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© 2022-2024 Hervé Mosquit

La vie de ma tante Montse, surnommée tante Hâtive, n' a pas été un long fleuve tranquille. Pourtant, alors qu'elle aurait pu se laisser choir dans la dépression et la sinistrose, Montse a chaque fois pu rebondir et retrouver sens à la vie. Mais ceci n'aurait pas été possible sans ses bonnes étoiles.
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Tante Hâtive et ses bonnes étoiles.

 

 

S’il est une personne dont le parcours n’est pas banal, c’est bien ma tante Montse.

La divination et les tarots ne sont pas ma tasse de thé ni mon verre de petite Arvine. Cependant, je dois reconnaitre que si ma tante Montse s’était fait tirer les cartes, à coup sûr, elle aurait hérité de l’étoile.

 

C’est ma sœur Mélanie, notre aînée, grande amatrice de jeux de mots et de calembours, qui décréta un jour, du haut de ses 12 ans que désormais, tante Montse s’appellerait tante « Hâtive » en raison de son hyperactivité qu’elle reconnaissait et dont elle tirait même une certaine fierté. Nous adorions Montse, notre tante Hâtive, qui, lors de ses visites à la maison, nous racontait toujours de passionnantes histoires avant de dormir. En prenant de l’âge, le stock de contes touchant à sa fin, nous l’avons peu à peu poussée à nous raconter sa vie et les virages inattendus imprimés à son destin.

 

Montse est l’abréviation de Montserrat. Montserrat n’est pas qu’un prénom. C’est d’abord un site célèbre en Catalogne en raison du culte voué à la vierge qui serait apparue en ces lieux à des bergers vers la fin du premier millénaire. Depuis, les hommes y ont érigé une basilique et un couvent. C’est, par ailleurs, un lieu très apprécié par les curieux, les randonneurs et les grimpeurs qui y débarquent quotidiennement en voiture, en train à crémaillère ou en téléphérique.

 

Si je me permets cette petite promotion touristique, c’est pour mieux vous parler de notre « tante Hâtive ».Elle semblait montée sur ressorts comme disait mon père. Elle avait toujours l’air pressée. Par exemple, aux repas de famille, elle débarrassait la table à peine la dernière bouchée enfournée par le plus lent des convives, guettant le lambin avec une impatience qu’elle peinait à dissimuler. Féministe, humaniste, écologiste, elle courait de réunions en manifestations

 

Née en 1948 à Capellades, une petite ville à une cinquantaine de kilomètres de Barcelone, elle avait grandi dans une famille aimante et ouverte. Elle vécut une scolarité obligatoire sans histoire. Elève brillante, elle n’avait cependant pas la langue dans la poche et se moquait des notables franquistes locaux mais prenant garde à ne le faire qu’avec ses amis. Son père, un ancien infirmier au sein des milices libertaires catalanes, avait fait 8 ans de camp de concentration et de travail forcé après la guerre civile. Elle avait compris qu’en public et à l’école, il valait mieux ronger son frein et se faire discrète plutôt que d’attirer des ennuis à ses parents que les autorités avaient à l’œil.

 

Son « bachillerato », son bac, passé, elle s’en alla étudier la biologie et la littérature espagnole à Barcelone. Elle trouva une colocation avec deux amies, dans un appartement vétuste, situé dans ce que les barcelonais appellaient le « barrio chino », le quartier chinois, à gauche des ramblas quand on les remonte vers la place Catalogne.

 

Le quartier était, à l’époque, peuplé d’immigrés du sud de l’Espagne ou d’ailleurs, de familles pauvres de la région, de femmes de marins et de prostituées. Montse y passait beaucoup de temps à étudier mais sortait aussi beaucoup, par exemple aux concerts de chanteurs catalans dont les chansons égratignaient le pouvoir sans toutefois être assez explicites pour donner lieu à des interdictions ou des arrestations.

