Créé le: 19.06.2014
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Translucidités
Moulins d’amour (1) La justice inculpe les victimes (2 et 3) Gunnersbury (4 et 5) Le nom de la femme (6 à 9) Je suis en difficulté (10 à 11) Bratsch (12 à13 ) Face à face à face (14 à 16) Chinatwon (17 et 18) Rien n’est réel ( 19 à 21)Au retour de l’exposition Courbet (22 à 24) Erni Hans (25) Faites pencher la balance ( 28) Tubulaire you (29)
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En roulant
En roulant dans la campagne, couleurs d’été, vers la prison. Sur les ondes choisies, une chanson, qui revient, « Rivière du temps », joliment répétitive, depuis longtemps. Le chanteur s’adresse à une rivière, lui demandant « où sont tes moulins d’amour et l’eau bleue qui fait le tour » avec une mélodie qui interroge, qui espère et se lamente aussi.
C’est un chanteur d’ici. Il ne se produit plus. Il peint maintenant. « Rivière du temps », ça doit faire un moment. De mémoire, au moins trente ans. Elle est revenue, toute fraîche et toute claire, translucide. Je l’aimais bien sa chanson que j’écoutais disponible. Je l’avais souvent en tête et la fredonnais, je revenais à elle et la laissais me revenir.
Je l’ai mieux réécoutée hier, dans ce moment entre deux mondes, défait par le temps et la lucidité. Peu enclin à parler aux rivières et, fort de cette évidence sans couleur, trouvant à ce texte résolument léger une certaine profondeur.
C’est vrai ce que dit la chanson, où sont les moulins d’amour de la rivière du temps ? Des êtres ont disparu. Le temps d’une chanson, même répétitive, même répétée, est furtif.
J’ai poursuivi ma route vers la réalité d’un tiers qui, comme nous, peine sans surprise à en faire le tour. Les mots sont toujours ceux d’autrui, tiers, chanteur, et soi intérieur.
(22 juillet 2012)
Le fer à repasser
Que m’a-t-il raconté cet étrange personnage, tard hier soir, dans ma rue? Il ne faisait que passer. J’étais distrait, donc indifférent. Il s’est adressé à moi, après m’avoir jaugé, pour me vendre, sous prétexte de déménagement, un fer à repasser, trouvé là, qu’il transportait dans un carton sur une sorte de caddie. Fier de son affaire. C’était de la mendicité. Surpris, j’ai fait mine de l’écouter. Le flot verbal qui en a découlé était dense et envahissant. Son regard semblait tranquille. Ses propos devinrent démesurés et fous: “la justice inculpe les victimes”, le résumé de sa vie désocialisée. L’expression est forte et désespérée, à la fois lucide et incohérente. J’ai fait mine encore d’en apprécier la tournure. Son langage était vif et nourri. Je ne dirais pas riche, mais il y avait une abondance étonnante et une sorte de précision qui me rendirent curieux tout autant que stupéfait. Rétif aussi. Il promenait son carton et sa marginalité avec en tête, tourbillonnant, le souvenir de sa “meuf” qui l’avait quitté et, avec l’aide de la justice, l’avait racketté. Le terme était choisi et répété.
Puis les propos devinrent violents. Il se mit à commettre, par ses mots et cette sorte de surgissement, une suite d’assassinats, d’exécutions de “tous”. Il n’avait pas le choix, et pas d’hésitation non plus. C’était inévitable. Il s’en expliquait. J’étais sa justice sur l’instant. La violence était totale et le désarroi depuis longtemps ravalé. J’ai été assailli verbalement par ce mendiant, préservé physiquement dans son apparence sympathique. Il avait sa force et sa vitalité, paraissait plus récupérable que son fer à repasser. Prêt à bien passer dans une réalité télévisée.
Il n’avait pas toute sa raison, mais ce qu’il disait était intéressant: un poème en prose de rue qui me séduisit et m’agressa et dont je ne parvins à me défaire qu’en adoptant une apparence sereine et solide. « Après, on ne sait pas ». Toutes identités perdues, nos réalités confondues, nous échangeâmes, sans transiger. Il renonça à me fourguer son appareil et s’éloigna enfin, en me remerciant fugacement, puis m’opposa un définitif “ça suffit”, qu’il s’adressait à lui même. Je souhaitais le lui dire depuis un moment. C’est lui qui osa.Ce fut un bref épisode de la tragédie tranquille d’un grand énervé déconcertant. Sans alcool ni sommeil, la rue nous rendit à la nuit. Et je me dis aujourd’hui que la force du verbe n’appartient pas aux vainqueurs, ni aux vaincus. Elle surgit et se dissout dans l’anxiété saisissante des difficultés de vivre et de vendre, au grand marché de la reconnaissance, de l’immédiateté et de l’inconscience. “ça suffit”, voulait dire disparaître.
(9 juin 2013)
Gunnersbury
Les corbeaux de Gunnersbury Park. Une étendue de gazon, des terrains de football, mis les uns à côté des autres, par paliers interminables, près de Twyford avenue. Je m’y rendais en courant dans les briques rouges de Londres, perdu dans une circulation dense, monotone et sulfatée. C’était le printemps de mes vingt ans. Je me souviens de mes foulées, cette action que l’on répète, pour vivre plus intensément. Je le faisais naturellement, avec la recherche de l’exploit. Le plaisir de, certainement, de vaincre. Je scrute d’ici, de ce lieu d’écriture trente-cinq ans plus tard, mon for intérieur, d’alors et de maintenant. C’est le même, dans sa griserie et sa variété. Un narcisse modeste et vainqueur, je suis, un narcisse modeste et vainqueur, qui a couru ce soir après l’orage, dans une lumière encore vive de septembre, au milieu des corbeaux, cent et plus oiseaux noirs, posés là, immuablement, attendant leur vol et la fin de l’orage. Inattentifs à mes pas, vigilants, si je me fais menace.
Mais comment ? Je ne suis pas menaçant. Je courais, fort d’une incertaine quiétude intérieure et ne parvenais pas à me souvenir de l’inquiétude de Gunnersbury. C’était les mêmes corbeaux et le même moi. Je repense souvent à Gunnersbury quand je rencontre les corbeaux, paisibles et noirs, inattentifs tout autant que vigilants, posés sur deux pattes avec le bec en avant. Ils ne sont pas le décor intérieur dont je rêvais, mais ils m’apprennent à ne plus attendre que la vie passe, en suivant le chemin de mes foulées parmi eux.
Ce n’était pas un présage, juste une présence. Je ne leur parlais pas, et ne leur ai donné aucune signification. Ils acceptent mon inexistence et s’emparent de ma présence – cause prochaine de leur envol -comme d’un fait anodin. Je n’en ferai pas un dernier tableau, nous ne sommes pas en juillet dans un champ de blé. Dépourvu du talent de peindre et de l’envie d’en finir, je traverse ces soirs d’orage à Genève ou à Londres, laissant vivre les corbeaux qui en font de même à mon égard. Le gazon est propice à la douceur et j’entends ne rien faire de cette histoire, ni même un roman, une fin ou un commencement.
(7 septembre 2013 / revu en 2015)
Le nom de la femme
Seul au théâtre, mais pas seul dans le théâtre. C’est ce qui m’est arrivé hier soir. Une même pluie, celle de tous les printemps. Une même foule, qui attend devant le bâtiment. Sentiment de déjà vu et, cette pièce, je l’avais déjà vue, il y a trente-sept ans, en 1976. Même auteur, mêmes classes de collège, ma présence dans la marge. La surprise de la soirée fut de comprendre, face au spectacle, que le spectateur était différent, et le spectateur, c’était moi.
Le spectateur, c’est toujours soi.
L’acteur doit avoir cela en tête, lorsqu’il agit. Il n’agirait pas s’il ne pouvait être qu’acteur. Le rôle suprême est celui de spectateur. J’ose spontanément cette assertion qu’il faudra peut-être travailler. Hier, j’ai reconnu l’une ou l’autre personne dans le public, comme toujours, là un couple de juges. Je ne me souvenais plus du nom de la femme. Cela me préoccupait avant le spectacle. Je ne me souvenais plus du nom de la femme. Dans cette foule tranquille, en attente, avec cet ancien souvenir et cette perte de mémoire du nom de la femme, je me sentais bien seul. Bien, seul. J’en arrivais aussi à penser, mais là c’est encore très spontané, et indélicat, que la perte de mémoire est une richesse, tant et aussi longtemps que l’effort pour la retrouver n’est pas vain. Au-delà c’est une misère qui nous guette, toutes les mémoires en perdition et annonce, comme une menace, tous les effacements. Je me souvenais que j’avais vu la pièce il y a longtemps sans me rappeler ce qui s’y passait.
Des hommes en manteau, des voix fermes et menaçantes, une intrigue de meurtre et de politique, assez lourde à mon souvenir, écrite par un auteur important. Tout ce qu’il fallait percevoir et tout ce qu’il fallait en dire. Cela m’avait échappé, et jamais rattrapé. Mais j’ai lu depuis lors dans l’œuvre de ce grand auteur, j’ai vécu aussi, et j’apprécie le théâtre d’aujourd’hui, d’où ma présence.
Le nom de la femme m’échappait. Je ne le reconstituais pas. Je ne l’ai pas retrouvé de tout le spectacle. Le nom de l’homme, juge, je l’avais bien en tête. J’ai alors improvisé un exercice de mémoire, le nom des femmes, juges, et le nom des hommes, juges. J’avais perdu quelques noms de femmes. Ça m’a saisi. Perdais-je le nom des femmes ? Un effacement se produirait-il ? Quelle en serait la signification ou la cause, cette distinction aussi serait à travailler. C’était une pensée folle, entre menace et promesse comme toutes les pensées folles, et le spectacle commença.
Ce fut tout sauf ennuyeux. Les acteurs bien présents, respectueux de leur art et joueurs. Une mise en scène moderne avec entre les tableaux, des extraits de films révélateurs de l’avancée du temps et de la culture depuis 1948, date de la première représentation de la pièce, et depuis 1976 aussi. Un extrait de western dans lequel un homme seul rappelle à d’autres, qui s’apprêtent à pendre l’un des leurs, qu’on ne tue pas un homme sans le juger. C’était courageux. Aujourd’hui on peut dire plus et mieux.
Et l’on arrête pas de tuer avec ou sans jugement. Le meurtre est au centre de la pièce, qui présente et illustre finalement la distinction entre le meurtre et l’assassinat, l’un et l’autre mis en scène. L’attente d’un assassinat qui ne vient pas et la surprise d’un meurtre passionnel et absurde qui se produit. Plus d’intrigue, mais l’émergence d’une question puis d’une autre. Le rôle des femmes, l’une fatale et joueuse, l’autre sombre et déterminée, amoureuse et obstinée. Tous les personnages sont obstinés, l’intrigue tenait en cela.La victime est valeureuse et fragile. Le texte est par moments très riche de sens réfléchi, avec une vraie profondeur, puis plus direct et plus vif. On y retrouve le mot vrai, pour qualifier un homme et plusieurs surprises de ce genre. Le lendemain, à bien y repenser, je perçois la qualité de l’acteur dont le personnage est tué, ordinaire dans sa présence, exceptionnel dans sa façon de rendre cette présence éloquente. Et je me souviens du nom de la femme.
La mémoire s’est décrispée, je me souviens du nom de la femme et ne m’en inquiète plus. Le bien-être, rare à ce point, qui fut le mien en descendant le boulevard avait pour causela qualité du moment de théâtre, et la réorganisation de mon esprit dans cette traversée du temps. Manifestement, lui s’est enrichi, l’esprit, non le temps ou l’un et l’autre en définitive, et j’étais seul heureusement pour le comprendre, et à le comprendre.
