Créé le: 13.09.2016
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Qui veut la peau de Tête de Quille ?

PolarLe Polar 2016

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Depuis toutes ces années qu'il est détective privé, Edgar Colombin en a vu passer des clients. Mais celui-ci, c'est le pompon !
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– Vous avez découvert qui veut me tuer inspecteur ?

– Détective, je suis détective privé. Et non, je n’ai pas encore trouvé qui veut vous tuer.

Edgar Colombin lève les yeux de ses notes pour les poser sur son client. Il a alors cette image de bowling qui lui vient à l’esprit. Un corps en forme de quille trapue surmontée d’une tête toute ronde, lisse et brillante. Car bien évidemment, son client est chauve, histoire de parfaire l’ensemble.

– Pourtant, ma femme…

– Non, ce n’est certainement pas votre femme.

– Mais les pantoufles inversées, les manches de mes chemises nouées, la pâte à modeler dans le tube de dentifrice…

– De petites blagues sans grande importance.

– Sans grande importance, c’est vite dit, mes gencives en frémissent encore, grommelle l’Homme Quille, et qui d’autre que ma femme aurait pu faire ça ?

– Je ne le sais pas, pas encore. Mais ce n’est pas votre femme.

Edgar Colombin fixe son calepin sous l’œil fébrile de son client.

– J’ai suivi votre femme. Le mardi après-midi, le jeudi matin et le vendredi soir, elle suit un cours de yoga.

– Et le prof est son amant ! Le coupe Tête de Bowling.

– Non, pas du tout. D’ailleurs, le prof est une femme.

Edgar trifouille son carnet quelques secondes pour laisser l’information faire son chemin dans les méandres du cerveau de son client.

– Tous les jeudis après-midi, elle se rend à la maison Candide où elle…

– …va voir son amant !

– …va faire du bénévolat auprès d’enfants handicapés, poursuit Edgar sans tenir compte de l’interruption. Elle leur raconte des histoires, fait de la peinture, organise parfois des sorties avec d’autres bénévoles.

Crâne Lisse est en proie à une intense réflexion. Il doit certainement essayer de trouver par quel moyen sa femme pourrait avoir un amant, se dit Edgar.

– Le mercredi, elle reçoit monsieur…, petit coup d’oeil à ses notes, monsieur Steingold pour une leçon de piano.

– C’est lui son amant. Sous mon propre toit en plus ! S’énerve Boule à Zéro.

– Non, ce n’est pas son amant, Monsieur Steingold est un honorable professeur de 76 ans, marié depuis 55 ans et très fidèle à sa charmante épouse. Et comme je vous l’ai dit, votre femme n’a pas d’amant !

Quille Trapue se tait un moment. Il semble perdu, l’information semble avoir de la peine à trouver sa place dans son crâne, comme s’il était déçu par cette affirmation. Pourtant généralement les clients d’Edgar sont plutôt soulagés d’apprendre que leur chère et tendre est fidèle. Edgar poursuit son compte-rendu.

– Régulièrement les jeudis à midi, elle retrouve un groupe de copines pour manger. Toujours dans le même restaurant, toujours à la même table. Je me suis arrangé pour arriver avant elles et m’installer à la table d’à côté. Elles n’ont pas fait attention à moi et ont discuté comme si de rien n’était.

– Vous avez appris quelque chose ?

– Ah ! J’ai appris beaucoup de choses. Sa copine Chantal par exemple a un amant, elle, son prof d’aérobic. Visiblement il est jeune, bien bâti et très inventif, si vous voyez ce que je veux dire. Fabienne, elle, a un penchant pour la fumette. Si elle en parle librement avec ses copines, elle le cache à son mari et je dois d’ailleurs avouer qu’elle est plutôt ingénieuse pour y parvenir…

– Oui, c’est bien beau tout ça, mais ma femme, elle dit quoi ?

– Votre femme, elle ne dit pas grand chose, elle écoute surtout, elle conseille aussi beaucoup. Elle a toute l’attention de ses amies qui semblent beaucoup l’apprécier.

– Elle parle de moi ?

– Je regrette, mais non. Quand les autres se plaignent de leurs maris, elle dit juste que ça va, que vous n’êtes plus autant attentionné qu’au début, mais qu’elle n’est pas malheureuse.

– Elle est indifférente quoi.

– Résignée me semble plus juste.