 

Notre tante Montse s’engagea dans des mouvements clandestins d’étudiants contre la dictature et participa aux manifestations qui suivirent l’exécution de Salvador Puig i Antig qui eut lieu le 2 mars 1974. Ce jeune militant qui avait opté pour la lutte armée contre la dictature, fut le dernier condamné à mort à être exécuté par « le garrot vil, « el garrote vil ». C’était une méthode de mise à mort cruelle que l’Espagne avait utilisé depuis des siècles et qui consistait à étrangler le condamné, assis sur un siège pourvu d’un lien métallique pour le cou que l’on serrait à l’aide d’une vis qui elle, s’enfonçait dans la nuque du condamné. Les humains n’ont malheureusement jamais manqué d’imagination pour faire souffrir leurs semblables et le garrot vil en est l’une des tristes illustrations.

 

Bien évidemment, cet assassinat donna lieu tout le printemps et jusqu’à l’été à plusieurs manifestations sévèrement réprimés par « los grises » (les gris, la police) et la guardia civil. C’est au cours d’une de ces manifestations que se joua la première partie du destin de Montse et qu’elle rencontra sa première bonne étoile.

 

Un jour de fin juin 1974, alors qu’elle courait avec d’autres manifestants, poursuivie par une charge de police dans une petite rue du « quartier gothique » (qui lui, se situe à droite des Ramblas quand on les remonte), elle se prit les pieds dans un pavé et s’étala de tout son long. Elle se retourna et vit la masse des policiers, matraques levées, qui se rapprochait. Au moment où elle se relevait, un jeune inconnu lui tendit la main, l’empoigna et la tira à l’abri derrière la porte d’entrée d’un immeuble. Le garçon verrouilla la porte et tous deux entendirent peu après la cavalcade de la police, juste devant, dans la ruelle.

 

Elle se tourna alors vers le jeune homme et le remercia en catalan. Ce dernier eut un moment d’hésitation et répondit.

 

–       No parlo molt bé el català. Només una mica. Parleu poc a poc, si us plau. ( je ne parle pas bien le catalan. Seulement un peu, parle lentement s’il te plaît).

 

–       A ton accent, tu dois être français, lui répondit-elle en espagnol. Si tu parles mieux le castillan que le catalan, on pourrait donc continuer en espagnol.

 

Le jeune homme acquiesca et continua dans un espagnol un poil laborieux mais qu’il maîtrisait assez bien le reconnut-elle. Il précisa qu’il était suisse francophone et non français et qu’il était là depuis deux semaines pour observer les oiseaux migrateurs dans le delta de l’Ebre, dans le cadre de ses études de biologie à l’université de Lausanne en Suisse. Montse était une jolie jeune femme, svelte, de taille moyenne, avec des seins haut placés, des hanches à peine arrondies et un joli petit postérieur. Ses cheveux châtains coupés mi-longs encadraient un visage ovale d’où émergeaient surtout deux grands yeux noirs étonnés et un sourire irrésistible : à damner un saint aurait dit mon oncle Pierre.

 

Mais mon oncle Pierre n’était pas un saint, loin de là. A l’instant présent, il ne demandait rien de mieux que se damner pour cette jeune femme en quelque sorte tombée du ciel.

 

Hormis les zones naturelles liées à ses études, Pierre avait toujours voué un intérêt particulier à l’Espagne. Il admirait sa culture : ses écrivains, ses peintres, son architecture, ses poètes, l’histoire ancienne de ce pays mais surtout celle, plus récente, de la république démantelée par les franquistes.

 

Les dernières exécutions avaient précédé de peu son départ pour l’Espagne. Avant de prendre la route pour ce pays, il avait, avec quelques camarades, couvert des murs et des ponts de Suisse romande de graffitis libellés simplement « Franco assassin, le peuple vaincra ». Par chance, ils ne s’étaient pas fait prendre. En Suisse le dommage à la propriété et le maintien de la propreté passent avant la dénonciation des crimes des dictatures. L’amende aurait pu être salée mais par bonheur, il n’en fut rien.

 

Là, dans le corridor d’entrée d’un immeuble vétuste, à quelques jets de pierres de la Sagrada familia, Montse et Pierre se chuchotèrent leur vie. Quand les rumeurs de la manifestation ne se firent plus entendre ils se risquèrent à l’extérieur. Pierre prit Montse par la main et l’entraina par les ruelles jusqu’à son immeuble. Quelques minutes plus tard, ils s’installaient dans la chambre d’étudiant de Pierre. Ils firent l’amour la première fois avec toute la fougue, la passion et la maladresse des débutants qu’ils étaient. Sachant que ses parents prenaient des nouvelles tous les soirs, Montse les appela pour les rassurer. Ces derniers l’informèrent que la police était passée chez eux, à Capellades, qu’elle était recherchée pour appartenance à un mouvement interdit et qu’elle ferait mieux de se faire oublier un moment.