Le nom de l’auteur, sa place dans l’histoire, sa postérité, la qualité de son œuvre, ce qu’il dit aujourd’hui et ce qu’on lui fait dire. Les enjeux du monde, ceux de l’homme et la culture qui en résulte, ce qui s’opposait alors, ce qui s’impose aujourd’hui ; et le discours sur le meurtre et la mort que l’on tenait avant ma naissance, à l’époque de mon adolescence, et que l’on tient encore dans la précarité des incertitudes et la solidité du doute persistant, chez tous les intervenants. L’acteur était compétent et courageux, son personnage aussi. Le spectateur en devint merveilleux, quelques instants durant. La pluie vivifiait le boulevard et m’apaisa.
(9 mai 2012)
Je suis suis en difficulté
Je suis en difficulté avec mon langage. Les mots viennent à l’esprit. Ils sont posés là comme des étourneaux et repartiront de plus belle. L’esprit les accueille, les invite et les laisse s’en aller et revenir. Je ne maîtrise pas mes mots. Ils s’imposent à moi, me contraignent et m’échappent, se volatilisent et ne se laissent pas choisir.
Je les attrape, les saisi et me laisse envahir par eux. Je les interroge sur leur lointaine provenance et ce qu’ils savent de l’avenir. Mais les mots restent muets quand il s’agit de leur devenir. Ils pourraient être plus précis. Ils le devraient. Je me dois de les rendre plus précis, après les avoirs reçus, de qui ? Le langage dans la famille est la première base de la respiration verbale. Puis il semble qu’un développement intervienne, une fixation aussi. Mon langage s’est fixé dans son indéfinition.
Je veux faire des phrases avec lui. Lui demander de m’apprendre à parler à mes parents et à mes amis et à toutes les sociétés. Il aurait pu me construire une vie, édifier une ample culture en moi comme il l’a fait en un nous indéfini. Je suis en difficulté avec mon langage qui joue avec tout et regarde le silence comme un chat regarde un étourneau blessé dont il a déjà fait sa proie.
Le ciel a des difficultés avec mon langage. Il ne le laisse pas s’éterniser et lui impose le vol et l’instantanéité, des mouvements infiniment fuyants, s’incruste dans mes cieux langagiers et ne laisse pas tranquille le silence de mes pensées.
C’est un tout, une fatalité, une arborescence vaine et défaite. Mes phrases reviennent pas à pas à même le sol de mes ancêtres, s’accrochent aux bruissements de toute une éternité défaite, elle aussi, depuis plusieurs années. J’avance dans la fortune de mes langages et laisse la suite s’imposer.
(1er décembre 2014)
Bratsch
Cette clarinette hésitante et plaintive, perçue comme telle, entourée d’un violon, d’un accordéon et d’une guitare, avec au fond une contrebasse, je l’ai entendue dans les années septante, celles de mon adolescence, dans un lieu sombre, une ancienne cave viticole, lieu culturel de ma petite ville d’alors. Cette stridence comportait des promesses, musicales et de vie, toute une richesse personnelle venue du monde à explorer. L’accordéon, c’était l’autre, le différent, qui parlait au violon l’inaccessible, le génie venu des profondeurs de l’histoire de l’âme, et la contrebasse plus massive et plus sage. La guitare m’était complice et promise, elle attendait le regard et la main, de l’artiste que je ne devins pas. Mon oreille s’est depuis lors peu prêtée à cette musique et je n’ai jamais revu ces musiciens.
Dans « Libération » aujourd’hui, je reconnais le nom du groupe, Bratsch qui tourne en Europe depuis quarante ans. Il « suffit de passer le pont » de l’écran informatique pour voir et entendre ce même groupe et cette même plainte luisante dans la blancheur assurée des chevelures. Ils se lèvent à la fin, font face à leur public, tiennent leurs promesses. C’est d’ailleurs et d’ici, d’hier et d’aujourd’hui, c’est un brassage et un passage, une routine et une fulgurance, la musique, l’âme, le rappel du spectateur et de l’acteur, la vie qui a passé et qui revient, l’ombre qui efface la promesse, la musique qui ne déçoit pas, la maturité qui se souvient.
Je saisi au passage l’opportunité d’évoquer la profondeur et la superficialité auxquelles renvoient de tels souvenirs et de telles sensations. Sur l’instant tout est là, l’essentiel et saisissable, le soi se fait roi, le potentiel de création, de félicité et de puissance est perceptible, immédiat ou à venir. On ne sait pas exactement quel bonheur nous attend mais il est certain qu’il surviendra, que ce n’est pas un rêve ou comme dans les rêves, je connais le monde et je suis musicien.
Jamais je n’en revins de cet espoir qui fut délire et je reste plongé dans la réalité dominante de mes désirs inaccomplis. Tout va bien, la réalité est inaccomplissement, si riche variée et variante qu’elle est à la fois statique et surgissante (surgissement). C’était vrai à l’époque et ça le restera. Un individu en quelque part en son existence participe à un évènement social et musical qui le transperce et le laisse là aux mille lieux (milieu) de son devenir.
(30 décembre 2013)
Face à face
Il passe. Il ne fait que passer. Il va rapidement vers l’avant d’un pas pourtant lourd. Son ombre aussi est lourde. Il la déplace systématiquement. Il existe, il marche, il tient.Il supporte le regard quelques instants puis il reprend sa marche machinale. Ses yeux tombent, vont vers le sol. Il passe furtivement, si furtivement et si souvent que l’on comprend à force de le croiser, qu’il n’a plus de destination, juste une destinée qui lui échappe et le contraint. Il nous aborde parfois, offre son salut, timidement lorsqu’il est seul,à plus haute voix, s’il croise un groupe de silhouettes connues. Ses interlocuteurs de l’instant, toujours bref, en passant, ont alors droit à quelques affirmations sur un résultat sportif, monde de sa réflexion publique, ou à une plaisanterie teintée d’amertume. Il exhibe son échec dans la vie sociale, sa neutralisation. Il est tout à fait là. Il accepte sa présence en ville plus à travers le monde que dans le monde. Il demeure aussi, par la répétition de ses pas, immuablement absent dans une solitude rejetée. La fixité de son regard, l’automaticité de son pas et la manifestation involontaire de son ennui ont attiré mon attention.
Je reconnais ou admets ce visage comme pouvant avoir été, dans sa jeunesse, celui d’un acteur anonyme des romans-photos « Nous Deux » que lisait ma mère, et que j’allais lire aussi près de sa table de nuit. Le visage était placide, mais harmonieux et séduisant. Il aurait très bien représenté l’homme attendu, la rencontre providentielle, dans une ville industrielle du nord de l’Italie.
Le personnage de l’homme que la femme du roman-photo allait et devait rencontrer, et qu’elle rencontrait effectivement à la suite d’une intrigue insignifiante. La promesse de vie heureuse dans les bras de l’homme au regard clair, profond et rassurant. Je n’ai souvenir d’aucun des dialogues lus, mais les visages prometteurs, vus comme tels, me reviennent, une sorte de langueur aussi. C’est la même fixité du destin de celui qui était fait pour être aimé, dans la continuité, avec en lui tous les atouts de l’apparence et du charme masculin.
Les dialogues n’étaient pas riches du tout. Il a manqué quelques photos pour imager l’avenir désormais advenu qui n’avait alors de place, pour le lecteur et la lectrice, que dans sa nécessaire et absolue perfection, romancée et imaginable. Il ignore que je l’ai repéré et mis en scène dans ma tête en confrontation secrète avec son actualité.
Nous n’avons rien à nous dire et je fuis ses banalités. Je devrais le remercier de m’avoir permis la reprise tardive et inattendue de cette lecture d’enfance dans laquelle je trouve aujourd’hui quelques éléments d’explication dans mon face à face avec le réel, le réel tout court et la vie sociale. A son prochain passage mécanique, je ferai en sorte de ne plus lui attribuer de rôle dans l’évocation qu’il m’a inspirée.
Qui est-on dans l’esprit d’autrui ? Dans ce face à face immatériel et intemporel avec le personnage rencontré tel qu’on le voit ou l’imagine ? La vie donne une réponse à tous, individus et personnages, autant définitive, dans l’irréalisation du rêve, que provisoire, tant que c’est elle, la vie, qui parle. Les dialogues des romans-photos se sont dissipés. C’est le souvenir de l’image défaite qui s’impose et l’actualité du dialogue : « salut », « salut ». Rien à ajouter dans les phylactères. Je prendrais bien un peu de richesse dans les silences d’hier et d’aujourd’hui.
(24 juin et 14 septembre 2014)
Chinatown 17
Un nom, Chinatown. Un autre nom Polanski. A l’esprit depuis 1974. C’est un film à voir, très rude et très noir. C’est ce qui se lisait déjà en 1974. Une présence féminine. Un acteur central. Des couleurs, un désert, une intrigue. Laissé là ce titre. Vécu sans lui Revenait parfois. Polanski aussi, très présent dans la culture et la chronique. Très connu, pas vu, sauf quelques articles et quelques extraits. 1974 c’est déjà loin, ce fut mon adolescence, ma veille, mon éveil. Revient au ciné-club du coin. A voir.
Polanski, le mari de Sharon Tate, une réputation irrattrapable. Chinatown. Les images de lancement. Difficile à comprendre. Les stars jouent les stars. Il y a de l’hyper-présence dans l’air et sur l’écran. Ce film ne peut être mauvais. J’y vais. De la lenteur, une belle lenteur par rapport à la vie qui va vite. Faye Dunaway. L’histoire, c’en est une, se déroule en 1937. Un détective privé. Jack Nicholson. Il semble sûr de lui, sensible et cynique à la fois. « Si tu as raison, tu as raison » dit-il à un client en pleurs qui maudit sa femme en regardant les photographies prises au moment x de l’adultère, « et tu as raison ». Puis une femme viendra et trompera le détective avec les mots en se faisant passer pour une femme trompée. Et le mari volage mourra en honnête homme. Sa réelle épouse apparaîtra alors. L’intrigue se déroulera. John Huston dialoguera avec Jack, en père pervers. Si pervers que les mots d’une première vérité seront dans la bouche du personnage féminin interprété par Faye Dunaway, « Elle est ma sœur », une gifle, « ma fille », une gifle « ma sœur », une gifle : « Ma sœur et ma fille ».
Les gifles étaient plus crédibles que le baiser dans ce film et que l’amour que l’on ferait dans la défiance avec un nez ensanglanté. Polanski, qui a tenu le rôle de celui qui a lardé le nez du détective, a voulu que la femme meure à la fin, dans une luxueuse voiture blanche, au bout de la rue disponible dans le quartier chinois, avec un attroupement silencieux de chinois anonymes alors que Jack s’éloigne et accepte sa défaite face à l’inéluctable et à la perversité. C’est un film implacable et parfait que je viens de voir en 2015. Etre le détective qui parle à la femme. Agir à l’égard du père. Accepter Chinatown. Etre soi pour répondre à Chinatown. Le mal est fait et s’accomplit se faisant. L’amour, la lumière des natures désertiques, la civilisation et la culture du moment. A voir tous les quarante et un ans et vivre entretemps. Accepter que ces images et ce texte soient si forts et si prégnants et poursuivre dans la lenteur en s’interrogeant, sans oublier de remplacer Jack et d’agir à sa place. Lui, semble avoir abdiqué devant la sourde abjection des hommes. Le passage du temps, sa récurrence et le cycle des comportements sociaux face à la vie, l’amour et les corps emportés par les eaux, la nuit, le temps et la mort.
