers la gare. L’air frais le porte et le conduit toujours plus loin, sans but précis, contrairement aux apparences. Il ne sait plus s’il rêve ou si l’apparition qui le torture si cruellement depuis quelques heures est réelle. La douleur est si profonde qu’il voudrait crier, appeler celle qui est venue le provoquer, hurler son nom pour sortir de cet état de folie mais il est incapable d’émettre un son.

La souffrance amoureuse qui avait failli le mener à la folie est devenue depuis longtemps sa compagne. Il s’est habitué à sa présence. Ce Voyage d’Hiver composé par Schubert une année avant sa mort retrace la marche lourde et fatiguée du voyageur errant dans la nuit glacée, las à s’effondrer après la trahison de sa bien-aimée et torturé par les souvenirs à jamais évanouis.

En faisant sienne la douleur de l’amant trahi, il s’est longuement débattu jusqu’à ce que les images du passé se transforment en symboles religieux auxquels il voue une adoration exclusive. Il les garde au plus profond de lui-même sans jamais les évoquer. C’est en elles qu’il trouve l’énergie créatrice qui fait de lui cet artiste doué. La vie qu’il mène le satisfait car il voyage beaucoup , a des amis dans le monde entier et malgré sa solitude extrême, il est accueilli, invité, promené et flatté dans de nombreux pays.

Mais ce soir, alors que son concert avait déjà débuté, l’irruption de sa fiancée qui s’est assise devant lui d’un air gêné, sans oser le regarder, lui a fait perdre connaissance. Lorsqu’il est revenu à lui, entouré de visages inquiets, il a su trouver assez de force pour simuler un malaise passager et bénin, prétextant la fatigue du voyage et a terminé sa prestation. Chantal n’était plus là.

Convaincu d’avoir été sujet d’une vision, il n’avait pas osé mentionner l’inconnue au pull violet et n’avait posé aucune question. Il avait chanté les derniers morceaux du Voyage d’Hiver. Le souffle du passé avait repris possession de lui et lorsqu’était arrivée la rencontre finale avec le joueur de vielle représentant la mort, il avait eu l’impression de traverser la frontière si ténue qui nous sépare de l’au-delà. Son regard s’était perdu très loin et le silence qui avait suivi les dernières notes de musique témoignait de l’émotion presque mystique qu’il transmettait à l’auditoire. Seuls les applaudissements qui s’élevèrent timidement et comme en s’excusant de rompre la magie du moment le ramenèrent parmi ses auditeurs.

Ce bref malaise lui avait donné un prétexte pour ne pas prolonger la soirée et il était reparti dans la nuit, déclinant l’offre de ceux qui lui proposaient de le raccompagner à son hôtel.

Tout en marchant sans but, il essaie de répondre aux questions qui le hantent : Qui donc est cette jeune femme ? Dans cette ville où il a été si heureux avec elle, parmi ces personnes qui l’ont connue, il a peut-être été victime d’une hallucination au moment où il s’y attendait le moins. Mais pourquoi est-elle arrivée si tard ? Et juste au moment où il interprétait le « Rêve de Printemps?”

XI – Rêve printanierJe rêvais d’un amour heureux, d’une jolie fille,De caresses et de baisers, de délices et de volupté.Et lorsque les coqs ont chanté, mon cœur s’est éveillé. Et je suis seul, bien seul iciSongeant à mon rêve envolé. » « J’ai rêvé d’une jolie fille, de caresses et de baisers… » Subitement, la jolie fille qu’il aime toujours lui souriait comme pour s’excuser de sa longue absence et le temps s’est arrêté d’un coup. Il ne pouvait plus respirer. Les images repassent en boucle dans sa pauvre tête. Il s’en veut terriblement. Pourquoi n’a-t-il pas eu le courage de se renseigner sur cette retardataire en pull violet ? Il avait juste saisi une phrase prononcée par son hôte : « Mais où est donc Violette ? Je l’ai vue entrer et puis elle a disparu. » Violette, ce prénom que Chantal regrettait toujours en riant de ne pas porter. « Moi aussi lui disait-elle sur un ton menaçant, comme dans la Traviata, je pourrais me laisser mourir d’amour pour toi. Ton père essayera-t-il de nous séparer ? M’aimera-t-il ? ”Jusqu’au moment où elle avait rencontré les parents de Giovanni qui l’avaient accueillie comme la fille qu’ils n’avaient jamais eue. Parfois son futur beau-père la menaçait : « Si tu ne rends pas mon fils heureux, je te tuerai ! » Alors elle se laissait tomber sur le premier siège trouvé et entonnait d’un air tragique:”Ah mon Dieu, mourir si jeune, moi qui ai tant souffert!”

Giovanni enchaînait de sa voix la plus tendre « O ma Violetta, calme-toi ! » Et tous deux partaient d’un fou rire complice.

« Violette, elle s’appelle Violette. Elle est la réplique de Chantal. Elle porte son pull violet…. » Giovanni essaie de donner à ses pensées un sens cohérent. Mais comment une morte peut-elle ressusciter ? Et à l’âge qu’elle avait au moment de sa disparition il y a plus de vingt ans. Elle pourrait tout aussi bien être….sa……fille !