Edgar jette un œil à Boule à Quille. Non, visiblement l’information ne semble pas vraiment laisser des traces de tristesse sur son visage. Il a plutôt l’expression de quelqu’un en proie à une “intense réflexion” dans un endroit où l’on va généralement seul. Cette pensée commence à former dans son esprit une image qu’Edgar ne veut pas voir.

– Vous auriez une autre suggestion, quelqu’un d’autre qui pourrait vous en vouloir ? Demande Edgar pour évacuer un dernier flash de petit coin.

Face Luisante sort soudain de son mutisme.

– Alors c’est Maggie qui cherche à me tuer, ma belle-fille. Elle aurait très bien pu remplacer l’eau de ma bouteille par de la javel.

– Très bien, je vais enquêter de ce côté-là. Je vous appelle dès que j’ai du nouveau.

Edgar le presse vers la porte, il a hâte de s’en défaire.

– Merci inspecteur.

– Détective.

– Oui, merci détective Colombin. Au revoir.

********************************

– Vous avez découvert qui veut me tuer inspecteur ?

– Détective, je suis détective privé. Et non, je n’ai toujours pas trouvé qui veut vous tuer.

– Vous n’avez pas enquêté du côté de ma belle-fille ? Moi je l’ai observée depuis la dernière fois et je vous le dis, elle a quelque chose à se reprocher, elle m’évite !

Edgar observe son client. Il porte aujourd’hui une tenue tout à fait fascinante : un noeud papillon orange, une veste de tweed brune, une chemise blanche, un vrai cliché des années 60. Et ce crâne, toujours aussi lisse ! Visiblement il est venu directement après son dernier cours. Avec un professeur pareil, les élèves doivent bien s’amuser…en fait non, peut-être pas tant que ça.

– J’ai enquêté sur votre belle-fille. Edgar Colombin tourne plusieurs pages de son carnet. Adolescente brillante, ses professeurs ne tarissent pas d’éloges à son sujet, fait partie d’un club de lecture et d’un club de varappe, sympathique et enjouée, ses camarades l’adorent…

– Trop beau pour être honnête, tranche Noeud Papillon.

– Hum, … J’ai eu l’occasion de discuter avec elle et il semblerait qu’elle n’ait aucun ressentiment à votre égard, juste une grande indifférence. Elle dit qu’elle ne comprend pas pourquoi sa mère vous a choisi, même si au départ elle vous trouvait plutôt sympa. Mais entre ses études et ses activités extra-scolaires, elle vous croise très peu et ça lui va très bien comme ça.

– Tant que je paye pour ses études et ses loisirs, ouais !

– En fait, elle finance elle-même ses dépenses. Elle travaille comme réceptionniste dans un centre médical tous les samedis et les après-midi où elle n’a pas classe, elle propose des cours d’appui en maths et en physique. L’argent que vous lui donnez, elle le reverse à une association humanitaire.

– Elle me déteste…

– Elle ne vous porte pas dans son cœur, mais comme je vous l’ai dit, elle ne s’inquiète pas de vous. Par contre elle est très proche de sa mère, voire un peu protectrice à son égard. Si par exemple vous battiez votre femme, sa mère, là elle pourrait vous en vouloir, peut-être au point de franchir la ligne. Est-ce que vous battez votre femme ?

– Non, mon dieu, non !

Veste en Tweed a vraiment l’air très indigné qu’on ose lui poser cette question, un peu surjoué même la réaction, pense Edgar, mais bon, quand on voit la tronche du gars, ça colle tout à fait avec le personnage.

– Donc, si vous ne battez pas votre femme, il n’y a rien à craindre du côté de votre belle-fille.

– Non mais quelle ingrate quand même, distribuer l’argent que je lui donne pour SES études à des œuvres de charité….

– Oui, bon, bref, ce n’est pas elle non plus qui cherche à vous tuer. Vous ne voyez pas quelqu’un d’autre qui pourrait vous en vouloir ?

Professeur Rétro réfléchit. Edgar regarde la sueur perler sur le front de son client. Une petite boule se forme, grossit, jusqu’à devenir trop volumineuse pour rester sur place. Elle glisse alors le long des tempes, sur les joues et finit par goutter sur la veste, très rapidement rejointe par d’autres de ses semblables. Ne pouvant plus supporter cette vision, Edgar demande :

– Est-ce que d’autres incidents vous sont arrivés ? ça pourrait nous mettre sur une piste…

– Oui, oui, effectivement.