A l’instant différé de toutes les actualités du monde et de soi. Tu allais le voir et tu l’auras vu. C’était avant-hier, puis hier, puis ce ne sera plus. Le moment du film, de sa réalisation, de sa promotion, de son visionnement. Tu y étais et tu n’y seras pas. Cette eau qui coule dans le désert californien et ces hommes qui se comportent mal. La violence de ces images douces, et lentes, et montrant le mal, le secret, le silence et la trahison. J’ai traversé Chinatown qui en a fait de même à mon égotique égard.
Rien n’est réel 19
« Nothing is real », rien n’est réel. Ces mots entendus au cœur de l’enfance au hasard d’une chanson des Beatles. Le champ de fraises. Quatre garçons laissaient aller leurs talentueuses imaginations. Nous aussi, les écoutant. Nous ne comprenions pas. Eux non plus. Ils étaient idoles et musiciens couvrant les jours et les nuits de nos adolescences. John Lennon a composé cette chanson (« Champ de fraises pour toujours ») à Almeria où il tournait un film en 1967 : « How I won the war ». Comment, j’ai gagné la guerre. Un film burlesque sur la deuxième guerre mondiale. On en tourne moins. La guerre fait toujours plus mal, même longtemps après. Elle ne se réinvente pas. On la découvre dans son horreur et le rire se tarit. Lennon ne le savait pas. Il était si doué, si jeune et célèbre. Il volait avec le temps emportant tout avec lui, notre jeunesse y compris. Le rock psychédélique prenait racine. Et lui ne pouvait pas être plus fameux. Il respirait la célébrité et choqua le monde entier par ses propos, son talent et sa mort. La phrase reste musicale, répétitive et sans cesse reprise au fil des ans : rien n’est réel ;et le monde persiste hors son champ de fraises. Ce titre de chanson, « Strawberry field for ever », désignait en réalité un plus triste endroit, un orphelinat. Rien n’est réel, non plus, dans la chanson.
C’est un état d’esprit, où d’âme ou de conscience. Enregistrées, ces voix, ces notes, ces instruments, dans un studio auquel chacun pense quand il écoute leur musique. Ils sont là. Ils y étaient. C’était réel et ça ne l’est plus. Je fus envahi et le serai encore par ces disharmonies et son histoire de morse, qu’il enregistra à la même période. En 1967, nous écoutions la radio et caressions les vinyles. Il fallait attendre et espérer que la réalité rêvée de leurs disques s’impose dans la vie qui durait longtemps. Elle a effectivement duré pour certains jusqu’à maintenant. Pas pour lui, assassiné devant son building le 8 décembre 1980. Le Dakota Hotel, à New-York, par un type qu’on ne libérera pas, qui l’attendit toute la journée pour le tuer, avec sur lui, une arme et un livre, l’Attrape cœur, un roman de Salinger. Tout cela et vrai. L’était. Ne l’est plus, sinon sur L’internet où j’alourdis mes connaissances. Les ondes ont changé de vie et de camp. Lennon faisait le guignol sous les fausses bombes en Andalousie avant de se laisser pousser la barbe en Inde. Et rien ne le démythifiera. C’est réel tout autant que vrai et je ne sais pas en parler raisonnablement. Sans fraises, ni substances autres que mes émotions et ma mémoire trahie, je recompose une vie avec et sans John Lennon. Le suivre dans sa ville d’Angleterre, ses lustres américains, et sa douce folie des Indes.
Dans le mouvement de ses cheveux et de ceux de ses amis musiciens, au toucher de leurs chemises à fleurs, à l’intérieur de leurs regards masterisés, se réalisait, oui, se réalisait, devenait enfin réel, le chant de la vie dans les années soixante. Et cette réalité ondulatoire ne fut pas pareille au rêve. Elle devint. Elle est ce qu’elle est. A travers toutes les histoires de vie dont la sienne et la mienne. Humour anglais, rêve américain, château en Espagne, guitares et cithares, série noire en France et réalité personnelle ici en cet instant non culte ni filmé et non chanté à Genève. « Nothing is real », est un thème obsédant dans cet enregistrement et dans la réalité des jours et des lendemains qui auront fait plus de quarante-cinq tours autour du centre du monde, non encore apparu.
(Psychédélique à mon tour – lundi 9 mars et dimanche 15 mars 2015)
Au retour de l’exposition Courbet 22
Il y a des peintres dans nos vies. Leurs œuvres et leurs vies. Des musiciens aussi, et des poètes et des écrivains. C’est la partie riche de ce qui se passe dans nos esprits avec d’autres faits d’existence et de société. On grandit, on assiste, on apprend, on évolue, attentifs aux doutes créatifs, au désespoir et aux désastres qui nous entourent. Nous sommes ainsi témoins inquiets et admiratifs de certains accomplissements, sur lesquels toujours nous revenons. Nous appelons cela : culture. J’ai traversé la Place Neuve dans sa lumière de novembre et me suis rendu sans détour à l’exposition Gustave Courbet, ses années suisses, au Musée Rath. Les marches menant à l’entrée étaient libres, à se croire seul, mais il y avait du monde à l’intérieur. A Paris en 1981, nous avions attendu une bonne heure avant d’atteindre l’intérieur du Grand Palais. Les affiches montrant la jeune femme et son crible présentaient l’exposition d’alors et je m’y étais rendu, découvrant Courbet à cette occasion. Je l’ai revu chez lui au bord de la Loue, dans son village d’Ornans à quelques autres occasions puis en 2008 dans la saline royale d’ Arc et Senans, à deux pas de chez lui.
D’un enterrement au village à un atelier où lit Charles Baudelaire, l’œuvre de ce peintre propose, expose sa diversité. Son salut à la mer à Palavas, les lumières du nord à Trouville, son chêne dans le Jura; étourdissant de variété (variations au sein du réel). Et cet autoportrait en prison, ses rivières, ses scènes de chasse, ses poissons alanguis dans le vain combat pour leur vies. On s’arrête à l’entrée d’une grotte, des sources de la Loue.
C’est fort, sévère, avec une noire présence de la mort au fond des gorges, et dans chaque esprit surpris ou regard animal attrapé et saisi. Il a eu de graves ennuis financiers. Il était très gros et épuisé. C’est alors qu’il est venu en Suisse en 1871 se réfugier des foudres judiciaires françaises. Il vécut en Suisse cinquante-quatre mois, jusqu’à sa mort à la fin de l’année 1877. L’exposition présente ces années vécues à la Tour-de-Peilz. Dans ce panorama des alpes dont on voit cet automne les affiches en ville Genève, Gustave Courbet réussit un superbe condensé de l’existence humaine, vue de l’intérieur. Ces montagnes qui s’imposent à notre regard tout autant qu’elles s’imposaient au sien. En bas du tableau, le noir. Le noir qui vient, le noir qui tombe, l’absence de toute lumière, de toute couleur, de toute réalité. Mais le regard a encore sa chance, de remonter, par les pentes enneigées et raides vers les sommets tentaculaires et indifférents. C’est ce que je retenais de l’affiche qui nous suit du regard depuis quelques temps en ville et nous invite à l’exposition. Devant le tableau, cette après-midi, j’ai laissé respirer quelques silhouettes attentives jusqu’à l’abandon d’elles-mêmes et à mon tour, je m’y suis mis dedans, ou plus justement devant. J’ai alors vu ce bleu pâle du ciel derrières les montagnes et ces espaces invisibles que l’on devine à l’horizon déchiré. C’est un superbe tableau aussi désespéré qu’apaisé qui dit tout des difficultés émotionnelles et sensibles de la fin de la vie ou de sa restriction, de l’avenir devant la masse de l’immensité qui s’offre à l’homme tout en s’opposant à lui et l’infini qui attend derrière les horizons. Courbet avait ce souffle, qui se faisait court. Il a peint aussi le regard de son père aussi haut et fier que la montagne. Une détermination, une fatigue de seigneur chez cet homme qui traversait le pays et la frontière pour venir saluer son fils pourchassé.
L’attitude modeste et sans concession du père de Gustave Courbet rendue du haut de son âge par le peintre-fils qui allait mourir bientôt. Tout ce drame, toute cette éternité absorbée dans des destins venus et repartis du fond de la vallée. Les truites, le faon, les chênes et les fleurs de pommiers ou de cerisiers. Le condensé d’existence qui fut la leur et demeure la nôtre au pied de la montagne que nous regardons souvent.
Un ciel enrage de ne pouvoir nous menacer davantage. Courbet l’a peint, de ses lumières et de ses gris. Ce tableau passe son temps aux Etats-Unis. On l’a fait revenir pour le temps de l’exposition. Dans la rubrique people, Courbet, s’est mondialement distingué, à titre posthume, par le sexe féminin qu’il a peint comme il peignait le château de Chillon, de près, abruptement.
A chaque visite chez Courbet une sorte de malaise se mêle à mon intérêt. Il fait beaucoup plus que raconter une histoire. Il va au-devant de toute les âpretés de la réalité, les peint et les signe. Courbet est un peintre qui restitue les silences et les bruits, de la mer, des gorges et des hivers ainsi que de tous les intérieurs.
(9 novembre 2014)
Hans Erni est mort aujourd’hui
Le concours hippique de Tramelan, grand village au-delà de la vallée. Je n’y ai jamais assisté. Il a pourtant fait partie de ma vie. Dans les années soixante, l’affiche, bi-annuelle sauf erreur, était l’œuvre de Hans Erni, peintre reconnu au plan national depuis l’avant-guerre. Elle était attendue cette affiche, tous les deux ans, tel un évènement artistique local, vécu immédiatement et inconsciemment. Je me souviens de ce cheval amplement dessiné, l’arrière train en premier plan, ce regard humanisé, halluciné, existentialisé pour être rendu à lui-même. L’affiche 1964, ancrée dans ma mémoire. J’avais six ans. Le bonheur et la peur dans un même regard, chevalin qui m’imprégnera. Et la beauté du corps de l’animal ainsi rendu, qui reste à l’esprit, tout aussi inconsciemment. J’aurais dû garder ces affiches. L’Internet me les restitue, c’est là l’une de ses vertus. Et l’on y voit l’affiche de 1976, ses trois têtes de chevaux. Ces visages à vrai dire. L’excès bienvenu de l’artiste et sa liberté devant l’idéal. Le sien, celui qui lui appartient, en propre et à jamais. Plus tard, dans les années quatre-vingt sur mon mur de futur étudiant ce poster déniché je ne sais où, l’histoire de la philosophie illustrée par lui, figurée, avec l’obscurité pour la période scolastique, puis la renaissance et les lumières. Voltaire couvert d’un chapeau au milieu de l’histoire des mots. Un jour j’ai rangé cette représentation après l’avoir tant regardée. Ce fut une belle et propice initiation. Erni survivait, au siècle, à lui-même, et réapparaissait, glorieux et modeste dans l’histoire suisse de l’art, comme on voudra. Il est là, tout au long du siècle. Il y a deux ans, j’ai trouvé d’un dessin au crayon de Hans Erni trouvé, une vraie chance, aux puces de Plainpalais. Un couple, deux regards étreints et confondus. Deux visages subtilement rapprochés, le trait fin, les corps présents.
L’amour selon lui. Il l’avait réalisé en 1984 en dédicace pour une dame, amie, directrice d’un musée ici à Genève. Son trait est vivant, optimiste et attentif. Il est dévoué et talentueux devant l’humanité en laquelle il a voulu croire, peut-être à tort, peut-être pas. Hans Erni est mort ce dimanche matin 22 mars 2015. Date jadis hors de portée pour lui qui avait 106 ans. Ses messages d’artiste, les yeux effarés, fidèles à la vie et idéalisés de ses chevaux, et les philosophes et ce couple – tout se mêle aux encres de ma mémoire -, m’ont accompagné depuis cinq décennies. Une demie vie pour lui sachant qu’il n’y a pas de demie mort. La pleine vie avant le départ, amplement, sous tous les traits proposés par les réalités de l’existence. Les artistes me l’ont dit, dont lui, Hans Erni, vivant depuis 106 ans, parti aujourd’hui. Mais pour lui et pour nous autres, le jour de la mort ne dit pas tout, on le sait bien.