 

Pierre ne perdit pas de temps. Il appela un de ses professeurs, avec lequel il s’était lié d’amitié. C’était un biologiste écossais, Jim Mackay, établi en Espagne depuis quelques années, Pierre lui demanda conseil sur la meilleure manière de quitter le pays sans un contrôle, trop risqué pour Montse. Jim leur proposa immédiatement de les amener jusqu’à El Port de la Selva, un village relativement proche de la France mais pas trop, comme Portbou par exemple, qui serait à coup sûr rempli de douaniers et de gardes civils. Jim y avait un ami, Xavi Ferrer, un pêcheur professionnel qui leur ferait passer la frontière en bateau.

 

Une heure plus tard le couple s’installait dans la 4L. de Jim. Après deux heures de petites routes tortueuses, ils arrivaient chez Xavi. Ce dernier proposa de les emmener dès l’aurore, le lendemain, lors de sa sortie matinale de pêche et de les débarquer en France, entre Port Vendres et Collioure. Pierre proposa de lui payer quelque chose mais il refusa net, arguant qu’aider quelqu’un à échapper aux franquistes était un devoir. Il plaisanta en disant à Pierre qu’en échange, il pourrait lui louer un logement de vacances le jour où l’Espagne se serait enfin débarrassée du dictateur, de son régime pourri et retrouverait, si ce n’est la république mais au moins la démocratie.

 

Comme espéré le trajet se fit sans problème si ce n’est une légère tendance de Pierre au mal de mer qui vomit son petit-déjeûner à peine eurent-ils quitté les eaux territoriales espagnoles,. A 8h ils étaient à Collioure et à 11 heures ils prenaient un train à Perpignan, à destination de la Suisse.

 

Ils s’établirent en Valais, à Martigny et se marièrent six mois plus tard. C’est ainsi que tia Montse entra dans notre famille. Pierre, qui terminait ses études, trouva un poste de professeur de sciences au collège de St-Maurice. Montse termina sa formation à l’université de Lausanne puis obtint également un poste au collège des Creusets à Sion, dans la même matière que son mari mais en y ajoutant les cours à option d’espagnol.

 

Mon père était le frère aîné de Pierre. Il avait une grande affection pour son cadet et fut très affecté quand ce dernier, à peine deux ans après son retour en Suisse, fut fauché et tué par un chauffard sur un passage piétons.

 

Montse, elle, en fut inconsolable : elle perdit ce jour-là l’amour de sa vie, son compagnon, la bonne étoile qui avait changé son destin.

 

Le chauffard était un notable, actif dans l’immobilier et propriétaire d’une cave renommée. L’excès de vitesse ne laissait aucun doute sur sa responsabilité. Pour pouvoir faire son deuil, Montse avait besoin que cet homme fût condamné. Il le fut mais à quelques dizaines de jours-amendes et un retrait de permis de 4 mois. Montse se porta partie civile, non pour obtenir un quelconque dédommagement, car rien ne pourrait la dédommager de la perte de l’homme de sa vie. Non, tout ce qu’elle voulait était que ce monsieur ne conduise plus jamais.

 

Le juge lui affirma avec condescendance qu’il ne pouvait entrer en matière sur une telle demande. Le chauffard présenta à contre-coeur et du bout des lèvres des excuses pathétiques. Il enchaîna en affirmant que les piétons, les piétonnes surtout, devaient être plus attentives et regarder le trafic au lieu de pérorer. Il ajouta de longues explications sur l’impossibilité pour un homme dans sa position de renoncer à conduire, déjà que les quatre mois requis lui poseraient de gros problèmes.

 

Montse écouta en silence puis se leva et se positionna en face du bonhomme, le regarda droit dans les yeux et lui fit une longue tirade, d’une voix forte et dans un français à peine mâtiné de son accent ibérique mais pas forcément composé de ce que ses collègues enseignants de français appelaient un langage soutenu.