C’est la foudre qui vient de frapper Giovanni qui s’immobilise et reste comme pétrifié. Même sa respiration s’arrête. Il s’appuie quelques instants contre le mur d’un jardin car il a peur de s’écrouler à nouveau. Puis il repousse cette éventualité qui impliquerait une trahison criminelle de sa bien-aimée : elle aurait laissé d’autres personnes l’informer de son décès pour se marier avec un inconnu dont elle aurait eu un enfant! Cette pensée qui vient le tourmenter est aussitôt écartée pour faire place à une évidence : Chantal n’a pas laissé agir d’autres personnes, ces personnes ont agi dans son dos, pour l’éloigner de lui. Le chanteur poursuit sa marche solitaire et s’enfonce plus profondément dans la nuit. Comment le passé que l’on pense définitivement enterré peut-il resurgir avec une telle actualité ? Il est un homme mûr aujourd’hui mais il redevient le jeune homme effondré et incrédule relisant la lettre lui annonçant la terrible nouvelle. A son retour d’une tournée de deux semaines, il se réjouissait de découvrir le courrier que Chantal lui avait certainement fait parvenir car elle lui écrivait très régulièrement. Il avait été très surpris de ne pas trouver les enveloppes où il aimait reconnaître son écriture et se revoit debout, comme paralysé, tenant dans ses mains le message de l’hôpital qu’il n’osait ouvrir. Le timbre officiel de l’établissement avait allumé en lui une sirène de détresse et le contenu de l’envoi n’avait fait que confirmer son sinistre pressentiment. Le terme de mascarade tourne maintenant dans sa tête et il ne sait comment arrêter ce mouvement infernal. Il a à nouveau peur de perdre la raison. Qui pourrait être assez pervers pour séparer des amants par une manœuvre aussi démentielle ? Et pourtant, certains détails lui reviennent progressivement. Pourquoi est-ce l’hôpital qui l’avait, de manière officielle, informé de l’accident fatal ? Sous l’effet du choc, il ne s’était pas étonné de la chose. Il avait pensé que c’était peut-être la mère de Chantal qui avait donné son adresse. Les relations entre eux étaient assez tendues et la pauvre femme devait être si malheureuse qu’elle n’avait pas eu le courage de prendre la plume. Que ce soit elle ou quelqu’un d’autre qui le mette au courant ne changeait rien à la situation ! Mais maintenant il réalise que cela pouvait effectivement changer les choses. Jamais une mère n’annoncerait le faux décès de sa fille pour…. pour la détacher de l’homme qu’elle aime. Mais un rival, un autre homme, amoureux sans espoir, serait-il, lui, capable d’un tel acte ?Giovanni trouve un café ouvert. Il entre et commande un cognac. La chaleur de l’alcool le réconforte l’espace de quelques instants. Il s’abîme dans la contemplation de photographies ornant les murs de l’établissement. Paysage d’hiver, pêcheurs au bord de la rivière, voilier solitaire et l’inévitable Cervin au lever du soleil retiennent son regard. Si seulement il pouvait se souvenir du nom de ce médecin dont la cour assidue était pour sa fiancée un fardeau pesant. Elle s’était souvent plainte à lui des avances maladroites de cet homme d’âge mûr qui la couvrait de fleurs et qu’elle ne parvenait à décourager. « C’est un véritable cauchemar, disait-elle parfois. D’ailleurs c’est son nom : « cauchemar… cau(che)mar…cau..mar-cau… …MARCAU! » Comme hébété, le chanteur répète ces deux syllabes : Marcau, Marcau… » Il est sûr de ne pas se tromper. Les deux jeunes gens avaient même composé un petit refrain dont les paroles changeaient suivant l’humeur.

« Au clair de la lune, mon pauvre Marcau, oublie la brune qui n’te trouve pas beau. » chantaient-ils dans les moments heureux. Et lorsqu’ils se disputaient pour un motif le plus souvent futile, Chantal entonnait : « Au clair de la lune, viens mon cher Marcau, emmener ta brune qui te trouve très beau. » Giovanni est sûr de ne pas se tromper. Et ce qu’il sent monter en lui n’est ni de la colère, ni du regret, ni de la tristesse, ni de l’indignation. La vague dont il va très vite être submergé est une vague de violence absolue, de violence incontrôlée, à l’état brut. Il en est si effrayé, qu’il se précipite à l’extérieur de l’établissement, sans régler l’addition. Le regard qu’il lance au sommelier qui essaie de la lui réclamer est si dissuasif que celui-ci se retire précipitamment. « Il avait l’air d’un fou furieux » explique-t-il à son patron. « Je n’ai jamais eu si peur de ma vie. » Le vent qui vient gifler le visage du chanteur le fait peu à peu quitter l’état de transe dans lequel il s’est trouvé précipité en retrouvant le nom de  “l’assassin ” de son amour, du bourreau de sa destinée. Il sait que désormais il ne pourra plus être tranquille avant de l’avoir retrouvé.

Et si cette ordure pratique toujours sa profession dans la même ville, le confronter sera d’une simplicité enfantine. Est-il le père de la fille de Chantal ? Et Chantal…..est –elle…..Il ne peut aller au bout de sa pensée car il a peur de perdre la raison.Ses pas l’ont ramené devant l’entrée de son hôtel, plus sûrement que s’il en avait eu l’intention. Après avoir erré sans autre but que celui de suivre le cours de ses pensées, il a repris automatiquement le chemin du palace où il a un lit. Lorsqu’il était jeune étudiant il avait toujours rêvé de pouvoir un jour faire partie de la clientèle de ce magnifique établissement considéré comme l’un des plus luxueux au monde. Chantal se moquait gentiment de ce qu’elle nommait sa « folie des grandeurs » mais maintenant qu’il en a les moyens il est heureux de s’offrir quelques jours dans ce cadre de rêve. Depuis le balcon de sa chambre, il passe des heures à admirer le lac et les montagnes et regrette de n’avoir pas plus de temps pour observer les changements de luminosité, la valse silencieuse et spectaculaire des bateaux sur l’eau et le vol des oiseaux de passage. Face à ce lac il parvient à oublier sa solitude.

 

A suivre: Chapitre 22 La quête de la mère

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