(22 mars 2015)
Faites pencher la balance
Je suis Suisse, de naissance, d’histoire personnelle, de tête et de cœur. Enfant sous le règne de Jean Tinguely, Hans Erni, Hans-Peter Tschudi, Bernhard Russi, Jean-Pierre et Claude Goretta, Jo Siffert, Albert Anker, Coghuf, Roland Béguelin, Fritz Kunzli, Robert Hosp , Mario Prosperi, Walter Steiner, Alois Kaelin, Alfred Fuchs, Dimitri Sturdza, Dimitri tout court, Grock, Georges Haldas et Michel Viala. Adulte sous le règne de Pipiloti Rist, Stefan Eicher, Roger Federer et quelques autres. J’oublie Jean Ziegler et Arlette Zola. J’oublie encore, pour l’enfance et l’adolescence, Emile Gardaz et Michel Deneriaz. Hommes de radio. Leur émission s’appelait « faites pencher la balance ». Je les entends encore. C’était le Tribunal de la chanson française. Claude François contre Jo Dassin, Georges Brassens contre Charles Trenet, Brel contre Barbara. Il fallait appeler pour dire qui l’on préférait. Il y a avait une histoire de récupération de bottins téléphoniques. J’y croyais. J’y croyais vraiment. Il y avait un vainqueur, l’élu des auditeurs. La balance penchait, pour Trenet, pour Brassens. Et dans une ville romande, l’un des présentateurs criait : « faites pencher la balance ». ça crie toujours, mais ça ne penche plus comme avant. J’ai pris quelque distance avec le jugement des auditeurs et avec la notion de vainqueur. Les émissions se sont succédées, à elles-mêmes, à la radio et à la télé, dans la neige, entre villes et sans frontières. C’était, en mon jeune être, un commencement et je ne me méfiais pas de la fin du monde. A vrai dire, je ne m’en méfie toujours pas. Je ne sais pas de quel côté penche la balance. Qui a inventé cette émission, cette idée, ce concept.
Aujourd’hui, c’est le Suisse de l’année. C’est plus sérieux, plus absolu. Il faut un costume neuf pour chaque émission, quelque chose d’éclatant. Pour être élu toutefois, il est préférable d’avoir su rester simple. Mais simple, personne ne l’est, ni en Suisse ni ailleurs. Et rester simple, est-ce vraiment le but? Peut-on rester simple devant le diable qui ne participe jamais aux cérémonies sinon caché dans la simplicité d’autrui. « Le vainqueur est », vient un nom, une rétrospective, un sourire, l’arrivée sur scène et les pleurs. Je cherche la Suisse et c’est le monde, les Oscars, les Césars, les visions euro et mondios, universelles et précaires sur la petite planète.
Des noms, des noms, un triomphe s’il vous plaît. C’était le commencement de quoi. Je suis le Suisse de quelqu’un. J’ai rêvé des podiums et des hélicoptères, des bateaux qui me ramènent à terre. En Suisse et partout ailleurs, en grandes pompes, on fait la fête aux narcissismes, primaires ou autres, noirs ou colorés. Non et non, je ne me fâcherai pas. Avec personne. Je suis sur terre de naissance et de cœur, sous le règne, de Ghengis Khan et de Barack Obama, des Kennedy et de Bob Dylan, de Tchaikovski, de Velasquez, de Goya, de Cervantes et de Napoléon. De tous les exécutants et de tous les exécutés. Des fiers et des anonymes, de ceux pour qui la balance n’a cessé de pencher.
(23 et 24 mars 2015 – Je vais lire Blaise Pascal, son très fameux passage sur le divertissement, peu connu des vainqueurs).
Tubulaire you
Nous avons récemment fêté le 10 ème anniverssaire de YouTube dans nos vies. L’outil fétiche de notre post-modernité. Un accès immédiat. Des images en vrac. Nous maintenant. Eux hier. Eux et nous demain, notre nouveau cinéma. Notre continuité visuelle, le continuum de tous et de chacun. L’individuation, jusqu’au milliard. Un coréen danse sur son cheval imaginaire. Banco. Une voix devient reine. Voix. Un enfant est tubulairement sacralisé. Les Compagnons de la chanson, avec Piaf, avec elle, avant elle, et après. Jeunes. Raides. Plus âgés, chantant, grisonnants, assis, un seul dans une émission. Disparus. Les années 40 ont perdu de leur fraîcheur. Les philosophes aussi. Leurs discours participent de ou à la fiction. Mais c’est intéressant. Allons-y. Les cours du collège de France. Les désastres, les solitudes. YouTube, c’est l’impasse de l’émerveillement. C’est aussi les catacombes de l’image et du temps. La preuve pascalienne de l’absence. Le chanteur, le poète, avant son éclosion, avant sa disparition. Plus du tout. Accélérateur de pixels, ralentissement du temps, les souvenirs décortiqués. Les vrais vivants sont – étaient – ceux qui ont échappé à l’image. L’instant ne s’enregistre ni ne se diffuse. YouTube en archivage. Les vidéos en arrivage. L’existence réelle en arrimage. Qui s’accroche à quoi ? Accumulation de l’oubli, conditionnement de la mémoire. Le super 8 en 1960. On attendait quelques jours. On revenait à l’instant même. Grand-maman avait filmé. Souriante derrière sa petite caméra Kodak. Modernité d’alors, de la chose et du mot. Rendez-vous pris à tous les temps. YouTube. Toi. Vous. Le tube. Ton image. Ma vision. L’envol vers le centre des âges. La multiplication désunie. Je trouve. Je trouve. Je trouve. De tout. De tout. De tout. Désintégration du manque. L’image s’apprête à mieux entamer le temps parfait de sa surexistence.
(Ce soir, 28 avril 2015)
Maîtrise de sa puissance
Un avocat très médiatique s’est jeté à l’eau, pour mourir, avec succès. Le premier chapitre du Mythe de Sisyphe est consacré au suicide. Pas seulement la première phrase, tout le chapitre, pour mener à l’absurde. Il était un spécialiste acharné de procédure pénale. Il s’était fait un nom en débusquant les violations formelles de la loi. Il avait fait libérer et acquitter des gens comme ça, à lire la presse.
Il était sérieux, tenace, seul et riche. Il aimait la mer. Ses clients semblent l’avoir beaucoup apprécié. Il entamait sa soixantaine, employait plusieurs excellents collaborateurs, avait acheté une île, voulait la revendre et travailler depuis son bateau. Il a défendu le chanteur de Noir Désir en Lituanie, il y a dix ans. Son esprit était vif. Il était homosexuel, dans la discrétion. Il était arrivé à quelque chose de grand, une maîtrise de ses dossiers acquis dans la lumière de la célébrité. Il aimait la pratique mais peu l’étude du droit. Il faisait une distinction. Son éloquence n’était pas un atout. Il pouvait prononcer son nom agressivement parfois en répondant au téléphone. Sa mort lui appartient. Enfin… Il n’était pas très aimé de ses confrères qui le respectaient généralement. On devine qu’il posait bien les bonnes questions. Il était arrivé à quoi?
Cela aussi, finalement, lui appartient. La puissance de sa maîtrise et la maîtrise de sa puissance ne l’ont pas préservé du rêve, des projets, et probablement de la déception. Ce n’est plus lui qui pose les questions. Son associé a très justement exprimé, en la regrettant, l’incapacité de l’avocat suicidé à trouver pour se défendre contre lui même les ressources si efficacement consacrées à la défense des autres (mieux dit par l’associé). Le suicide sied mal à la célébrité dont il est la sortie, vu de l’intérieur disparu. Mais la célébrité ne disparaît pas, elle s’estompe certes avec la mort dans un cas comme celui-là.
Quelques articles lui ont été consacrés. Aucun n’était romancé. Il n’y avait pas de place pour l’interprétation de son geste. La description suffit. L’homme a laissé le souvenir de l’homme, en bon avocat, mais la fin surprend, inquiète certainement. Plus d’instance, plus d’interrogation. Le secret au centre d’une vie professionnelle et privée, avec forte présence médiatique. Un livre peut-être paraîtra. L’apologie (encore Sisyphe) est absente et la tristesse aussi. Ce puissant avocat s’est exercé à toutes les libertés, le travail, les rêves et la gloire. Il s’est accordé celle de se donner la mort et a ainsi choisi, ce qui est complémentaire, de se priver de la vie. Il avait réalisé, osons l’interprétation, qu’il avait réalisé sa vie. Le suicide n’est que l’anéantissement du for intérieur, ce n’est pas une leçon de choses. C’est un retour aux choses, sans conscience ni esprit, sans corps malade, ni sentiment, sans désir. C’est l’absence définitive des questions et des tourments.
C’est un luxe, ou considéré comme tel sur l’instant, et on laisse le reste aux vivants, à ceux qui se taisent et à ceux qui plaident ou écrivent. Il a souhaité prendre ses distances avec lui-même. Sauter à la mer, être actif devant la mort et faire ainsi tout taire en lui. Ce confrère intimidant a réussi tous ses exercices, sous réserve peut-être, de celui de la solitude à laquelle il s’en est pris en se privant de la vie. Il ne sera pas davantage délibéré. Ni faute, ni peine, ni jugement. Le rien suffit.
(7 avril 2013)
Montagnes dans la mer
Les montagnes tomberaient-elles dans la mer?
La nouvelle du décès du chanteur fait le tour de la terre. Encore une fois. Il a composé et chanté et 1961 « Stand by me », reste avec moi. Cette chanson est dans l’air. Elle y restera. On a dû l’entendre beaucoup dans les années soixante. Elle était très bien composée et superbement interprétée par lui. A la fois lente et rythmée, avec une sorte de tristesse ne retenant pas un petit élan d’euphorie. Tant qu’elle reste avec lui. Un chanteur noir, tranquille et doué chante facilement un morceau magique de « RnB ». Présence de cette année 1961 qui pourtant n’est plus, comme le compositeur disparu. Il avait chanté son succès sur scène avec Paul Mc Cartney. John Lennon l’a repris. Le fils de John Lennon, Julian, l’interprète souvent, en vrai crooner du nord anglais. En 1986, vectorisée par un film, cette chanson a refait le tour de la terre. Elle s’est imposée à une deuxième puis une troisième génération. « Stand by me » c’est « Stand by me ». Je m’incline et j’entends. Je me penche et je regarde. Sur l’écran d’aujourd’hui, une télévision des années quatre-vingt reprend ce que diffusait un poste noir et blanc des années soixante. J’écoute plusieurs fois. Technologie évolutive et bouleversée. Similarité, des émotions et des mots, même lien à l’instant, jamais surpris, jamais saisi. Me reste ou me revient, on verra. Le passage des montagnes qui s’écroulent dans la mer, « crumble to the sea ». S’écrouler, s’effondrer, se dissoudre. Le dictionnaire en dit beaucoup, mais ne dit pas tout. Le chanteur ne s’inquiétait pas. Pourvu qu’elle reste là.