 

–       Je vais d’abord te citer 2 petits dictons : « vitesse de fou, cerveau à trous, zizi tout mou » et « conduite sportive, cervelle d’endive, quéquette passive ». Tu veux continuer à conduire ? Que grand bien t’en fasse ! Par contre, à chaque fois que tu voudras baiser, tu te rappelleras que tu as tué l’amour de ma vie. Et mon Pierre reviendra de là où il est pour te ramollir la zigounette. Et ça, tu ne l’oublieras jamais, tu m’entends, jamais !

 

Il faut croire que la force de conviction de ma tante fut suffisamment efficace puisque l’on apprit, quelques mois plus tard, que l’épouse du chauffard l’avait quitté pour un ouvrier portugais. A tout hasard et en désespoir de cause, l’année suivante, il vendit sa voiture et renonça à conduire. Qu’advint-il alors de sa libido ? Montse ne le sut jamais.

 

En sortant du tribunal, Montse pleurait à chaudes larmes. Une jeune femme noire, aux traits caractéristiques de la Corne de l’Afrique, l’aborda.

 

–       Tu pleures madame ? je peux t’aider ?

 

–       Non, vous ne pouvez rien ! J’ai perdu mon mari, j’ai tout perdu !

 

–       On ne perd jamais madame, on gagne ou on apprend, même quand ça fait mal.

Sans dire un mot, la jeune femme prit Montse dans ses bras et la laissa pleurer.

Plus tard, Montse apprit que Lydia avait, elle aussi, perdu son mari tué en Lybie pendant leur fuite, alors qu’il tentait de protéger deux autres jeunes filles réfugiées qui les accompagnait depuis le Soudan. Lydia n’avait dû son salut qu’à la présence de son fils de deux ans et à son statut de mère qui avait par miracle donné un semblant de scrupules aux assassins de son mari.

 

Par la suite, le garçon s’était malheureusement noyé au large de la Lybie, bousculé par d’autres passagers peu avant leur sauvetage par le bateau « Ocean Viking ». Dévastée, désespérée elle avait quand même pu, une fois arrivée en Suisse, terminer ses études d’infirmières commencées en Erythrée. Elle avait obtenu son permis de réfugiée et ajouté à sa formation une spécialisation en pédiatrie. A côté de son travail à l’hôpital de Sion, elle était active comme bénévole dans une association d’aide aux requérants d’asile, oeuvrant parfois comme traductrice, parfois comme infirmière en conseillant les familles en matière d’hygiène et de soins aux nourrissons, L’association était aussi active dans la recherche de logement, d’emplois ou d’aides aux devoirs.

 

Pour Montse, cette rencontre fut salvatrice. Elle ne pouvait qu’admirer la résilience, la générosité et la joie de vivre qui émanaient de cette femme. Après Pierre, Lydia fut sa deuxième bonne étoile. Elles devinrent très proches, au point que Montse quitta Martigny pour Sion, emménagea avec Lydia et consacra presque tout son temps libre à la même association que son amie. Elle parvint peu à peu à atténuer la douleur de son deuil par un engagement altruiste qui parfois confinait à la frénésie, mais donnait sens à sa vie.

 

Un an plus tard. Lydia se mariait avec un médecin bernois qu’elle suivit dans la ville fédérale. Les deux amies restèrent très proches, s’appelant régulièrement. Quant à Montse, on ne sut jamais rien de sa vie sentimentale après Pierre. La seule certitude est qu’elle ne voulut jamais remplacer son mari et s’engager dans une relation amoureuse à long terme. Son travail d’enseignante, ses engagements humanitaires, sa famille et ses amis lui suffisaient. Jusqu’à sa retraite et au-delà, Montse garda le même rythme de vie trépidant.

 

Elle conserva néanmoins les habitudes prises avec Pierre dès leur arrivée en Suisse : deux fois par semaine, elle passait la soirée chez Raphael et Romaine, nos parents. Au début, seule notre aînée Mélanie avait profité de tous les câlins et des attentions de Montse et de Pierre. Notre arrivée plus tardive en ce bas monde, nous empêcha de connaître notre oncle. Par contre, Montse, notre tante « hâtive », marqua notre enfance. Son histoire me fit comprendre qu’il suffisait parfois d’une bonne étoile pour changer un destin, redessiner une vie.

 

Carte tirée: L’Etoile

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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