Tête qui Goutte sort un mouchoir de sa poche pour essuyer les traces de la réflexion qui rend son front moite. Au grand soulagement d’Edgar.

– Il y a eu cet incident avec ma voiture. Un pneu crevé. Avec un clou. Je n’ai pas réalisé tout de suite. Mais quand je l’ai amenée au garage pour changer la roue, ils m’ont dit qu’ils avaient dû aussi rajouter du liquide de frein. Que j’avais eu de la chance avec mon pneu creuvé, parce que s’ils n’avaient pas remarqué l’autre problème, j’aurais risqué de ne pas pouvoir freiner et faire un accident.

– Votre voiture aurait donc été sabotée vous pensez ?

– Oui et je sais qui a fait ça ! C’est ce petit salopard de Jérôme Gravin. Il n’a pas supporté que je lui colle une retenue.

– Jérôme Gravin, ok, c’est noté. Quelqu’un d’autre ?

– Non, c’est lui, j’en suis certain !!

– Très bien, je vais enquêter de ce côté-là.

– Merci inspecteur.

– Détective.

– Détective Colombin, je sais que je peux compter sur vous !

– Oui, je vous appelle dès que j’ai du nouveau, dit Edgar en le pressant vers la sortie.

**********

– Inspecteur, vous avez découvert qui veut me tuer ?

– Détective, je suis détective privé. Et oui, je sais qui veut vous tuer.

– Ha, c’est ce Jérôme Gravin, j’en était sûr !

Edgar n’en revient pas. Il vient d’annoncer à son client que quelqu’un cherche effectivement à le tuer et il se réjouit ! Généralement, dans ces circonstances, ses clients sont plutôt effondrés. Edgar regarde Crâne d’Oeuf qui se tortille sur la chaise en face de lui alors que le serveur leur apporte leurs consommations. Pour ce dernier rendez-vous, Edgar a préféré l’espace d’une terrasse à la promiscuité de son bureau. Il a un instant regretté son choix en voyant débarquer son client : T-shirt près (trop près) du corps rayé rouge et jaune, bermuda vert olive, sandalettes et, bien évidemment, chaussettes blanches qui s’arrêtent au-dessous du mollet. Difficile d’éviter les surnoms douteux avec un cliché ambulant pareil, déjà qu’en temps normal ce n’est pas évident, là ça relève de l’impossible ! Edgar respire un peu d’air frais avant de poursuivre.

– Non, ce n’est pas Jérôme Gravin qui veut votre mort, même si l’idée ne semblait pas lui déplaire, je peux vous certifier que ce n’est pas lui.

– Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

– Parce que j’ai rencontré la personne qui cherche à vous tuer. J’ai même eu une grande conversation avec elle. Ou plutôt avec lui.

– C’est un homme ? Ma femme a donc un amant qui cherche à me tuer…

Edgar lève les yeux au ciel en soupirant. Décidément, Cliché Ambulant a les idées fixes !

– Non, je vous l’ai déjà dit, votre femme n’a pas d’amant.

Edgar est sur le point de perdre patience. Fraise Citron lui est à chaque fois un peu plus antipathique. Il boit une gorgée de Coca pour remettre un peu de calme dans ses idées. Quand il pose le verre il peut à nouveau regarder sereinement Chaussettes Blanches et même se réjouir, dans une certaine mesure, de la tournure que va prendre la conversation.

– J’ai donc rencontré la personne qui cherche à vous tuer, hier, à cette même terrasse d’ailleurs, à la table là-bas dans le coin…

T-Shirt Boudiné se retourne dans la direction indiquée. Bien évidemment, il ne voit rien…

– C’est cet homme, celui qui veut votre mort, qui m’a donné rendez-vous là. Et je dois dire que dans un premier temps, je n’arrivais pas à le croire.

– Et c’est vrai ? Il veut vraiment me tuer ? C’est qui ?

– J’y viens, j’y viens. Cet homme souffre d’un trouble mental qui le coupe de tout ceux qu’il aime, de tout ce qui l’entoure, de sa vie. Au début, il s’était fait une raison, il avait une merveilleuse épouse, une belle situation et parvenait à vivre son trouble sans trop de conséquences néfastes. Mais depuis environ six mois, sa maladie a empiré, affectant de façon considérable et très négative sa vie. Il a tout essayé : médicaments, psychiatrie, hypnose, acupuncture, méditation… Mais rien n’y a fait. Même si certaines méthodes ont pu freiner un instant la progression, son trouble mental a continué à s’aggraver.