Et beaucoup ont partagé ce sentiment. Elle n’est probablement pas restée et lui n’a plus chanté. Plus de la même façon, ni pour la même personne. Et si elle devait être restée, elle n’aura plus écouté la chanson comme elle l’écoutait aux tout premiers instants de sa création. Toutes les montagnes ne tombent pas dans la mer. Pour les chanteurs peut être – Bob Dylan parle aussi des montagnes qui disparaissent dans mer, « washed to the sea » dans son fameux hymne à la paix -, pour les images bibliques aussi. Le temps d’une vie connaît la mer et la montagne. Ce soir à Genève, la rivière fait sa crûe. Cette force est impressionnante, le volume et le mouvement. Le ciel est tombé dans la rivière qui se montre capable de violence et la violence n’a qu’un temps, celui de son déploiement. Je longe cette Arve débordante, m’exerçant à la juste traduction des mots « crumble to the sea ». Je suis un chanteur noir, vivant, sans aucun succès, ni passé ni présent, et me laisse dominer par cet air. Les pieds dans l’eau, j’en arrive à m’exercer encore à la nuance, la petite nuance qui traverse le temps et pèse sur lui, celle qui peut exister entre reste avec moi et « Ne me quitte pas ». Mais l’Arve n’est pas le Rhône et Jacques Brel n’était pas un chanteur de RnB, à ce que m’en disent les montagnes.
(Ce soir, 2 mai 2015)
La scène de l’arbre dans Amarcord
L’oncle, frère du père de famille, que l’on va chercher dans son asile psychiatrique pour passer avec lui un dimanche à la campagne. Un moment d’inattention. Il monte dans un arbre et crie jusqu’au soir: “je veux une femme”. Ce que la famille a vainement tenté de faire de longues heures durant, les infirmiers, parmi eux une sœur naine, dont on est allé quérir l’aide, seuls y parviennent : le faire descendre de son arbre . “Il a eu une crise. Il est par moments “normal”, par moments non, comme nous tous” dit un infirmier au père de famille en ramenant son frère à l’ambulance. A quinze ans, en 1973, année de sortie du film, je ne sais pas ce que j’aurais fait de cette scène. Elle m’aurait inquiété. Je l’aurais probablement trouvée excessive, irréelle. Aujourd’hui, je la trouve drôle au sens le plus apaisant du terme. L’image est forte, marquante, explicative, imprégnée des craintes et des cauchemars que nous propose la vie en solitude et en société. Grimper sur l’arbre plus loin de quoi ? Plus près de qui ? Crier « je veux une femme » alors que tout est à défaire. Le mythe, l’annonce, l’attente, l’irréalisation. Le père, le frère, le neveu (Fellini préadolescent) ont voulu parler à leur fils, frère et oncle réfugié dans son arbre. Ils ont reçu une pierre sur la tête. Fin du dialogue, et les appels à l’amour du fou haut perché reprenaient. Tous les rôles me furent dévolus après le visionnement du film. Du haut de l’arbre au bas de l’échelle.
J’ai cherché, sans trouver, des mots et une attitude. Que dire au pré-ado ? Dans l’une des séquences suivante « La Gradisca », jouée par Magali Noël, fait aussi appel à l’amour, avec plus de romantisme et de langueur, dans une barque sur la mer. Elle se marie dans la dernière scène, sans plus d’amour, avec un carabinier. Ces souvenirs d’adolescence de Fellini qui portent sur la période d’avant-guerre en Italie, soit la fin des années trente, ont été contés par lui, dans ce film fantastique, quarante ans plus tard, il y a quarante ans de cela, et de quarante en quarante, ils garderont leur force avec cette scène suprême de l’arbre. Il n’y a que l’infirmière naine, agissante et efficace, invisible sous sa coiffe de sœur évangélique, qui me soit étrangère. Mais j’apprécie son travail. Je suis l’ado, je suis le père, le frère, je suis sur l’arbre, je vois le ciel d’Italie, j’entends mon cri et le silence et je viens me chercher. Fellini est mort en octobre 1993. Magali Noël en juin dernier.
(2 août 2015)
Le diable ni l’amour
« Il fait lourd ». La dame qui s’occupe des chambres de l’hôtel les lundi et mardi paraissait éprouvée par la moiteur de l’air que cet été tropical a imposé aux plantes et aux êtres vivants. Elle a raison, il fait lourd. Un peu de pluie fait du bien. Mais la fraîcheur n’est pas celle que nous apprécions ordinairement les soirs d’été dans le pays. La chaleur non plus du reste. Elle est plus poisseuse et amène de drôles de moustiques. L’été 2015 est-il annonciateur ou singulier ? Tout le monde a son avis. Le corps pèse. L’esprit paresse. On imagine l’hiver tout en appréciant les lumières de cet été. Le pays se laisse regarder. Son silence est le même. Il nous laisse la responsabilité des souvenirs et du poids des émotions qu’il génère. C’est vrai depuis toujours. Les rochers ont pris il y a longtemps leur élan dans les gorges et les montagnes et ne retombent jamais, sinon par décrochages de pierres et de cailloux. Il y en a toujours l’un ou l’autre sur la route. J’ai appris à conduire dans ces virages en futur propriétaire de ma voiture et de ma vie. J’ai couru sur ces chemins, en athlète et en artiste nécessairement vainqueurs. Je croyais devoir triompher mais je n’ai jamais vu l’arrivée. J’ai ralenti en chemin et, aujourd’hui, je marche à l’ombre des forêts. Lentement, sereinement avec en moi un sentiment doux et tragique. La même force que celle de l’élan des rochers, irréversible et imperceptible. La paume de la main posée sur l’arbre tranquille, je regarde vers le haut, les futaies, les crêtes, les masses bleutées de l’horizon.
Ni le diable ni l’amour
A chacun son milieu naturel, celui-ci pourrait-être le mien. Son silence m’absorbe. Ma parole se laisse contenir par lui. Ni le diable, ni l’amour ne m’auront surpris au creux de ces vallons secrets. Je ne les crois plus en embuscade. C’est l’insaisissable infinitude du temps qui me surprend et les ambiguïtés furtives du présent. J’ai causé intérieurement mais sans trop de folie, à m’en croire, avec tous ces infinis, celui de la vie qui se donne et se reprend, celui des apparences du paysage et de sa réalité visible, tangible pour le souffle et le regard. Le temps s’est laissé compter un instant. C’est lui qui, par-dessus les champs, semble invisiblement surpris par mes interrogations, sensibles et silencieuses. Il a répondu, en me laissant frémir. Ce qui était absolument vrai hier l’est aujourd’hui. La conscience n’accueillera aucune réponse et le silence n’est pas taiseux. Les arbres sont dépourvus d’âme et d’espérance, à nous en croire, mais pas de force. Il faudra un prochain voyage pour trouver quelques autres récurrences. On lit dans le quotidien du coin les incessantes disparitions qui se retrouvent dans les paroles des gens et en chaque intimité. C’est un écrasement que je continue de vivre comme une élévation. Il y a de l’air, de la matière et des chemins à emprunter dans ce Jura qui, à chaque visite, me parle sans détour, dans les gorges du Pichou, la montée des Enfers et par le souvenir de ce soleil, que je n’ai jamais revu, dont la souvenir s’est compliqué, tombant derrière la ligne des arbres au bout des champs de blés coupés, un soir de juillet 1984. Une date comme autre que je retiens comme telle et dont je me souviens précisément.
(11 août 2015 – De retour de quelques jours dans le Jura)
Un pays en soi
Le mot n’est pas écrit que déjà une infinité de références l’auront réduit à sa banalité. L’idée n’a pas surgit que déjà il est abstraitement admis qu’elle ne sera pas originale. Il y a des exceptions, techniques, scientifiques ou commerciales venues confirmer la règle. La réalité humaine est massive, informellement massive. Aucune raison d’entreprendre l’écriture d’un texte ou d’autres à sa suite. Aucune. C’est cinglant ; et je transgresse en étant là cette injonction négative que transgresse tout être humainement vivant, les autres aussi peut-être. En parlant, en écrivant. Il y aurait certainement de bonnes raisons d’organiser ses idées, de leur donner un prolongement utile par la pensée. Une pensée cohérente et lucide, proche de la réalité, produisant de la vérité et permettant à chacun de participer à un échange d’idées et de pensées comme au temps des fleurs. Le contraire de la misère et du chaos, loin de l’horreur tenue à distance, réduite à sa portion congrue. Pourtant, c’est bien la misère et le chaos qui s’imposent, coude à coude avec l’horreur, sans empêcher les pensées de se développer un peu chez ceux qui le veulent bien et acceptent ainsi de se livrer au développement de cette culture (florale) et de favoriser une toute humaine et toute idéale efflorescence au sein d’une réalité écrasante, indifférente à l’échange d’idées, qu’elle semble toutefois tolérer. Tout et rien ont été dit en cœur et en silence. Je continue.
Porter au loin son regard, fermer les yeux, l’un et l’autre à la fois. Porter au loin son regard et fermer les yeux. Il y a un monde en soi, nous le savons et nous le voyons en portant au loin notre regard, en fermant les yeux. Plus ou mieux encore. Il y a un monde en soi sans même porter au loin son regard ni fermer les yeux. Tout près. Ici. Dans la disponibilité ou la fatigue du moment, l’action ou l’inaction, on atteint en nous ce quelque chose de vivant que nous sommes. Ce quelqu’un socialement avertios ou ce personne. On peut faire plus et mieux. Mais ne rien faire et accéder à cet océan peut-être éternel et dont personne ne connaît la profondeur – c’est une pensée, c’est une idée – là sur l’instant et depuis un moment, c’est plus que déjà et mieux que ça. Océan ou aquarium, petit ou grand, je n’ai pas la science infuse. Pardon pour cette autre facilité, mais elle exprime quelque chose de vrai, j’ai la science diffuse, et la pensée confuse.
J’essaie ici même d’améliorer le tout mais la poésie me trouble et me tient de près, s’incruste en moi, par le verbe, l’émotion, l’image, l’absence. Elle me force à l’intimité, sans devoir m’y contraindre pourtant. Je suis bien trop heureux de sa présence. Elle est dans sa toute puissance. Pour la poésie, ça va. Je ne saurai lui en vouloir. C’est une certitude, pas nécessairement rassurante, mais implacable et bienvenue. Avec ou sans elle tout est difficile et ce qu’avec elle nous réalisons, c’est légèrement que nous le faisons, dans le texte ou dans la marge. Dans la rue, c’est plus délicat. Je m’arrête tout net et la renvoie. Nous sommes quelques-uns à faire cela. Il y a du hasard dans ce que j’écris, un hasard aérant. C’est à cette fin que je l’invite dans mon océan ou mon aquarium. Ce n’est pas encore défini ni même limité, c’est un début. Au loin, l’infinitude du tout indéfini. Il faut continuer.
Le pays insiste en moi c’est ce pourquoi j’insiste sur le pays en soi. Nous avons nos horizons tenaces qui nous entraînent et nous attirent, génèrent nos rêves et notre participation à la réalité. C’est une relation à la terre, lorsqu’elle était plate, avant les jours où elle se mis à tourner, pour un moment qui semble acquis, dans la précarité des parcelles d’éternité. Une mobilité stable, un déplacement vers les lieux-dits, les voyages en tête, le cœur en partance et le plaisir de rester là. Le temps n’est pas sédentaire et ça ne se voit pas. Attrape-cœur peut-être, attrape-temps jamais. L’évanescence du pays en soi. Des champs vers la montagne, des champs cultivés et des pâturages, avant la pluie. Un grand silence dans la vallée, je faisais alors abstraction de toute violence et la désespérance était invisible sous les pierres tombales. Je marchais vers les forêts, c’était le temps des premiers feuilletons à la télé. L’immensité émergeait en moi. Nous étions faits pour nous rencontrer. J’avais attendu longtemps, sans le savoir. Je le savais dans ce maintenant d’alors et n’attendais plus. Pourtant l’impatience allait remporter l’une de ses premières victoires. L’impatience qui n’existe pas ailleurs qu’en soi et gagne des combats qu’elle ne pouvait mener. Le pays en cela est parlant. Sa présence inaltérable, cet accueil qui me fit grandir.
Ce qui vient interrompre le cycle de la raison, ne l’accepte pas pour ciel. Je le découvrais peu à peu en confiance avec elle, la raison, qui déjà refusait de tout dire. Je vois encore, une douce crête que dessinent les herbages et filant vers la forêt qui l’attend. Le bleu des forêts comporte sa part d’antériorité. Je le sais bien. Une antériorité qui m’est étrangère, mais ne l’est pas à mon père. Des souvenirs de neige, d’envols et de retours sur terre, lourds ou légers, déjà catégorisables. Les ères, les siècles, les décennies et les secondes, toute la panoplie des catégories de l’avenir, que nous préparons en soupirant. La complexité me regardait avec – c’est ainsi que je le ressentais – une certaine sérénité. Elle avait un nom. La colline devant la maison avec un tilleul à son sommet et ce tilleul abrite une église. J’avais foi en mes jambes qui me menaient vers l’horizon et au-delà de celui-ci. Les pieds sur terre, le cœur étranger, l’esprit gagnant par les forces de son devenir. Un chemin puis un autre chemin, un sentier, une réalité puis une autre, une suite de champs et de forêts, un Jura, un Canada, une Ecosse et une Laponie. Le pays pour s’y perdre et s’y réfugier. Un lieu en soi, qui revient et ne se renouvelle pas. Il suffit d’y retourner pour ne pas le retrouver. Une future autoroute prolonge l’ancien sentier. C’est un triomphe, un vrai. Ma mémoire ferme les yeux et renforce ses silences et son acuité. Il nous faut progresser. Je ne me suis jamais enfui, mais par ambition et par indolence, je dois admettre être parti. C’était la seule chose à faire. Une seule chose est toujours à faire alors que tout autour de nous se détruit, par et pour la reconstruction de toutes les seules choses à faire. Il faut rester lucide que diable. Improbable diable, par sa constance et son inexistence crue. Un tour pour rien. A soi de bouger.
Difficulté de l’affirmation. C’est une aptitude comme une autre, plus étriquée. L’affirmation ne me vient pas ou ne me vient plus ou de moins en moins. J’ai dû ne pas aimer la baignade obligatoire dans ce flot d’affirmations, cette manière de penser, d’oublier de penser, de ne pas savoir le faire. L’affirmation. Pourtant saine, utile, indispensable, l’affirmation ne me vient plus. Ce n’est pas un plus, je le conçois incidemment. C’est un moins nécessaire, un repli stratégique et spirituel. Une audace, une contrition, une voie vers la naïveté vraie, celle de tous les outrages plausibles. Nous avons tous un refuge en nous et ce refuge est un pays intériorisé. Ne sachant plus affirmer, je le fais quand même, verbalement, dans l’imperfection galopante de ma culture et de ma conscience. J’hésite et je reviens aux pays. Mais le pays nous échappe, même en ne bougeant pas. Je ferme les yeux et je vois un terrain de football étonnement plat, vu le lieu et l’époque, plus grand que la terre. J’avais six ans. Les forêts le protégeaient, la montagne assurait le repos et l’oubli. Un soir un grand feu d’enfance et des chants de jeunesse partisane. La chaleur et la lumière, dans les années soixante près des forêts. Le pays en soi est un pays disparaissant. Il ne faut plus ouvrir les yeux. Les souvenirs s’égarent dans la réalité pavée d’intentions indécelables. Aucun phénomène de rattrapage mais une évidence de rapetissement. Laisse les souvenirs revenir à toi, ne vérifie pas leurs formes ni leurs couleurs. Ils ont une dureté qui n’est plus la leur. Ciel jaune, cendres dispersées, son des cloches. Les mariages et les funérailles. Le pays s’engouffre dans sa nature, disparaît dans une réalité dont il est d’usage de ne plus parler. Les chemins dans la montagne, la route, le ciel, la pensée ou la main à la fenêtre que tu n’auras jamais fermée. Au petit matin tout le monde s’est levé.
Je n’affirme plus, mais je répondrai. Ce pays, je veux y retourner sans y revenir toujours. Ne rendre compte d’aucun souvenir. Les rapprochements, les éloignements, toute cette mouvance en soi. Les lents cataclysmes de chaque existence humaine, les béances et les fortifications. Une nouvelle petite route à prendre, s’affirmer en chemin sans mansuétude pour quiconque. Le plus beau lapsus de la saison, je le vole au passage. Il disait, très jeune et parfois violent « je n’ai pas peur de King-Kong », voulant dire quiconque. Où est-il allé chercher cela? Dans son pays au fond de lui et dans l’étrange réalité extérieure aussi. Les virages je les ai pris. Les vergers ont défilé. Les villages s’abandonnent à la vie. Je voulais faire un tour. Il y a toujours un inconvénient, une contrainte, un empêchement. J’ai pris la route, réécouté la chanson, m’en suis allé vers un autre univers, le même, juste à côté. Je le m’en sortirai pas sans autre lapsus. Il viendra. Puis j’ai marché, tranquille, sans tristesse, dans un grand silence, avant de rebrousser chemin. J’en suis là.
Récurrence
Vie culturelle, vie récurrente. Le nom, le fait, ce qui peut en être dit. Puis l’admiration vint, qui prend toujours le dessus. J’ai eu le temps, je l’aurai peut-être encore. La récurrence limite le temps. Elle apporte la démonstration de cette limitation.
Récurrence par exemple, de la Joconde. Je sais qui me l’a présentée. Elle est dans tous les esprits, dissemblable. Avec la Joconde, j’ai aimé le premier regard, l’étonnement initial, un partage émerveillant l’enfant disponible. Puis elle s’est multipliée et je ne serai jamais plus ingénu devant elle. Comme déjà parti. Elle imprégnera d’autres esprits qui se compliquent la vie par leur aveu tacite d’admiration et la forme énigmatique de leur indifférence. Elle revient si souvent. Je n’ai pas répondu à son sourire. Elle crée un infini sur terre mais j’ai fui son regard, hors cadre. J’ai craint devant elle toutes les banalités par la diversification des entrées et des sorties dans la mémoire des gens. Devant la Joconde, je ne suis pas sûr d’être à l’aise, alors qu’elle reste la même. Revenir au premier regard que la récurrence empêche. C’est comme ça avec la Joconde. La question des siècles, celle de son créateur et par conséquent de sa réalité. La campagne qui était la sienne, derrière elle et devant elle, les noms autour d’elle et le savoir-faire. Le travail et la patience. L’accablante réussite de l’artiste. Ce qu’elle fut pour qui la peignit et pour qui la vit pour la première fois. Les conséquences de son exposition publique. Son côté multimilliardaire, passive et involontaire. Elle était intimidante. Mais l’on ne peut être connu de tous sans connaître à son tour un certain assombrissement. Elle le savait. Il l’ignorait. C’est ça le mystère. Le regard originel est celui qui crée. La récurrence, l’insistante récurrence sera longtemps une vulgarisation. C’est en cela et pour cela que l’on disparaît.
Que voulez-vous dire?
J’avance dans cette nuit d’arrière automne qui se nomme déjà novembre avec quelques idées en tête, lentes, tenaces, répétitives et confuses. Rien que ça. Un tournoiement sur la difficulté du dialogue et plus encore de la discussion en groupe ou en société. J’ai toujours été frappé par les artifices, la facticité, la superficielle facticité, les impasses, les fausses pistes et les faux-semblants de la discussion. Eh oui, rien que ça. La confirmation se fait lourde avec le temps. Pas une discussion qui soit vraie, c’est-à-dire ouverte, avec le danger et l’inconnu qui seraient partagés. La discussion telle que menée hier et aujourd’hui est un retour à soi, un soliloque au fond de nos château-fort. Tout entretien mène au ridicule, portes fermées. L’échange d’informations est là, partiellement – comme entre les banques et l’Etat – sur ce à quoi l’on tient, ce que l’on veut dire, ce que l’autre doit savoir de ce que j’en pense et de qui je suis. Et l’autre ne retient pas. Il résiste, il persiste, reste en sa demeure, étranger au centre même de ses préoccupations, s’égare, ne me comprend ni ne m’entend, demeure cloîtré et ne me libère pas. C’est ça une discussion moderne. En soirée, à l’apéro, au fond du salon ou du bistrot. Au bout du fil ou du clavier, avec le face à face des regards vivants ou informatisés, les standards du débat politique. La conférence de presse ou l’émission phare, dans la nuit. Les messages passent, les émotions vivent et refluent, la peur mobilise, de façon tout indirecte, par un tiers médiateur, le modèle ou le réprouvé, le souvenir des anges et la crainte de leur disparition. Personne n’aura parlé, les raisonneurs ont mangé les taiseux qui les ont à leur tour absorbés, de l’intérieur. Il avait une idée. Il me l’a imposée. J’ai fait mine de l’accepter.
Il parlait de quelqu’un d’autre, de lui-même ou d’un enfant. Il s’effaçait pour briller et se battait contre moi. Qui n’y suis plus. Je n’y suis plus. Les dialogues en fanfare m’ont abasourdi. Les projets de vacances et le compte rendu au retour. Au secours. Pourtant j’y croyais, dans la cuisine jadis, nous partions ensemble à la conquête du monde. Bienveillante, sans faire de dégâts. Nous allions traverser, gambader, chercher agir et comprendre, puis nous restaurer. Et veiller au bord des fleuves, entre les marées, écouter tard le soir de veilles et bonnes guitares nous enchanter, nous enfanter, et refaire la beauté du monde en évitant le pire. Mais le pire n’est pas évité. Il s’est modernisé. La cérémonie est toujours plus réussie. Les gens assis, debout, se tiennent parfaitement, en totale symétrie, synchronisation assurée. Les discours achèvent le sentiment de perfection. On ne sait plus où se trouve la sortie. Le moment discursif est le chef-d’œuvre dominical des anonymes oscarisés. Il reste quelques places, quelques cris, quelques pleurs, un long silence a fait suite à la chute de l’avion. Puis le bruit des foules et des salons a repris. Le sourd crépitement des commentaires aussi.
Genève, le premier novembre 2015
(Entrée dans l’hiver, souvenir d’une soirée, puis d’une autre, d’une cérémonie protocolaire, et la chute intériorisée, à nouveau, d’un avion)
Pince-sans-rire la comète
Le cœur embrumé, je suis sorti de la ville cette nuit de février 1997. J’ai roulé pour permettre à la campagne genevoise de m’offrir un ciel libre. Elle s’y est refusée. J’ai arrêté la voiture dans le premier chemin, peut-être un peu plus loin. J’en suis sorti. Faible crissement sous mes pas, la neige attentive sur les montagnes avec un regard de loup. L’horizon, fixe, hasardeux, veillant, ni bien ni mal. La réalité, sobre et sombre, complexe et rude, au sein de cette nuit d’hiver, en son sein oui, dans l’évidence silencieuse de sa matière. Un moment fort de vie personnelle, seul avec la comète. Elle était au rendez-vous face à tous les habitants de la terre qui voulurent la contempler. J’en fus. J’y étais. Et je donnais de l’importance à ce passage de même qu’à ma présence en ces lieux.