– C’est une belle histoire que vous me racontez là, mais si l’on pouvait revenir à moi ça m’arrangerait. Ce n’est pas pour me raconter les tourments de vos autres clients que je vous paye.

– Et pourtant c’est cet autre client qui vous veut mort.

– Oui, bon, mais alors allez plus vite, passez les détails.

Déjà les perles de sueurs se forment sur le crâne dégarni, bientôt elles vont se mettre à ruisseler. Cette vision, plutôt que les jérémiades de Nombril à l’Air, encourage Edgar à s’activer.

– Donc cette personne est venue me voir pour me supplier de l’aider à se débarrasser de cette dégénérescence.

– Je ne vois toujours pas le rapport avec moi. En quoi ma mort peut aider ce malade mental ?

– Pourtant il est flagrant, puisque c’est vous la dégénérescence dont cet autre client me parle. Je dois dire que j’ai été très surpris hier quand je vous ai trouvé assis à la table de mon rendez-vous. Mais ce n’était pas exactement vous. La personne en face de moi avait plus de prestance, plus d’élégance, de savoir être. Je peux vous assurer que c’est très étrange comme situation.

Bozo le Clown ne dit plus rien, il écoute, cherche à comprendre. Edgar poursuit.

– Votre autre moi m’a expliqué qu’il souffrait d’un trouble de la personnalité. Que vous étiez apparu il y a environ cinq ans. Au début c’était très rare, occasionnel. Mais depuis six mois, vous prenez de l’ascendance sur votre autre moi, le moi originel. Et vous détruisez tout ce qu’il a construit, ruinez ses relations, portez atteinte à son image. Sa femme s’est mise à le regarder de travers et sa belle-fille à l’éviter. Il a alors commencé à vous jouer des tours, manière très bon enfant de se venger des torts que vous lui causiez, de petites choses : les chaussures inversées, les manches de chemises nouées, la pâte à modeler dans le tube de dentifrice… Malheureusement, il a récemment appris qu’il allait disparaître définitivement, qu’il ne resterait plus que vous. Mais comme il ne supporte pas que vous côtoyiez ses proches, qu’il ne veut pas que vous soyez la personne dont ils se souviendront, il a pris une décision radicale : quitte à disparaître, autant que vous disparaissiez aussi. Alors il est passé un cran au-dessus, avec la javel et la voiture. Mais ça n’a pas marché. Et comme d’après son docteur il ne lui reste que peu de temps à vivre, il a choisi une manière plus efficace et plus définitive : il a engagé un tueur à gages.

Gueule de Boulet est maintenant pâle comme un cul. Il déglutit, regarde nerveusement de tous les côtés, déglutit à nouveau avant de demander :

– Il veut me tuer ?

– De son point de vue, c’est plutôt un suicide, un suicide assisté, comme pour ces malades incurables qui souffrent trop pour prolonger leur vie.

– Mouais. Un suicide, c’est une question de point de vue.

– Mais ce n’est pas si évident, poursuit Edgar sans tenir compte des remarques de son client, il faut réussir à savoir où et quand vous trouver, pour vous tendre un piège. Ça demande une bonne planification et beaucoup d’anticipation.

– C’est pour ça que vous avez voulu qu’on se rencontre dans un lieu public cette fois, pour assurer ma sécurité ? Personne n’oserait me tuer en public. Vous êtes malin, j’ai eu raison de faire appel à vous.

– Je crains qu’il serait plus juste de dire que si je vous ai donné rendez-vous ici, c’est pour assurer mes arrières, répond Edgar en fixant le petit point rouge du viseur laser qui scintille sur la poitrine de son client.

Commentaires (2)

Aydan
18.11.2016

Superbe ! Le côté blagues en tout genre (dentifrice, etc...) me rappelle certaines scènes dans Amélie Poulain avec le gérant de l'épicerie. Et puis le côté dédoublement de personnalité me rappelle aussi un film que j'adore "Peur primale" avec Edward Norton qui joue aussi les schizophrènes, juste somptueux ! Bref, très bonne intrigue et bien drôle !!!

Pierre de lune
16.10.2016

Hello Asphodèle ! Je suis fan de ce polar très réussi, mêlant humour réjouissant et intrigue des plus originales. Bonne chance à Tête de Quille pour les votes !

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