Elle a été repérée, scrutée, annoncée, observée, nommée, en parfait phénomène céleste donc terrestre puisque décrit. Elle était au rendez-vous et je n’y étais pas, je le comprends aujourd’hui, bien que je m’y fus rendu. Elle passait haut dans le ciel, silencieuse et blanche, voluptueuse et distante, loin des hommes assaillie par leur regards ce qui pour elle ne changea rien. Les chasseurs de comète n’en font que des images. J’en connaissais un. Passionné, farouchement, obstinément. Il ne parlait que de cela et j’étais à mon tour attentif à ce qu’il ne disait pas. Les tornades, les éclipses et les comètes. Il fallait en être. Tout était décrit, l’ellipse et le périhélie.
Elle était si prévisible, à court terme, si attendue, depuis peu de temps, si provisoire, à jamais, avec un goût de temporalité et d’éternité. Nous devions vivre ensemble ces instants. Il fallait faire la fête. Mais l’on se contenta des infos et des magazines, des discussions toutes prêtes, des moments vécus à ne rien faire de nous, de l’insistance du désamour et des attentes répétées de la suite ces événements sur terre et dans le ciel. Il y a eu la comète de Halley, dont on avait beaucoup parlé et qui revient souvent. La périodicité de ses apparitions correspond à l’espérance de vie humaine. Avec elle, déjà, j’avais manqué de ponctualité. Elle ne me le pardonnera pas. Elle n’en prendra pas la peine. Elle reviendra quand je ne serai plus là ou alors un peu plus que centenaire. Je vous dis qu’elle ne me pardonnera pas. Je suis seul à le voir et le croire. Elle est indifférente à ma croyance. Indifférente aussi à son indifférence à ma croyance. Elle est poussière et n’existe brillamment qu’en sa trajectoire qui nous a surpris.
Pourtant un dialogue s’instaure dans la nuit. Célébrissime dans nos civilisations, elle a très tôt attiré l’attention des ancêtres de Blaise Pascal. Elle a son histoire dans nos livres, et déjà nos parchemins, nos enluminures, et plus loin sur des tabelles et sur la pierre. On l’a vu filer dans le ciel en février 1986. Je n’y étais pas. J’étais amoureux. Mon grand-père portait le même prénom que le découvreur : Edmond. Il est parti en août de cette année-là. Je ne l’ai pas vu partir, j’étais amoureux, donc distrait, inattentif, préoccupé, perdu dans je ne sais quel voyage elliptique.
Deux autres comètes plus terre à terre, moins féériques, de source humaine, passèrent dans sur nos têtes en 1986. En janvier, la navette spatiale Challenger qui éclata au-dessus du Texas et disloqua son nuage de kérozène, un terrible et fantastique instant de stupeur, les yeux des spectateurs levés au ciel pour pleurer; puis Tchernobyl en avril qui répandit en moyenne altitude une traînée d’uranium invisible et réelle, soviétique et dissimulée. La guerre froide et la guerre des étoiles éternisaient leurs splendeurs aux balcons des faubourgs de l’univers.
Tout y était. Tous s’y prêtaient. Observée depuis le 23 juillet 1995 et pas avant, la nouvelle comète a un nom, Hale-Bopp, qui ressemble par sa consonance à celui de la première, Halley. J’étais dans la confusion avec quelques autres pour distinguer ces astres jumeaux. A l’époque, somme toute récente, du passage des comètes, on ne vérifiait pas encore sur le champ toutes les informations dans la paume de la main qui depuis lors s’est numérisée.
Le souvenir des brumes de l’esprit persiste en nous. Leurs rares dissipations aussi. La ville se mit à parler de la comète fin 1996 : autre période de deuil personnel profond avec lequel j’avais aussi et déjà rendez-vous. Une disparition venue de loin sans certitude de retour. Pour le moins. Je préfère y penser. Tout s’embrouille dans les ciels noirs de ma mémoire. On riait des craintes sans craindre le rire. C’est notre société disséminée qui veut ça ou le subit. Il fallait la voir Hale-Bopp.
Des amis l’avaient signalée à mon attention et un autre interlocuteur obsédé, avisé et envoûté, bien que très rationnel, m’en avait beaucoup parlé. Il m’a offert ou vendu, je ne sais plus, une photographie qu’il avait prise de la comète depuis une clairière du Jura français. Un passage au-dessus des cimes. Une jeune femme y vit un présage affectif dans lequel elle ne songea pas à m’impliquer. Je n’ai pas insisté. Chacun avait son mot à dire sans s’appesantir ni même admettre quelque volonté de comprendre, de saisir, de parler. Indifférence ou incompréhension. Si haute entre les astres, si rare, émanant elle aussi d’un infini peu rassurant – il n’en existe pas d’autre – la comète fut une star, fuyante, en partance vers on ne sait quel l’oubli.
Je voulais la voir. La rencontrer, lui parler. La prendre à témoin. En faire un événement. Il y a Vénus en été et la Voie lactée, depuis l’enfance. Comme un cri du ciel, un silence dans les faux azurs. Le premier pas vers l’infini. Une étape à franchir. Je la regardais à peine Hale-Bopp, discrète le matin. Confondant événement dans la ville avec événement dans le ciel, dossiers à lire, plaidoirie à préparer, causes à défendre, carrière à mener.
Elle passa, derrière la montagne, lentement; furtivité de la lenteur. Le passage de la comète et celui de la vie, nous n’avons pas fait la différence. Nous étions au cirque, le programme en main. Elle ne mange pas de pain la comète. Elle ne dit rien. Ne donne pas l’heure, ou très rarement, ne rend pas l’argent, ne prend aucun engagement, ne tranche pas. Elle se confine dans son trajet, avance dans le temps qui n’existe pas plus que l’espace, selon certains; et les télescopes observent la courbe de ses reins. Tout se mêle n’est-ce pas ? Etais-je ou non au rendez-vous de la comète? On cherche à cristalliser les instants absolus et le froid nous fait reprendre la voiture et rentrer. L’essentiel passe les vitesses et ma main ne retient rien. Je voulais écrire combien ces instants m’ont échappé et ce faisant je réalise que, fuyants, ils existent en moi plus que je n’ai su l’admettre. Les rendez-vous manqués ne sont pas autant d’égarements. Le passage dans les cieux d’on ne sait quel objet ne dit rien de la réalité des retours ni même de la fuite de l’infiniment complexe dans les pensées de Pascal, les miennes et les vôtres.
Tu n’étais pas au rendez-vous et la comète se souviendra de tout. Devrait-elle oublier, perdue dans son ellipse, matière sans pensée que d’autres réalités l’intégreront auxquelles – rien n’est absolument défini ni résolu – peut-être, nous participerons. C’est ce que j’ai osé me dire appuyé contre la voiture dans le froid et je n’hésite plus à l’écrire dans la sérénité et le même effroi que celui exprimé par l’auteur des Pensées devant l’infini des cieux. Il a écrit infini. Je dis infini des cieux, par amitié et par présomption. Au prochain passage de Hale-Bopp, vers 4385, je ne me prendrai peut-être plus pour un philosophe mais resterai dans l’attente, tout à fait inconsciente, de mieux saisir et de mieux comprendre – sans certitude absolue, il faut bien le concéder – la réalité et la valeur de nos prochains rendez-vous.
L’ombre qui se perd
Alain Tanner au ciné-club. Hier, « Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000 ». Hésitation, comme souvent. Je n’y vais pas. Le film est sur internet. Je regarde des extraits. Alain Tanner a été l’une des voix off de mon adolescence. J’ai suivi son parcours dans la presse et à la télévision. Je ne savais pas grand-chose de lui jusqu’au visionnement tout à l’heure d’un documentaire qui lui a été consacré en 2012 et qui m’a permis de le connaître et de comprendre mieux, à l’écouter évoquer sa carrière, le peu que je percevais de lui derrière sa persistance, sa décontraction et sa moustache. « Dans la ville blanche », je l’ai vu à sa sortie en 1983. J’avais totalement marché dans la combine, le décrochement. Je le voyais comme un décrochement à venir. L’un des dialogues artistiques les plus réussi entre réalité et irréalité ou rêve, intériorisation de la réalité rêvée. La lenteur saisie sans être magnifiée. J’avais dû reprendre mes esprits comme rarement en sortant du cinéma. Je dois avoir vu d’autres films de lui, mais je n’en suis pas sûr. Le « Milieu du monde » peut-être et les « Années lumières aussi ». Ses titres, ses images, ce que l’on disait de ses films m’ont de tout temps accompagné. Je suis du même pays que lui – que je perçois différemment – de la génération suivante. Je regarde des extraits avec plaisir. Mais je ne reconnais rien ou pas grand-chose de la vie hors cinéma dans ce cinéma suisse. Ce qui se passe, ce qui est dit. Rien pour accrocher, rien pour décrocher. Ses plans, oui, j’aime ses plans. Deux cents par films, dit-il alors qu’un polar américains en comprend quatre mille. Alain Tanner, c’était une richesse promise, une vision du monde et c’est un passager à l’avant du train qui regarde la vie qui défile d’une façon différente que mon expérience individuelle et sociale ne me permet de le saisir.
Décrire ces différences (Viala, Tanner), en quoi la réalité est riche, à quoi se résument nos combats, serait intéressant. L’économique a pris une autre figure au fil des ans, depuis les années septante, les moyens de la critique aussi, que ce soit dans le sens de regarder ou de contester. « L’homme qui a perdu son ombre », l’ai-je vu ou ne l’ai-je pas vu ? Je ne peux le dire et ça m’embarrasse. Les articles lus, les séquences vues, on en a parlé, et j’ai imaginé le film. Tous les films de Tanner. Et celui-là, la moto, le village d’Espagne au bord de la mer, le plan de la rue avec le vent et le sable. Oui, j’ai dû le voir. L’ombre qui se perd, l’ombre de la mémoire.
(Genève le 5 décembre 2015)
Des méduses dans le ciel
Les couleurs de la fête foraine dans la plaine et dans le froid agitent d’anciennes sensations demeurées silencieuses en moi. Les bonbons que je n’ai jamais goûtés, un forain sympathique et prévenant, les lumières en mouvement, des cris et des visages réjouis, un rythme pour le coeur rappelant ses battements et cette lente traversée s’achève trop rapidement. Il y avait des armes posées là, pour le jeu et l’exercice, de troubles réminiscences aussi. Mais il ne reste rien de mes tristesses. Le sentiment qui prime dans cette animation est un doux feu de joie, sans substance à consumer et sans raison autre que brûler du plaisir adouci d’être là. Le temps de revenir – par phénomène de transition – à l’espoir tel qu’il se manifeste, comme un réflexe vital, et je suis déjà dehors, dans une autre rue. J’ai traversé cette fête chaque année, finissante ou recommencée. En me retournant, j’y vois une involontaire tradition personnelle, un rituel vécu par passivité. J’y retrouve mes pas, ma tristesse enfouie et mes étonnements.
Regarde une fête sans cesse revenue. Il y a là tout de la vie. Des montées vers le ciel, une puissance en soi à négocier avec les marchants dégrisés. Des possibles à acquérir, des tours à refaire, des coudes pour se protéger, une enfance qui va et vient et l’âge adulte qui ne retient plus les vieilles folies ni les enthousiasmes fabriqués, ma force narcissique qui s’était emballée, et l’amour musical d’une rock star isolée et fantasmée. Les plaines m’ont assagi, leurs infinitudes m’ont meurtri.
Ça tourne en effet beaucoup et j’ai tant dépensé mes sous d’adolescence dans ces stands bigarrés. Un vrai sourire et une nouvelle sensation, un éternuement pour attirer l’attention. Qui voulait quoi dans la fête, les marchants reviennent sans me voir. C’est à toi d’aller au-devant d’eux. J’ai perdu ton regard et creusé nos solitudes. Les rêves étaient assis sur un trottoir agacés et frileux. La vie vaut une friandise tant et aussi longtemps qu’on fera semblant de te l’offrir. J’ai compris cela sans prendre la peine d’y penser. Il y avait une grue par-dessus les toits et j’essayais de lire Spinoza. L’un des frémissements était dû au froid, très épais cet hiver-là. J’ai un chiffre en tête mais ça ne reviendra pas. Quelques pas ont suffi pour repenser à ces autres froidures, aux risques qu’elles provoquaient et à leur ténacité. J’ai pris cette peine, je les ai surmontées et m’y suis réchauffé. Je ne m’y trompe pas c’était un sentiment léger plutôt vivant, plus joyeux que sombre, une réjouissance dont on s’acquitte sur le moment. La fête était aussi réelle qu’artificielle. La facticité n’empêche pas le passage du temps ni la joie docile du passant. Les lumières sont ici en constant développement, je vois des méduses dans le ciel. Ma raison n’y est pour rien. Elles sont là, bien réelles, à la recherche de quelques affinités commerciales. Je n’aurais pas cru m’y habituer, les accepter, les esquiver. Aurais-je par je ne sais quel animisme développé dans cette artificialité une façon toute particulière de traverser mes plaines ?
(Genève, les 30 et 31 décembre 2015 – après avoir traversé la fête foraine de Plainpalais puis m’être baladé en ville (Méduses dans le ciel))
Ecoute et visionnements
Des noms, Bella Bartok, Michel Tounier, Georges Simenon. Souvent entendus ou lus. Les noms, pas les œuvres. Tant d’hommes fameux dans la foule, d’hommes et de femmes faisant la foule et s’en distinguant dès qu’elle, la foule, les reconnaît, les célèbre et ainsi les rend fameux. Je suis dans la foule, j’entends les noms, j’avance et affine mon attention. Ce concerto complexe qu’un ami m’a proposé d’écouter trois fois en un mois aux hasards du calendrier. Hier, au Victoria Hall, seul dans une foule musicale, silencieusement enthousiastes, la foule et moi, ce concerto indéchiffrable me vint au cœur. En 1943, Bartok était malade et en exil, vivant pour deux ans encore, dans la violence du monde. Il était à New-York et l’on comprend mal qu’il ait pu laisser, dans ces circonstances neutralisantes et terminales, cette œuvre si intelligente qui fait chanter tous les chœurs de l’orchestre, sans cœur, c’est un concerto. On regarde, on écoute, dans la transécularité des mondes. Bella Bartok est au-delà de son existence plus que le souvenir de son nom et de sa personne. Je n’irai pas vérifier d’avantage les causes de ce qui devait être sa souffrance intime ou publique, sa part de guerre et d’exil, son lot de solitude. Ecoute et ravissements. Il y aura plus de trois occasions, peut-être. Ecoute et visionnements. Ainsi la semaine passait. Dans la salle et sur l’écran. Michel Tournier. Très présent dans mes magazines, ne l’est pas ou pas encore et peut-être jamais ne le sera dans ma bibliothèque. Son entretien avec Bernard Pivot. En 2005, il avait quatre-vingts ans, esseulé dans son presbytère. Il parle de son échec à l’agrégation de philosophie. Il était philosophe et voulait le devenir officiellement. On lui a posé une question sur la « vie intérieure ».
Il n’a pas compris. Pas voulu. La philosophie, c’est Platon et tous les noms qui suivent, mais ce n’est pas la vie intérieure. En 2005, il disait encore cela. Que dire de la vie intérieure ? La reconnaître, la définir, en faire autre chose qu’un gouffre ou un mystère. Je repasse fantasmatiquement mon agrégation et réponds à cette question. Les mots me viennent, vivants, intérieurement. La vie intérieure est une réalité profonde , pouvant être sondée, pleine, notamment de significations. Sur la fin, de sa vie Michel Tournier a écrit son journal extime. Vers l’extérieur exclusivement. Lors de cet entretien de 2005, il a confessé un échec absolu en amour, avec la femme, sans la femme, sans elle. Sans réserve. Recalé, rejeté et refusant la vie intérieure, il fut aimé par beaucoup en tant qu’écrivain. Ces moments de visionnement. L’écran m’a proposé des entretiens de Simenon. L’un des meilleurs nous dit-on. Je ne connais son commissaire que de l’écran. Mais lui aussi, fut de tous mes magazines, de tout temps. Ses lunettes, son chapeau, ses maisons, sa réussite, sa vie en Suisse, sa fille, l’arbre, le jardin, la mort. Le lecteur de revues d’ici a vécu cela en léger différé, hebdomadaire. Ses très nombreuses femmes, aussi, par milliers, « disent-ils, Monsieur le commissaire », par milliers. Les actes sexuels nécessaires. Sur lé’cran numérique en 2016, les solitudes creusées dans le vif, différentes et différées, de Simenon et de Tournier. L’implacable cruauté des sorts dans l’avenir réservés et dans le passé archivés. La foule pressée de ne pas en finir. Je ne sais rien, j’écoute et je regarde. Comme ma voisine dans le bus. J’ai rencontré trois inconnus seuls et célèbres, Bartok, Tounier et Simenon qui ont capté mon attention puis m’ont quitté sans que je puisse dire ou savoir qui je reverrai ni même ce que laissent véritablement ces songeries et ces instants, sans oeuvre, ni désoeuvrement.
(Genève, le 23 janvier 2016)
Attentif à quoi?
La chanson paraissait rassurante avec une force intérieure qu’elle transmettait. C’était en 1997. La voix, la lente supplique, des cordes tranquilles et ma trentaine saisie au vol, « The Verve », une histoire de drogue, je le comprends ce soir en la réécoutant plusieurs fois.
Le plaisir est toujours là, le groupe s’est fatigué et disloqué. Les paroles traînent aux abords d’un monde achevé. Ces « discussions sur le fait de vieillir » semblent avoir lassé le chanteur qui a pris de l’âge. D’autres reprennent la chanson sur les ondes, avec une fatigue musicale voisine de l’extase et du « paradis » qui appelle ou qui attire. Les silhouettes se sont tues. Elles n’ont jamais beaucoup parlé. Quelque chose ne s’est pas passé et je ne tiens pas à savoir quoi. Leur langueur était la mienne. Saisir au vol les sons de l’amour. Il espère qu’elle pense à lui, allongée sur le côté. Ils ont manqué de vivre ce à quoi nous avons échappé. « The drugs don’t work ». Je n’étais pas attentif. L’avenir s’approchait. Il fallait éviter les faux ciels et les difficultés de groupe. Nous sommes en 2016. Les soirées se sont défilées, une à une. Je ne regardais plus. Là, j’écoute et ça ne revient pas. Le sentiment. Le frémissement. Un son de guitare comme parure sentimentale. Je me suis extrait d’un univers prometteur et reprend mes balades sédentaires et banales. Je suis une chauve-souris avec un destin d’homme et c’est bien ainsi, pour le vol, les sons, les dépassements de tout et la réalité des vivants désamours. Ce n’était qu’une main tombant sur la guitare et répétant le geste, des accords coutumiers et la désespérance ascensionnelle du chanteur, qui ne s’en est pas très bien remis. Nous non plus, année, après année, les chiffrant les comptant, comme dans ces discussions.
Reste la mélodie, la voix et le violoncelle. Présences enfuies. Tous ces soirs au pub, pensées vides et musicalité anglaise. Il s’adressait à son amour et je l’écoutais. Le studio est vide. La chanson repasse. Attentif à quoi ?
Les plaisirs de l’écoute répétitive, celle de 1997, puis toutes celles qui ont suivi. Le morceau gravé, sur platine, dans le marbre numérique des vidéastes. La surprise de la promesse et la promesse de l’évanescence. Une autre voix que la tienne, des échanges publics de sensations. Ce qui devait se présenter et ce qui t’aura échappé. Le marbre aussi. Tu les aimais bien ces quelques notes. Elles te rassuraient, te revigoraient même. Tu les aimais bien et tu n’en savais pas tout. Elle tombaient sur le devant de toi, l’une des portes de ta vie. Avec un intérieur, ni sombre ni luminescent. Ces années avant le nouveau siècle ont eu leur taux de dépravation, pour elle, pour lui. Tu n’en ressens plus toute la vitalité. Saisir au vol. Ce ne fut qu’une sensation de bien-être dont tu n’attendais pas tout. L’heure existentielle n’est jamais à la vérification.
(19 et 20 février 2016)
Week-end avec blessure
L’incendie fait rage à Fort-Murray. Images de la dévastation. D’autres incendies plus proches en ville. Savoir que faire, et faire parfois revient à dire. Retrouver une certaine tranquillité. Les boulevards prennent le soleil, la lumière s’invite blanche à l’intérieur, le bruit ne se refuse rien. Tout ce que l’on porte, tout ce à quoi l’on est confronté. Au Canada, le pays est brûlé et les gens sont avachis de désarroi devant leurs 4×4 qui les a emmenés là où ils pleurent dans une cendre d’après-guerre. Au loin les désastres fulminent dans la glace. L’aube tient ses promesses de feu. Chez soi c’est autrement clair et tout aussi sombre, la nuit quand on songe aux sorts qui nous tiennent. Il y a toujours un dossier qui blesse un autre qui aura mal évolué. Il faut affiner sa pensée, refaire le parcours, ne pas partir à l’aventure, se permettre un vrai raisonnement, précis, incisif, que seul autorise, on nous l’a dit souvent, un puissant ressassement. Le superficiel ombrageux a gagné de l’espace. L’essentiel est d’y trouver sa place et d’être heureux. Le marchand de journaux me dit que le mensuel consacré au le bouddhisme a vite été épuisé. Il n’en a plus à vendre. Il s’interroge.
Ça ne se voit pas dans le silence de tous ces regards mais il s’y passe quelque chose. Les feux, les sourires lumineux en politique et les souvenirs immédiats des décapitations en cours. Nous vivons un temps précaire et le ciel ne rassure plus beaucoup. Ce, mot basculement, qui remporte la palme dans certains salons n’est pas dénué de sens dans une vie. Ce qui était à venir et qui ne l’est plus, le champ de la vision toute intérieure de son possible, la restriction et la diffraction, puis le sentiment d’une existence pleine.
(Genève, le 8 mai 2016)
Suite et fin de la comète
Je me relis. Si je suis honnête avec le ciel, ce n’est pas tout à fait ainsi que j’ai l’ai regardée passée, Hale-Bopp. Ma version pascalienne est un peu reconstruite. En matière d’éternité, il ne faut pas tirer de plans sur la comète. J’ai assisté à ce passage les pieds au plancher, voiture à l’arrêt, nu dans mon esprit, le plancher de l’avenir immédiat qui est notre présent décomposé. Une lueur inhabituelle dans ce ciel d’hiver, une griffure dans ma mémoire, j’étais le passant et ne savais que faire comme un chiot avec ses ballons de ce spectacle peut-être sans signification.
Blaise Pascal ne me relira pas. L’une de ses voisines peut-être. C’est mieux ainsi. J’étais à ma place, dans ma trajectoire. Elle s’en est allé, je suis resté. J’y suis toujours, dans l’immobilité des “choses de la vie”, expression phare et vide – il faudrait refaire une prise vingt ans après, mais la comète n’est plus là – dans ma nudité spirituelle, que je couvre d’un habit de fantaisie pour m’aller soliloquer en regardant le sol, en regardant le ciel faire des multiplications jusqu’à l’infini ou considéré comme tel. C’est bien ça: considération.
Commentaires (1)
Starben Case
27.07.2022
Cher André, j'ai relu Translucidités avec attention. Les événements et les personnages que tu évoques me sont familiers et je te remercie de leur prêter ta plume pour prolonger leur vie trop vite oubliée. Chapeau
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